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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 19 octobre 2023

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 21 octobre 2023

         

À la suite de la séance du 20 septembre qui était consacrée à Harry Wu/ Wu Hongda (吴弘达) en introduction à la littérature du laogai, le programme de cette séance comportait deux des romans autobiographiques de Zhang Xianliang (张贤亮) :

- La moitié de l’homme c’est la femme (《男人的一半是女人》), trad. Yang Yuanliang avec la collaboration de Michelle Loi, Belfond, 1987/2004, 300 p.

- La mort est une habitude (《习惯死亡》), trad. An Mingshan et Michelle Loi, avant-propos de Michelle Loi, Belfond, 1994/2004, 288 p.

Romans auxquels il était suggéré d’ajouter (suggéré car plus difficile à trouver) le zhongpian (ou novella) de 1984 qui peut être considéré comme le volet introductif d’une trilogie formée avec les deux romans écrits par la suite :

- Mimosa (《绿化树》), coll. Panda 1986/1995, rééd. Favre/Interforum 1987).

 

 

La moitié de l’homme c’est la femme,
édition chinoise, juillet 2000 (association des écrivains)

 

 

Le temps de compter les présents et regretter les absents, la séance a débuté par l’avis de la première volontaire.

 

o    Lingling a commencé par lire « La moitié de l’homme c’est la femme » mais n’a pas accroché et l’a abandonné sans le terminer. Elle a préféré « La mort est une habitude », mais avec des réserves, et des questions.

 

Elle a apprécié le style en courant de conscience jouant avec les pronoms, mêlant passé et présent, avec des contrastes à chaque instant entre le présent de l’écrivain et les souvenirs du camp, le tout lié à ses relations avec les femmes. Mais elle s’est demandé comment comprendre ces relations, essentiellement sexuelles : comme une libération ? ou comme une fuite pour se préserver du passé ? Car il doit toujours lutter contre l’omniprésence de la mort, et du désir de mort, comme hérité de ce passé.

 

Elle s’est aussi demandé à quoi tenait ses sentiments envers son pays en opposition aux pays étrangers où il lui arrive de voyager ou séjourner : nostalgie du pays natal ? ou une sorte de ressentiment envers les étrangers (vous n’avez pas vécu ce que nous, nous avons vécu) ? En même temps elle a apprécié le ton ironique de certains passages, par exemple quand il compare les livres très sérieux d’un ami sinologue aux illustrations de Playboy.

 

 

La mort est une habitude, même éditeur, avril 2009

 

 

Dans l’ensemble, elle a trouvé l’auteur comme égaré, perdu dans sa vie. Mais elle a été agacée par son regard masculin/misogyne, un regard très traditionnel, un peu déplacé aujourd’hui, sur la société et les relations hommes/femmes : les femmes sont là pour le plaisir, sans plus. Elle n’a donc pas gardé un souvenir agréable de cette lecture.

 

o    MRC a, lui, un regard bien masculin sur Zhang Xianliang et s’en excuse presque dès l’abord. Il reconnaît aussi avoir bloqué sur « La mort est une habitude » car il n’aime pas l’écriture en flux de conscience. En revanche il a trouvé beaucoup d’intérêt dans  « La moitié de l’homme c’est la femme », ainsi que dans l’auteur.

 

En fait, il avait entendu parler de Zhang Xianliang en 2009, alors qu’il était encore en Chine. Une amie lui avait parlé de lui comme d’un héros qui avait passé 22 ans de sa vie en camp de laogai, et qui était resté vierge jusqu’à la quarantaine. En fait, à sa mort, en 2014, le portail sina lui a rendu hommage en le présentant comme le premier écrivain chinois (du Continent) à avoir, dans les années 1990, brisé le tabou des sujets sexuels. Il parlait ouvertement de ses liaisons, et de sa vingtaine de liaisons.

 

Pour en revenir à son roman, MRC y voit un mélange de réalisme et de surréalisme, réalisme par exemple dans les descriptions de paysages, surréalisme lorsque, frappé d’impuissance, il parle à son cheval, ou lorsque, constatant que sa femme l’a trompé, il dialogue avec les fantômes de grands personnages et écrivains du passé, dont Karl Marx. 

 

Il a beaucoup aimé la façon dont est agencé le récit, chaque relation amoureuse étant mise en rapport avec la situation politique, en alternance et en constante évolution, le destin des personnages étant ainsi lié à celui du pays. Finalement, il a apprécié le roman par une sorte d’empathie avec l’auteur.

 

 

La moitié de l’homme c’est la femme,

traduction française, Belfond, rééd. 2004

 

 

Mais il lui reste un questionnement sur lui : il a vu que, dans les années 1990, réintégré au Parti, il était devenu un homme d’affaires et s’était enrichi. Aurait-il finalement vaincu les spectres du passé ? Et aujourd’hui, il semblerait, selon douban, qu’il soit en passe d’être censuré…

 

[ce qui n’aurait rien d’étonnant]

 

o    Sylvie D., pour sa part, a lu les deux romans, en commençant par « La mort est une habitude » qui l’a désorientée. Elle en retient un sentiment de malaise : personnages mal définis et caractères torturés, comme celui de cette femme qui veut absolument retrouver les os de son ancien amant, quitte à se retrouver avec un sac d’os anonymes. Elle s’est demandé s’il est juste d’appeler ce récit « roman ».

 

Elle a préféré  « La moitié de l’homme c’est la femme » car elle a retrouvé là les caractéristiques d’un « vrai » roman, dans sa construction, l’évolution de l’action. En revanche, elle n’a pas aimé les discussions surréalistes avec les fantômes ; les dialogues avec le cheval lui sont semblé plus compréhensibles.

 

o    Dorothée MS a lu « La moitié de l’homme c’est la femme » avec grand intérêt, et a regretté, l’ayant emprunté cet été en bibliothèque, de ne pouvoir en relire au moins des passages pour se rafraîchir la mémoire avant la séance.

 

Il lui reste donc les souvenirs de ce qu’elle a bien aimé : les descriptions de la nature, de l’immensité du pays, le détachement vis-à-vis de son sort. Elle en a gardé des souvenirs visuels, comme de l’imaginer mangeant accroupi dans sa masure, et le souvenir ému de l’hommage rendu à la femme qui a réussi à lui créer un foyer. Elle a trouvé amusant de le voir dialoguer aussi bien avec Marx qu’avec les héros du « Bord de l’eau ».

 

o    Martine B. a lu « Mimosa » et a beaucoup aimé cette nouvelle qui se passe dans un autre contexte que le camp à proprement parler : le personnage principal, Zhang Yonglin, est « libéré » du camp où il a été envoyé après sa condamnation comme droitier et affecté à une ferme à côté, toujours dans le Gansu – travail toujours obligatoire et contrôlé certes, mais relativement plus libre.

 

Martine  a bien aimé ce portrait de femme qui le recueille et le ramène à la vie, littéralement, dans ce contexte [1], en lui donnant à manger tout en refusant qu’il fasse quoi que ce soit dans la maison : le rôle qu’elle lui assigne et qui lui semble le plus important est de lire. Ironie du sort : le seul livre qu’il possède est de Marx, et il lui sert d’oreiller. Il lit donc Marx tous les soirs et il finit non seulement par y trouver de l’intérêt, mais par comprendre ce texte qui lui avait semblé des plus obscurs jusque-là. Il en ressort une nouvelle vénération du Parti, et le sentiment d’être un mauvais élément, puni à juste titre. 

 

 

La mort est une habitude, traduction française,

même éditeur, rééd. mai 2004

 

 

Le récit est baigné d’un sentiment presque élégiaque de la grandeur du paysage et de  l’atmosphère de l’époque avec les longs voyages à pied, dans ce paysage, justement. Ce qui n’empêche pas les pointes d’humour de temps à autre (l’égalitarisme a ses défauts… pas de kang avant le printemps, saison où justement on n’en a plus besoin… ). Atmosphère d’époque aussi, mais pas seulement, dans la timidité des gestes de tendresse à peine ébauchés.

 

Mimosa reste un personnage très attachant, figure maternelle, avec Zhang Yonglin comme avec sa petite fille, avec un côté ambigu dans ses relations avec les hommes qui viennent lui apporter de la nourriture sans qu’elle semble leur donner rien en échange. Figure du souvenir, sans lendemain : renvoyé en camp pour avoir aidé un détenu à s’enfuir, quand Zhang Yonglin revient à la ferme quelques années plus tard, Yinghua n’y est plus : elle est repartie chez elle.

 

o    Françoise J. a lu « La mort est une habitude » et a d’abord été désarçonnée par l’utilisation récurrente des différents pronoms personnels, mais s’y est habituée, de même qu’aux allers-retours entre les différentes périodes dans le temps et les différents lieux dans l’espace (Chine, France, États-Unis… ).

 

Plutôt qu’un roman, elle y a vu un témoignage sur la vie dans les camps, et sur son histoire familiale. L’histoire des os des morts lui a rappelé « Les âmes mortes » de Wang Bing (王兵), mais aussi « Nostalgie de la lumière », le documentaire du réalisateur chilien Patricio Guzmán filmé dans le désert d’Atacama où se trouvait le camp de Chacabuco du temps de la dictature de Pinochet et où, de même, sont enfouis dans le sable les os des prisonniers morts dans le camp.

 

Elle l’a lu aussi comme un essai sur la Chine, Continent et diaspora, avec une interrogation sur le patriotisme. Mais elle a décroché sur tout ce qui est dans le livre digression sur les femmes : elle a trouvé affligeantes les descriptions physiques des femmes, toujours caricaturales et clichés, l’une des assertions notées étant que l’homme « est toujours agressé par deux choses : la politique et les femmes ». Elle s’est demandé si on ne peut pas voir dans le livre une « analyse par effraction ».

 

-    Geneviève B. a elle aussi trouvé peu intéressant tout ce qui touche aux femmes dans ce roman, mais en se disant que c’est simplement un prétexte pour remonter vers le passé. C’est en fait chaque fois que le narrateur se retrouve avec une femme qu’il est frappé d’une vision fulgurante du passé, qui lui revient alors par bribes.

 

Il a été envoyé en camp parce que droitier, pour son origine de classe, mais il ne l’explique pas comme Harry Wu, et en ce sens, la lecture préalable de « Vents amers » lors de la séance précédente l’a aidée à mieux comprendre le roman de Zhang Xianliang.

 

Les relations sexuelles apparaissent simplement comme un moyen de se donner le sentiment d’exister, alors que, sauvé in extremis de la mort, il a été traumatisé par cette expérience et porte toujours en lui l’impression d’être un mort-vivant. Il est hanté par le souvenir du camp d’exécution. Il parle avec admiration de sa mère qui a continué à vivre dans la pauvreté ; mais la maîtresse de son père tente elle aussi de se raccrocher au passé pour vivre et d’en retrouver des traces en tentant de retrouver les os du disparu.

 

Elle a été frappée de voir Zhang Xianliang parler de l’omniprésence de la peur, comme Harry Wu. Ce qui lui a fait penser au journaliste français Zhang Zhulin qui dit la même chose dans son livre « La société de surveillance made in China » paru en mai dernier aux éditions de l’Aube.

 

Cette peur latente, dit Lingling, est due en grand partie au fait qu’on n’a pas de recul, qu’on ne peut pas prendre la distance nécessaire pour pouvoir juger du moment.

 

o    Gisèle H. a lu « La moitié de l’homme c’est la femme » en appréciant les descriptions de la nature, mais aussi des discussions avec les fantômes de Marx et des anciens. Le dialogue avec le cheval lui a rappelé « Les fours anciens » (《古炉》) de Jia Pingwa [2].

 

Elle a trouvé le roman vraiment trop misogyne : les femmes sont sottes et incultes. Quant au narrateur, il a son destin à réaliser, donc ne peut rester avec cette femme illettrée : « la différence culturelle était trop grande ». En revanche, elle a bien aimé les descriptions des personnages secondaires.

 

o    Souffrante, Guochuan n’était pas là, mais a envoyé son avis rédigé, sur « La moitié de l’homme c’est la femme ».

 

Ce roman est caractérisé par son humour noir. Le protagoniste, Zhang Yonglin, se trouve pris au piège de son exil et de sa longue vie en rééducation, sans issue. Sa seule option est d'affronter cette absurdité en riant, comme il le répète maintes fois  pour se donner du courage [3].

C’est aussi un roman controversé, et ce pour deux raisons :

- D'une part, en raison de sa description de la sexualité (性描写). Après la publication de son poème  « Chanson des grands vents » (大风歌), Zhang Xianliang a été étiqueté comme « droitier » et condamné à la rééducation. La longue période de 22 ans qu’il a passée en camp l'a privé de toute expérience amoureuse jusqu'à l'âge de ses quarante ans, ce qui se manifeste dans sa représentation de la sexualité et de sa profonde frustration sexuelle.

- D'autre part, le personnage de Zhang Yonglin (章永璘) est souvent critiqué d’un point de vue moral. Il a besoin de Huang Xiangjiu (黄香久) pour satisfaire ses besoins charnels (ou du moins ne le refuse pas), mais sa manière de la traiter comme une personne de rang inférieur révèle son égocentrisme et son hypocrisie. Il utilise son "autorité verbale", qui est une caractéristique propre aux intellectuels, pour la contrôler et la dominer. Le mariage, le divorce, la rédaction de lettres, tout est orchestré par Zhang Yonglin. D'ailleurs, même à la fin du livre, on a du mal à comprendre sa décision de quitter Huang Xiangjiu. Il s'exclame : « 啊!世界上最可爱的是女人!但是还有比女人更重要的!女人永远得不到她所创造的男人!» Ah, dans le monde, le plus cher, c’est la femme ! Mais il y a plus important ! Jamais une femme ne pourra obtenir l’homme qu’elle aura créé. »

 

Cependant, il est essentiel de considérer le personnage de Zhang Yonglin dans le contexte de la société dans laquelle il évolue. En ce sens, il incarne simplement un personnage typique dans un environnement typique, sa vie reflétant des traits universels qui témoignent de cette période de l'histoire des intellectuels chinois. En ce qui concerne l'amour, le parcours de Zhang Yonglin révèle une longue répression sexuelle, initialement exprimée et compensée par des rêves : des fantasmes sexuels intenses suivis d'une idéalisation des femmes. Cependant, une profonde désillusion survient lorsque son imagination est confrontée à la réalité, le rendant impuissant face à cet écart. Cette impuissance reflète son estime de soi, car une fois qu'il est reconnu par les autres en contribuant à empêcher une inondation, il retrouve sa puissance sexuelle, ce qui entraîne des actes de vengeance sexuelle. À travers ce personnage, l'auteur semble explorer la distorsion de l'humanité, à la fois sur le plan psychologique et physique.

 

De plus, il est possible de discerner une relation secrète entre la politique et la sexualité. Pendant la Révolution culturelle, les domaines de la politique et de la sexualité étaient parmi les plus strictement contrôlés au niveau du discours. Le passage de Zhang Yonglin de l'« impuissance sexuelle » à l'« activité sexuelle » peut être interprété comme une métaphore cachée de la situation des intellectuels de l'époque. Les intellectuels qui ont survécu à la Révolution culturelle avaient besoin de changer leur image et de récupérer une identité sociale.

 

____

 

Ces deux romans sont des spécimens rares de fiction dans le domaine de la littérature du laogai. La littérature russe et d’Europe centrale est à cet égard bien plus riche [4].  Yan Lianke se distingue nettement dans ce contexte.

 

 

Prochaine séance :

Le mercredi 22 novembre 2023

 

Troisième volet de notre trilogie sur les camps de laogai, cette séance est plus spécifiquement en lien avec la Grande Famine, et la responsabilité des intellectuels, thème récurrent chez Yan Lianke :

 

Les quatre livres (《四书》),  de Yan Lianke (阎连科), trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier 2012, Picquier poche 2015.

Et en parallèle : « Le mythe de Sisyphe » de Camus, Gallimard, coll. « Les Essais », 1942, coll. « Folio Essais » 1985.


 


[1] C’est aussi le sens suggéré par le titre chinois de la nouvelle, lǜhuà shù 绿化树, qui évoque des arbres qui reverdissent, ou une campagne qui reverdit grâce au reboisement.

Le nom de la femme est Ma Yinghua (马缨花) où yinghua désigne un albizia ou arbre à soie, dont le feuillage ressemble à celui du mimosa, d’où le choix de la traduction.

[3] «不给自己找点乐子,怎么熬过这漫长的刑期?» (第一部 第三章)

[si on ne rit pas un peu, comment réussir à passer une aussi longue peine ?]

 «是得找点什么事来乐一下,不然这日子怎么过?» (第一部 第四章)

[il faut bien que je trouve de quoi rire un peu, autrement comment passer le temps ici ?]

[4] Voir la bibliographie dans Le laogai, histoire et littérature.


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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