Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 24
janvier 2024
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 28 janvier 2024
Au programme
de cette cinquième séance de l’année 2023-2024
était proposé un roman de Robert Van Gulik inspiré de l’histoire
de la poétesse des Tang
Yu Xuanji (魚玄機/魚玄机),
à mettre éventuellement en parallèle avec un roman de Qiu
Xiaolong sur le même sujet :
- Assassins
et poètes,
de
Robert Van
Gulik,
trad. Anne Krief, 10/18, 1985 /1999, 279 p.
Édition originale : Poets and Murder, University of
Chicago Press, 1968 (pub. posthume avec huit illustrations de
l’auteur).
Il s’agit de la dernière des « enquêtes du juge Di » de Van
Gulik. Yu Xuanji (844-871) y apparaît sous le nom de Yoo-lan,
formé à partir de son nom de naissance Yu Youwei (鱼幼薇)
et de son nom de courtoisie (Huilan蕙兰).
Xuanji (玄机)
est le nom qu’elle a choisi en entrant au couvent ; il désigne
les « mystérieux principes » du taoïsme ésotérique.
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Assassins et poètes |
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Poets and Murder
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The Shadow of the Empire |
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Éventuellement, en regard :
- Une
enquête du vénérable juge Ti
,
de Qiu Xiaolong, trad. Adelaïde Pralon, Liana Levi, 2020.
Édition originale : The Shadow of the
Empire, a Judge Dee Investigation, Severn House, 2019.
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Une enquête du vénérable |
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Et en
complément, pour plus de détails sur la poétesse, son
contexte et son œuvre :
- Gender,
Power and Talent, the Journey of Daoist Priestesses in Tang
China, Jinhua Jia, Columbia University Press, 2018. Chap. VII:
Unsold Peony. The Life and Poetry of the Priestess-Poet Yu
Xuanji.
- et
quelques traductions de ses poèmes :
En anglais
en ligne
avec
les
textes originaux en chinois.
En français :
trois poèmes traduits dans l’anthologie
Femmes poètes de la Chine,
de Shi Bo, Le Temps des Cerises, 2015, pp. 87-89
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Gender, Power and Talent |
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En introduction, Brigitte Duzan a expliqué que ce qui l’avait
incitée à mettre un roman de Van Gulik au programme du club
n’était pas le juge Di mais la poétesse Yu
Xuanji, et ce après avoir lu
l’ouvrage extrêmement documenté de Jia Jinhua cité ci-dessus sur
les prêtresses taoïstes dans la Chine des Tang, avec un chapitre
sur trois prêtresses poétesses, suivi d’un chapitre entier,
conclusif, sur Yu Xuanji.
De la séance s’est dégagée une adhésion quasi générale mais
nuancée au roman de Van Gulik, à une exception près, mais en
outre un grand intérêt pour les poèmes de Yu Xuanji qui étaient
une découverte, tout ceci avec bien sûr des différences de
lecture selon la culture et les goûts de chacun, et en
particulier selon la langue dans laquelle le roman a été lu : en
traduction française dans la majorité des cas, mais aussi en
traduction chinoise.
Assassins et poètes :
lecture en traduction française
- Dorothée
MS
a été très sensible à la peinture de tout le contexte
historique, avec des détails visuels très précis et vivants :
description des demeures, de l’opulence de la vie des lettrés,
avec tous les détails sur leurs vêtements, dont ils changent
constamment, y compris leurs coiffures,
en fonction des rituels à observer et selon les personnes qu’ils
vont rencontrer, détails aussi dans la description très colorée
des objets et de l’environnement quotidien. Elle a trouvé
particulièrement réussie la « scène des archives », proche du
documentaire.
Quant aux personnages, elles les a trouvés bien campés, y
compris dans leurs rapports entre eux, ceux du juge Di avec le
magistrat, en particulier, montrant bien la différence de
statut, d’âge et de hiérarchie. Elle a été particulièrement
frappée par le personnage du « fossoyeur » dont elle a trouvé
amusant de voir une représentation dans l’exposition « Retour
d’Asie » au musée Cernuschi
.
Le terme de « fossoyeur » suscite une interrogation, plusieurs
des lectrices se demandant si c’est bien le terme juste, un
fossoyeur étant quelqu’un qui creuse des tombes dans un
cimetière.
[BD. En fait, dans la version originale en anglais, Van
Gulik l’a dénommé « Sexton Loo », mais, dans la description des
personnages en exergue du roman, il l’a défini comme un moine
bouddhiste de la « secte » chan, autrement dit zen. Il
explique en outre dans sa postface qu’il s’agissait sous les
Tang, à partir du 7e siècle, d’une doctrine nouvelle
qui avait du succès auprès des lettrés. Fondée sur
l’illumination intérieure et non sur l’étude textuelle, elle
était souvent le fait d’excentriques à l’image du Sexton Loo
dans le roman.]
Dorothée a
également bien aimé que les personnages soient en grande partie
définis par leur culture lettrée, voire leur identité de poète.
[BD. Ce qui correspond bien à ce qu’on sait de la culture
lettrée dans la Chine impériale et qui est souligné également
dans la postface de l’auteur].
À cet égard elle a trouvé très intéressant le personnage de la
poétesse et le contexte poétique créé autour d’elle dans le
roman. Et pour se mettre « dans l’ambiance », elle dit avoir a
écouté « Le Chant de la terre » de Gustav Mahler. Étonnement
général. Elle explique alors que
cette suite de six lieder est inspirée de six poèmes de grands
poètes Tang du 8e siècle, quatre de Li Bai (李白),
un de Qian Qi (钱起),
et deux de Wang Wei (王维)
et Meng Haoran (孟浩然),
traduits par le poète et traducteur allemand Hans Bethge, textes
bien sûr revus et adaptés par Mahler.
[BD. Une brève recherche livre les poèmes chinois
suivants :
- Pour
les quatre lieder « La Chanson à boire de la douleur de la
Terre », « De la jeunesse », « De la beauté » et « L’Ivrogne au
printemps », ce sont respectivement : « Le Chant de la douleur »
(《悲歌行》),
« Le pavillon de porcelaine » (《宴陶家亭子》),
« Le chant de la cueilleuse de lotus » (《采莲曲》)
et « Propos d’ivrogne au printemps » (《春日醉起言志》)
de Li Bai ;
- Pour
« Le Solitaire en automne » : « Soir d’automne » (《效古秋夜长》)
de Qian Qi ;
- Et
pour « L’Adieu » : « Adieu au visiteur d’un soir » (《宿业师山房待丁大不至》)
de
Meng Haoran et « L’Adieu » (《送别》)
de Wang Wei.
Dorothée propose l’interprétation des Lieder par le Berliner
Philharmoniker dirigé par Claudio Abbado avec Anne-Sophie von
Otter dont on trouve un
enregistrement sur Arte.
- Sylvie
D.
dit avoir lu le roman de Van Gulik avec grand plaisir, mais avec
le regret qu’au bout du compte il ne lui en reste presque rien.
Et ce sans doute parce qu’elle l’a lu vite, pour tenter de
comprendre les ressorts de l’intrigue et voir où elle menait.
Elle s’est
quand même appliquée à lire la biographie de la poétesse, mais
justement a trouvé frustrant qu’il n’y ait qu’un poème d’elle
dans tout le roman.
Le personnage qu’elle a, elle aussi, trouvé le plus intéressant
et intrigant est le « fossoyeur » : il a une véritable présence,
il est laid et désagréable, inquiétant et bourré de
contradictions. Le roman commence avec une description de lui
particulièrement peu flatteuse, et il a une part d’ombre dans la
suite du roman.
Mais Sylvie
a également été sensible à la dimension de satire sociale,
avec parfois des touches ironiques donnant beaucoup de justesse
et de réalisme aux personnages dans l’environnement de la
société du 9e siècle. Elle a ainsi été amusée par la
réflexion que Van Gulik prête au magistrat Lo prenant congé du
juge Di en se plaignant de la charge affective éreintante que
représentent ses trois femmes et nombreuses concubines.
- Christiane
P.
a trouvé intéressante cette histoire du juge Di dont elle a
apprécié les nombreuses références à la culture et à la vie des
lettrés et des fonctionnaires de cette fin des Tang.
Mais c’est
surtout la poétesse et ses poèmes qui l’ont intéressée. Elle en
a donc cherché des textes et des traductions, et a d’abord
trouvé des traductions en anglais, sur internet. Elle a beaucoup
aimé, par exemple, le poème intitulé « À Guoxiang » :
寄國香
旦夕醉吟身,相思又此春。
From dawn to dusk I'm drunk, singing songs of myself,
lovesick with every new spring.
雨中寄書使,窗下斷腸人。
Out in the rain, there's a messenger with letters,
and
under my window, someone with a broken heart.
山捲珠簾看,愁隨芳草新。
Rolling up beaded blinds, I see mountains;
sorrows renew themselves like fragrant grass.
別來清宴上,幾度落梁塵?
Since the day we parted, at your feasts
how
often has the rafter dust fallen?
Poème délicat, tout en allusion, avec une utilisation subtile du
parallélisme, dont a particulièrement été commenté le dernier
vers : et depuis que nous nous sommes quittés, combien de fois
la poussière n’est-elle pas tombée des poutres ? Manière
originale d’évoquer le temps qui s’est écoulé depuis que la
poétesse qui écrit n’a pas revu l’homme auquel elle ne cesse de
songer, en mesurant le temps à l’aune de la poussière qui
s’accumule sur les poutres et finit pas en tomber, régulièrement
– image aussi de l’impermanence des choses.
Christiane
a ensuite trouvé, et recommande, une édition bilingue de la
cinquantaine de poèmes qui nous restent de Yu Xuanji, préfacée
et annotée par les traducteurs :
Yu Xuanji.
Dans le souffle du sabre, trad. Shanshan Sun et Anne-Marie
Jeanjean, calligraphies de Shanshan Sun, éditions L’Harmattan,
coll. « Levée d’ancre », 2023, 152 p.
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Recueil bilingue des
poèmes de Yu Xuanji |
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Elle a terminé en faisant une brève comparaison entre le roman
de Van Gulik et celui de Qiu Xiaolong qu’elle a lu également.
Elle a trouvé le premier beaucoup plus riche, mais, dans celui
de Qiu Xiaolong, elle a apprécié les développements sur la
politique et le piment que cela apporte à l’histoire.
-
Geneviève B.
a « adoré » le roman de Van Gulik, dit-elle d’un air radieux. Et
se propose de faire des dessins pour compléter ceux qui manquent
dans la version originale car elle trouve que le récit suscite
une foule d’images.
Ceci dit, modère-t-elle aussitôt, elle n’a pas compris le
personnage de la poétesse, juste esquissé, trop évanescent. Et
n’a pas aimé la fin du roman, une conclusion en queue de
poisson. Mais tout le reste du récit lui a beaucoup plu, en
particulier les détails très concrets de la vie quotidienne :
les détails vestimentaires répondant aux exigences de
l’étiquette et, dans les face-à-face entre le magistrat Lo et le
juge Di, les marques subtiles des différences de statut social,
de rang hiérarchique et d’âge. Une narration tellement bien
écrite, dit-elle, avec un tel cachet d’authenticité, qu’on
pourrait à chaque instant se demander si c’est un Occidental ou
un Chinois qui en est l’auteur.
Elle s’est donc intéressée à l’auteur, justement, et à ses
recherches sinologiques, en se rappelant que les Pays-Bas ont
été un pays pionnier dans la découverte de l’Extrême-Orient.
[BD. Van Gulik a d’ailleurs séjourné dans son enfance à
Java, dans ce qui était alors les Indes néerlandaises, où son
père était médecin. Il a appris le malais avant le chinois, mais
ses premiers ouvrages sont des études sur la poésie chinoise
ancienne. C’est un sinologue étonnant qui a épousé la fille d’un
mandarin impérial en 1943, qui était aussi musicologue et jouait
du guqin. C’est après avoir traduit des histoires
policières chinoises qu’il a commencé à écrire les siennes qui
sont donc étroitement inspirées de vieux récits chinois.]
- Françoise
J.
témoigne elle aussi d’un grand plaisir de lecture qui ne date
pas chez elle d’aujourd’hui : elle a commencé dans les années
1980 à lire des histoires de Van Gulik traduites en français et
en garde un souvenir très net : lisant ces histoires en
français, mais avec l’impression, comme Geneviève, de lire un
livre chinois.
Elle a une grande admiration pour l’auteur, connu pour ses
recherches et ses publications scientifiques, capable aussi bien
de traduire un texte ancien, de jouer du qin ou de graver
des sceaux. Et malgré tout, en dépit de sa notoriété de
sinologue, « descendant » au niveau d’un auteur populaire
écrivant de la fiction, genre méprisé entre tous des gens
sérieux, surtout dans le milieu de la sinologie, ce qui
témoignait d’une certaine audace et d’un joyeux pied de nez aux
conventions.
Joyeux car, en outre, il a réussi à nous offrir des émanations
distrayantes de ses études, des récits vivants qui nous
« parlent ». Des personnages d’ « Assassins et poètes », elle
retient surtout, elle aussi, celui du « fossoyeur », dans toute
sa laideur. Cependant, il y a un point qui l’a amusée dans le
roman, c’est le traitement des femmes, dont la description est
souvent tout aussi satirique que celle du magistrat Lo cité par
Sylvie. Ainsi cette femme décrite comme « devant avoir
été très belle », mais avec maintenant quelques rides et une
allure trahissant son âge, et qui devait bien avoir dans les …
trente ans ! Signe des temps bien sûr, mais aussi douce ironie.
Françoise
s’est imaginé ce que pourrait donner une adaptation du roman au
cinéma, avec des gestes opératiques comme le magistrat tirant
sur sa barbe. Mais aussi le réalisme de certaines scènes, comme
celle, rappelant Fabienne Verdier, du « fossoyeur » monté sur
ses échelles pour réaliser une immense calligraphie sur un mur.
Enfin, elle est restée sous le charme des poèmes de Yu Xuanji.
Ces divers plaisirs de lecture en français étaient complétés par
ceux nés de la lecture de la traduction du roman en chinois par
deux des membres.
Assassins et poètes :
lecture en traduction chinoise
- Zh.
Lingling
a lu une traduction récente du roman de Van Gulik. Il en existe
en effet plusieurs, et essentiellement deux : l’une publiée sous
le titre « La mystérieuse affaire du renard noir » (《黑狐奇案》),
et l’autre « L’affaire de la fête de la mi-automne » (《中秋案》)
publiée en 2021. L’une met en relief l’un des éléments de
l’intrigue du roman, autour du personnage de l’étrange gardienne
du Temple du Renard noir (Shrine of the Black Fox dans
l’original anglais) – titre qui évoque aussitôt les anciennes
superstitions autour des renards, et en particulier les « Contes
de Liaozhai » de Pu Songling
.
Quant à l’autre, il fait référence à la date à laquelle se passe
l’histoire.
C’est donc cette version qu’a choisie Lingling, une
traduction dans un style ancien qui correspond bien à
l’atmosphère du roman et à la culture lettrée dont il témoigne,
celle des principaux personnages du récit. Un récit dont
l’essentiel ne lui semble pas être la trame policière, mais
justement l’art avec lequel sont dépeints les personnages, leur
culture et leur environnement.
Personnages tous intéressants, à commencer par la poétesse bien
sûr, dont le nom évoque l’orchidée, mais aussi celui traduit par
« fossoyeur » en français, mais qui est Moine Lu en chinois, un
moine obèse, qui mange de la viande et boit tout son soûl,
rappelant son alter ego le moine Lu Zhishen (鲁智深)
alias Lu Da (鲁达)
du grand classique « Au bord de l’eau » (《水浒传》).
Un moine auquel Van Gulik prête un aspect bizarre un peu
fantastique, qui incite à croire au départ que c’est lui le
meurtrier.
Quant au véritable meurtrier, resté dans l’ombre, Van Gulik
attend les toutes dernières pages pour le dévoiler, en en
faisant une image de vrai psychopathe.
Lingling
ajoute que la traduction est accompagnée d’une postface des
traducteurs qui expliquent en particulier certaines des
difficultés rencontrées lors de la traduction, et certaines
particularités de l’original, par exemple l’utilisation
d’expressions à contre-emploi, dont une par exemple tirée de la
Bible… Par ailleurs, pour la petite histoire, les traducteurs
racontent aussi dans leur postface que Van Gulik a dit qu’en
écrivant son roman, il écoutait … une chanson française : « L’âme
des poètes ».
- MRC
étant parti en Chine pour les fêtes du Nouvel An chinois, il a
communiqué son avis par écrit, dont voici l’essentiel :
« [J’ai été]
vraiment impressionné que l'auteur, en tant qu'occidental, soit
capable d'en savoir autant sur la Chine, et de l’exprimer aussi
bien. En même temps, je pense que le traducteur a joué un rôle
important [dans la version chinoise…]
En général,
j'aime les romans policiers parce qu'ils sont naturellement
attrayants à lire, prenant grand soin de maintenir le suspense
jusqu'à la toute fin.
Il y a en
Chine toute une série d’histoires du Détective Di [Di Renjie (狄仁杰)
ou Di Gong (狄公)]
que je lis depuis mon enfance
.
Ensuite, lorsque j'ai lu des romans policiers occidentaux, j'ai
comparé avec les détectives occidentaux comme Sherlock Holmes et
Hercule Poirot. Le juge Di était aussi un chancelier réputé, que
l'impératrice Wu Zetian appréciait beaucoup. Par conséquent, la
série Di met en scène de nombreux événements politiques de
l'époque, dont des complots contre Wu Zetian. Sont également
dépeints de nombreux personnages politiques de l’entourage de Wu
Zetian comme la princesse Taiping. De même, « Assassins et
poètes » donne une idée de ce à quoi ressemblait les milieux
officiels à l'époque.
La poésie dans
le roman a également ses particularités. Cela me rappelle les
nombreux poèmes que l’on trouve dans le Hongloumeng [le
Rêve dans le pavillon rouge], que j’aime beaucoup. Je considère
les poèmes comme une description réaliste et psychologique, mais
ce n’est pas facile à maitriser dans un roman car le poème doit
correspondre au niveau littéraire et à l’état mental du
personnage. Dans « Assassins et poètes », le poème de la nonne
taoïste n'exprime pas seulement son ressentiment, mais suggère
également des indices pour résoudre l'affaire criminelle.
En même temps,
à la réflexion, je me suis demandé quelle devait être la
personnalité d’un détective dans un roman policier : est-il
censé agir comme un outil qui ne sert qu’à résoudre l’affaire,
sans subjectivité personnelle ? Dans « Assassins et poètes », je
trouve que Di est essentiellement un outil, trop transparent
[auquel manque l’expression de sa propre subjectivité]. »
Et pour finir…
- À
l’étonnement général, Martine B. a dressé un véritable
réquisitoire contre un roman qui, dit-elle, ne l’a pas
enthousiasmée et l’a même agacée. Un roman qu’elle a lu deux
fois, la première fois en ayant eu le sentiment de perdre son
temps.
Rien n’était clair : elle s’attendait à lire une enquête centrée
sur la poétesse, mais en fait il y a deux enquêtes : une sur la
mort de l’étudiant Song et une sur la mort de la danseuse Petit
Phénix. Yo-lan lui a semblé finalement un personnage assez
anecdotique dans le roman.
Van Gulik n’a
pas réussi à la tenir en haleine. L’enquête lui a semblé
compliquée, tournant et retournant sur elle-même pour finalement
aboutir à un résultat peu crédible. Ce qui lui a paru le plus
intéressant, comme dans tout roman policier à ses yeux, c’est la
description de la société dans laquelle les personnages
évoluent, avec une foule de détails sur la vie quotidienne et
commerçante d’une petite ville, sur l’architecture des
résidences de Chinois aisés, sur les vêtements portés aux
différentes occasions, sur les rapports sociaux entre les
différentes classes et sur l’organisation administrative des
provinces. Mais elle s’est demandé si c’était bien une évocation
de l’époque Tang. Elle a donc fait une deuxième lecture pour
relever ce qui lui a semblé incongru : dans
l’usage de nombreux termes – dans la traduction française
qu’elle a lue
- termes dont elle donne longuement des exemples en en
questionnant l’à-propos : outre certaines interjections, le
terme de « coolie », celui de « lampe-tempête » ou de « plaque
de cuivre » (apposée à la porte d’une demeure). Questionnements
qu’elle justifie en se rapportant aux définitions données par
wikipedia. Et qui se poursuivent en contestant point par
point la véracité historique de certains détails de la société
ou des situations des personnages dans le récit.
Il s’ensuit une discussion animée.
[BD. Van Gulik, dans l’original anglais, parle
effectivement de « brass plaque », et de « coolie » dans l’un
des derniers chapitres, mais il fait acheter une « lanterne » au
juge Di.
Personne n’est parfait, mais il faudrait être un historien
particulièrement pointu pour contester les descriptions de Van
Gulik dans leurs moindres détails, surtout s’agissant de la
période Tang. Exemple : le film de
Hou Hsiao-hsien
sorti en 2015 sous le titre « The
Assassin » (《刺客聂隐娘》),
et qui est adapté du chuanqi « Nie Yinniang » (《聂隐娘》),
de la même période des Tang. Lors de la préparation de son film,
Hou Hsiao-hsien
a demandé l’aide d’A
Cheng (阿城)
pour le détail des décors et des costumes, et A Cheng a passé
des mois à étudier des textes.
Affaires
résolues à l’ombre du poirier, Tallandier, 2007 (1ère
édition Albin Michel 2002).]
Martine
a ajouté avoir dans ces conditions préféré le roman de
Qiu Xiaolong, tant pour l’intrigue que pour les développements
sur le contexte historique.
« Le rythme est bien
meilleur, l’intrigue mieux menée et plus crédible et je n’ai pas
de critique sur le vocabulaire employé, sauf pour ce qui
concerne le « puzzle » de la p. 115… » Elle a beaucoup aimé la
visite à la poétesse dans sa prison par un juge très humain,
ainsi que les nombreux poèmes de Yu Xuanji cités tout au cours
du récit
.
Conclusion
BD.
Les deux romans sont difficilement comparables. L’intrigue de
Qiu Xiaolong est fondée sur une vision dramatisée du personnage
de la poétesse et de ses relations amoureuses supposées, avec
citations de nombre de ses poèmes comme éléments à charge, Qiu
Xiaolong se posant lui-même comme poète, comme le juge Di dans
son roman. Celle de Van Gulik est d’une complexité à rapprocher
de la tradition des enquêtes policières chinoises (voir note
7) ; il part d’un meurtre secondaire qui va lui donner les
éléments de solution finale, et ces éléments sont liés à des
personnages qui ont trempé dans une histoire de révolte près de
vingt ans auparavant, histoire qui nous ramène en filigrane à la
période troublée de la deuxième moitié de la dynastie des Tang,
après la révolte d’An Lushan.
Pour résumer : Qiu Xiaolong a choisi pour contexte celui du
règne de Wu Zetian (7e siècle), règne pendant lequel
a vécu le juge Di qui est l’exact contemporain de l’impératrice.
Ce qui lui permet les développements historiques relevés, que
l’on peut ou non apprécier. Van Gulik, lui, a gardé le juge Di,
mais a replacé son histoire du vivant de la poétesse, au 9e
siècle. Il s’en explique dans sa postface, mais en suggérant le
contexte sans le préciser, ce n’est pas son propos.
Finalement, voilà deux romans par deux auteurs très différents
sur un sujet commun qui, par leurs différences même, ont suscité
des réactions très diverses, reflétant la personnalité et les
goûts de chacun.e. On en retiendra l’intérêt partagé pour les
poèmes de Yu Xuanji, voire le charme qu’ils ont opéré sur la
majorité des membres du club.
Et quelques annonces pour terminer
La séance s’est terminée par quelques annonces de films
prochainement à voir :
- Le
28 janvier à l’Arlequin, reprise du film de
Zhang Lü (张律)
récemment primé au festival des 3-Continents à Nantes : « The
Shadowless Tower » (《白塔之光》).
- Du
2 au 11 février à Paris, 6e édition du festival
Allers-Retours avec au moins trois films à voir : « Elegies »
(《詩》),
un documentaire de la réalisatrice hongkongaise
Ann Hui (许鞍华),
« Art College 1994 » (《艺术家1994》),
le deuxième film d’animation de
Liu Jian (刘健),
et en clôture du festival, le dernier film de
Pema Tseden
« Snow Leopard » (《雪豹》).
- Wang
Bing (王兵)
sera l’invité du festival pour une table ronde le 4 février.
On peut voir son film « Man in Black » en ce moment sur Arte.
Précisions à venir sur la programmation de cette nouvelle
édition du festival.
Prochaine
séance :
Le mercredi
28 février 2024
Retour à la littérature contemporaine avec une novella de
Ren Xiaowen (任晓雯) :
- Sur
le balcon 《阳台上》, trad. Brigitte
Duzan, L’Asiathèque, coll. « Novella de Chine », 2021.
Il
s’agit d’un sous-genre littéraire de romans d’enquêtes
policières dit gong’an xiaoshuo (公案小说)
que connaissait très bien Van Gulik pour en avoir
traduit et dont il s’est inspiré. Les histoires du Juge
Di et celles du juge Bao ou Bao Zheng (包拯)
sont les plus célèbres, tous deux étant des figures
historiques, le second sous le règne de l’empereur
Renzong des Song.
Comme l’a dit Virginia Woolf dans un essai de 1925
intitulé “How should one read a book ?” :
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