Clubs de lecture

 
 
 
     

 

 

Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 24 janvier 2024

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 28 janvier 2024

 

Au programme de cette cinquième séance de l’année 2023-2024 était proposé un roman de Robert Van Gulik inspiré de l’histoire de la poétesse des Tang Yu Xuanji (魚玄機/魚玄机), à mettre éventuellement en parallèle avec un roman de Qiu Xiaolong sur le même sujet :

 

-     Assassins et poètes, de Robert Van Gulik, trad. Anne Krief, 10/18, 1985 /1999, 279 p.   

Édition originale : Poets and Murder, University of Chicago Press, 1968 (pub. posthume avec huit illustrations de l’auteur).

Il s’agit de la dernière des « enquêtes du juge Di » de Van Gulik. Yu Xuanji (844-871) y apparaît sous le nom de Yoo-lan, formé à partir de son nom de naissance Yu Youwei (鱼幼薇) et de son nom de courtoisie (Huilan蕙兰). Xuanji (玄机) est le nom qu’elle a choisi en entrant au couvent ; il désigne les « mystérieux principes » du taoïsme ésotérique.

 

 

Assassins et poètes

 

 

 

Poets and Murder

 

 

 

The Shadow of the Empire

 

 

Éventuellement, en regard :

-     Une enquête du vénérable juge Ti [1], de Qiu Xiaolong, trad. Adelaïde Pralon, Liana Levi, 2020.

 Édition originale : The Shadow of the Empire, a Judge Dee Investigation, Severn House, 2019.

 

 

Une enquête du vénérable

 

 

Et en complément, pour plus de détails sur la poétesse, son contexte et son œuvre :

-     Gender, Power and Talent, the Journey of Daoist Priestesses in Tang China, Jinhua Jia, Columbia University Press, 2018. Chap. VII: Unsold Peony. The Life and Poetry of the Priestess-Poet Yu Xuanji.

-     et quelques traductions de ses poèmes :

En anglais en ligne avec les textes originaux en chinois.

En français : trois poèmes traduits dans l’anthologie Femmes poètes de la Chine, de Shi Bo, Le Temps des Cerises, 2015, pp. 87-89 

 

 

Gender, Power and Talent

 

 

En introduction, Brigitte Duzan a expliqué que ce qui l’avait incitée à mettre un roman de Van Gulik au programme du club n’était pas le juge Di mais la poétesse Yu Xuanji, et ce après avoir lu l’ouvrage extrêmement documenté de Jia Jinhua cité ci-dessus sur les prêtresses taoïstes dans la Chine des Tang, avec un chapitre sur trois prêtresses poétesses, suivi d’un chapitre entier, conclusif, sur Yu Xuanji.

 

De la séance s’est dégagée une adhésion quasi générale mais nuancée au roman de Van Gulik, à une exception près, mais en outre un grand intérêt pour les poèmes de Yu Xuanji qui étaient une découverte, tout ceci avec bien sûr des différences de lecture selon la culture et les goûts de chacun, et en particulier selon la langue dans laquelle le roman a été lu : en traduction française dans la majorité des cas, mais aussi en traduction chinoise.

 

Assassins et poètes : lecture en traduction française

 

-     Dorothée MS a été très sensible à la peinture de tout le contexte historique, avec des détails visuels très précis et vivants : description des demeures, de l’opulence de la vie des lettrés, avec tous les détails sur leurs vêtements, dont ils changent constamment, y compris leurs coiffures [2], en fonction des rituels à observer et selon les personnes qu’ils vont rencontrer, détails aussi dans la description très colorée des objets et de l’environnement quotidien. Elle a trouvé particulièrement réussie la « scène des archives », proche du documentaire.

 

Quant aux personnages, elles les a trouvés bien campés, y compris dans leurs rapports entre eux, ceux du juge Di avec le magistrat, en particulier, montrant bien la différence de statut, d’âge et de hiérarchie. Elle a été particulièrement frappée par le personnage du « fossoyeur » dont elle a trouvé amusant de voir une représentation dans l’exposition « Retour d’Asie » au musée Cernuschi [3].

 

Le terme de « fossoyeur » suscite une interrogation, plusieurs des lectrices se demandant si c’est bien le terme juste, un fossoyeur étant quelqu’un qui creuse des tombes dans un cimetière.

[BD. En fait, dans la version originale en anglais, Van Gulik l’a dénommé « Sexton Loo », mais, dans la description des personnages en exergue du roman, il l’a défini comme un moine bouddhiste de la « secte » chan, autrement dit zen. Il explique en outre dans sa postface qu’il s’agissait sous les Tang, à partir du 7e siècle, d’une doctrine nouvelle qui avait du succès auprès des lettrés. Fondée sur l’illumination intérieure et non sur l’étude textuelle, elle était souvent le fait d’excentriques à l’image du Sexton Loo dans le roman.]

 

Dorothée  a également bien aimé que les personnages soient en grande partie définis par leur culture lettrée, voire leur identité de poète.

[BD. Ce qui correspond bien à ce qu’on sait de la culture lettrée dans la Chine impériale et qui est souligné également dans la postface de l’auteur].

À cet égard elle a trouvé très intéressant le personnage de la poétesse et le contexte poétique créé autour d’elle dans le roman. Et pour se mettre « dans l’ambiance », elle dit avoir a écouté « Le Chant de la terre » de Gustav Mahler. Étonnement général. Elle explique alors que cette suite de six lieder est inspirée de six poèmes de grands poètes Tang du 8e siècle, quatre de Li Bai (李白), un de Qian Qi (钱起), et deux de Wang Wei (王维) et Meng Haoran (孟浩然), traduits par le poète et traducteur allemand Hans Bethge, textes bien sûr revus et adaptés par Mahler.

 

[BD. Une brève recherche livre les poèmes chinois suivants :

-     Pour les quatre lieder « La Chanson à boire de la douleur de la Terre », « De la jeunesse », « De la beauté » et « L’Ivrogne au printemps », ce sont respectivement : « Le Chant de la douleur » (悲歌行), « Le pavillon de porcelaine » (宴陶家亭子), « Le chant de la cueilleuse de lotus » (采莲曲) et « Propos d’ivrogne au printemps » (春日醉起言志) de Li Bai ;

-     Pour « Le Solitaire en automne » : « Soir d’automne » (效古秋夜长) de Qian Qi ;

-     Et pour «  L’Adieu » : « Adieu au visiteur d’un soir » (宿业师山房待丁大不至) de Meng Haoran et « L’Adieu » (送别) de Wang Wei.

 

Dorothée propose l’interprétation des Lieder par le Berliner Philharmoniker dirigé par Claudio Abbado avec Anne-Sophie von Otter dont on trouve un enregistrement sur Arte.

 

-     Sylvie D. dit avoir lu le roman de Van Gulik avec grand plaisir, mais avec le regret qu’au bout du compte il ne lui en reste presque rien. Et ce sans doute parce qu’elle l’a lu vite, pour tenter de comprendre les ressorts de l’intrigue et voir où elle menait.

 

Elle s’est quand même appliquée à lire la biographie de la poétesse, mais justement a trouvé frustrant qu’il n’y ait qu’un poème d’elle dans tout le roman [4]. Le personnage qu’elle a, elle aussi, trouvé le plus intéressant et intrigant est le « fossoyeur » : il a une véritable présence, il est laid et désagréable, inquiétant et bourré de contradictions. Le roman commence avec une description de lui particulièrement peu flatteuse, et il a une part d’ombre dans la suite du roman.

 

Mais Sylvie a également été sensible à la dimension de satire sociale, avec parfois des touches ironiques donnant beaucoup de justesse et de réalisme aux personnages dans l’environnement de la société du 9e siècle. Elle a ainsi été amusée par la réflexion que Van Gulik prête au magistrat Lo prenant congé du juge Di en se plaignant de la charge affective éreintante que représentent ses trois femmes et nombreuses concubines.

 

-    Christiane P. a trouvé intéressante cette histoire du juge Di dont elle a apprécié les nombreuses références à la culture et à la vie des lettrés et des fonctionnaires de cette fin des Tang.

 

Mais c’est surtout la poétesse et ses poèmes qui l’ont intéressée. Elle en a donc cherché des textes et des traductions, et a d’abord trouvé des traductions en anglais, sur internet. Elle a beaucoup aimé, par exemple, le poème intitulé « À Guoxiang » :

 

寄國香

旦夕醉吟身,相思又此春。 From dawn to dusk I'm drunk, singing songs of myself,

                                                            lovesick with every new spring.
雨中寄書使,窗下斷腸人。 Out in the rain, there's a messenger with letters,

                                                            and under my window, someone with a broken heart.
山捲珠簾看,愁隨芳草新。 Rolling up beaded blinds, I see mountains;

                                                             sorrows renew themselves like fragrant grass.
別來清宴上,幾度落梁塵? Since the day we parted, at your feasts

                                                             how often has the rafter dust fallen? [5]


Poème délicat, tout en allusion, avec une utilisation subtile du parallélisme, dont a particulièrement été commenté le dernier vers : et depuis que nous nous sommes quittés, combien de fois la poussière n’est-elle pas tombée des poutres ? Manière originale d’évoquer le temps qui s’est écoulé depuis que la poétesse qui écrit n’a pas revu l’homme auquel elle ne cesse de songer, en mesurant le temps à l’aune de la poussière qui s’accumule sur les poutres et finit pas en tomber, régulièrement – image aussi de l’impermanence des choses.

 

Christiane a ensuite trouvé, et recommande, une édition bilingue de la cinquantaine de poèmes qui nous restent de Yu Xuanji, préfacée et annotée par les traducteurs :

Yu Xuanji. Dans le souffle du sabre, trad. Shanshan Sun et Anne-Marie Jeanjean, calligraphies de Shanshan Sun, éditions L’Harmattan, coll. « Levée d’ancre », 2023, 152 p.

  

 

Recueil bilingue des poèmes de Yu Xuanji

 

 

Elle a terminé en faisant une brève comparaison entre le roman de Van Gulik et celui de Qiu Xiaolong qu’elle a lu également. Elle a trouvé le premier beaucoup plus riche, mais, dans celui de Qiu Xiaolong, elle a apprécié les développements sur la politique et le piment que cela apporte à l’histoire.

 

-     Geneviève B. a « adoré » le roman de Van Gulik, dit-elle d’un air radieux. Et se propose de faire des dessins pour compléter ceux qui manquent dans la version originale car elle trouve que le récit suscite une foule d’images.

 

Ceci dit, modère-t-elle aussitôt, elle n’a pas compris le personnage de la poétesse, juste esquissé, trop évanescent. Et n’a pas aimé la fin du roman, une conclusion en queue de poisson. Mais tout le reste du récit lui a beaucoup plu, en particulier les détails très concrets de la vie quotidienne : les détails vestimentaires répondant aux exigences de l’étiquette et, dans les face-à-face entre le magistrat Lo et le juge Di, les marques subtiles des différences de statut social, de rang hiérarchique et d’âge. Une narration tellement bien écrite, dit-elle, avec un tel cachet d’authenticité, qu’on pourrait à chaque instant se demander si c’est un Occidental ou un Chinois qui en est l’auteur.

 

Elle s’est donc intéressée à l’auteur, justement, et à ses recherches sinologiques, en se rappelant que les Pays-Bas ont été un pays pionnier dans la découverte de l’Extrême-Orient.

 

[BD. Van Gulik a d’ailleurs séjourné dans son enfance  à Java, dans ce qui était alors les Indes néerlandaises, où son père était médecin. Il a appris le malais avant le chinois, mais ses premiers ouvrages sont des études sur la poésie chinoise ancienne. C’est un sinologue étonnant qui a épousé la fille d’un mandarin impérial en 1943, qui était aussi musicologue et jouait du guqin. C’est après avoir traduit des histoires policières chinoises qu’il a commencé à écrire les siennes qui sont donc étroitement inspirées de vieux récits chinois.]

 

-     Françoise J. témoigne elle aussi d’un grand plaisir de lecture qui ne date pas chez elle d’aujourd’hui : elle a commencé dans les années 1980 à lire des histoires de Van Gulik traduites en français et en garde un souvenir très net : lisant ces histoires en français, mais avec l’impression, comme Geneviève, de lire un livre chinois.

 

Elle a une grande admiration pour l’auteur, connu pour ses recherches et ses publications scientifiques, capable aussi bien de traduire un texte ancien, de jouer du qin ou de graver des sceaux. Et malgré tout, en dépit de sa notoriété de sinologue, « descendant » au niveau d’un auteur populaire écrivant de la fiction, genre méprisé entre tous des gens sérieux, surtout dans le milieu de la sinologie, ce qui témoignait d’une certaine audace et d’un joyeux pied de nez aux conventions.

 

Joyeux car, en outre, il a réussi à nous offrir des émanations distrayantes de ses études, des récits vivants qui nous « parlent ». Des personnages d’ « Assassins et poètes », elle retient surtout, elle aussi, celui du « fossoyeur », dans toute sa laideur. Cependant, il y a un point qui l’a amusée dans le roman, c’est le traitement des femmes, dont la description est souvent tout aussi satirique que celle du magistrat Lo cité par Sylvie. Ainsi cette femme décrite comme « devant avoir été très belle », mais avec maintenant quelques rides et une allure trahissant son âge, et qui devait bien avoir dans les … trente ans ! Signe des temps bien sûr, mais aussi douce ironie.

 

Françoise s’est imaginé ce que pourrait donner une adaptation du roman au cinéma, avec des gestes opératiques comme le magistrat tirant sur sa barbe. Mais aussi le réalisme de certaines scènes, comme celle, rappelant Fabienne Verdier, du « fossoyeur » monté sur ses échelles pour réaliser une immense calligraphie sur un mur.

 

Enfin, elle est restée sous le charme des poèmes de Yu Xuanji.

 

Ces divers plaisirs de lecture en français étaient complétés par ceux nés de la lecture de la traduction du roman en chinois par deux des membres.

 

Assassins et poètes : lecture en traduction chinoise

 

-     Zh. Lingling a lu une traduction récente du roman de Van Gulik. Il en existe en effet plusieurs, et essentiellement deux : l’une publiée sous le titre « La mystérieuse affaire du renard noir » (《黑狐奇案》), et l’autre « L’affaire de la fête de la mi-automne » (中秋案》) publiée en 2021. L’une met en relief l’un des éléments de l’intrigue du roman, autour du personnage de l’étrange gardienne du Temple du Renard noir (Shrine of the Black Fox dans l’original anglais) – titre qui évoque aussitôt les anciennes superstitions autour des renards, et en particulier les « Contes de Liaozhai » de Pu Songling [6]. Quant à l’autre, il fait référence à la date à laquelle se passe l’histoire.

 

C’est donc cette version qu’a choisie Lingling, une traduction dans un style ancien qui correspond bien à l’atmosphère du roman et à la culture lettrée dont il témoigne, celle des principaux personnages du récit. Un récit dont l’essentiel ne lui semble pas être la trame policière, mais justement l’art avec lequel sont dépeints les personnages, leur culture et leur environnement.

 

Personnages tous intéressants, à commencer par la poétesse bien sûr, dont le nom évoque l’orchidée, mais aussi celui traduit par « fossoyeur » en français, mais qui est Moine Lu en chinois, un moine obèse, qui mange de la viande et boit tout son soûl, rappelant son alter ego le moine Lu Zhishen (鲁智深) alias Lu Da (鲁达) du grand classique « Au bord de l’eau » (《水浒传》). Un moine auquel Van Gulik prête un aspect bizarre un peu fantastique, qui incite à croire au départ que c’est lui le meurtrier.

 

Quant au véritable meurtrier, resté dans l’ombre, Van Gulik attend les toutes dernières pages pour le dévoiler, en en faisant une image de vrai psychopathe.

 

Lingling ajoute que la traduction est accompagnée d’une postface des traducteurs qui expliquent en particulier certaines des difficultés rencontrées lors de la traduction, et certaines particularités de l’original, par exemple l’utilisation d’expressions à contre-emploi, dont une par exemple tirée de la Bible… Par ailleurs, pour la petite histoire, les traducteurs racontent aussi dans leur postface que Van Gulik a dit qu’en écrivant son roman, il écoutait … une chanson française : « L’âme des poètes ».

 

-     MRC étant parti en Chine pour les fêtes du Nouvel An chinois, il a communiqué son avis par écrit, dont voici l’essentiel :

 

« [J’ai été] vraiment impressionné que l'auteur, en tant qu'occidental, soit capable d'en savoir autant sur la Chine, et de l’exprimer aussi bien. En même temps, je pense que le traducteur a joué un rôle important [dans la version chinoise…]

En général, j'aime les romans policiers parce qu'ils sont naturellement attrayants à lire, prenant grand soin de maintenir le suspense jusqu'à la toute fin.

Il y a en Chine toute une série d’histoires du Détective Di [Di Renjie (狄仁杰) ou Di Gong (狄公)] que je lis depuis mon enfance [7]. Ensuite, lorsque j'ai lu des romans policiers occidentaux, j'ai comparé avec les détectives occidentaux comme Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Le juge Di était aussi un chancelier réputé, que l'impératrice Wu Zetian appréciait beaucoup. Par conséquent, la série Di met en scène de nombreux événements politiques de l'époque, dont des complots contre Wu Zetian. Sont également dépeints de nombreux personnages politiques de l’entourage de Wu Zetian comme la princesse Taiping. De même, « Assassins et poètes » donne une idée de ce à quoi ressemblait les milieux officiels à l'époque.

 

La poésie dans le roman a également ses particularités. Cela me rappelle les nombreux poèmes que l’on trouve dans le Hongloumeng [le Rêve dans le pavillon rouge], que j’aime beaucoup. Je considère les poèmes comme une description réaliste et psychologique, mais ce n’est pas facile à maitriser dans un roman car le poème doit correspondre au niveau littéraire et à l’état mental du personnage. Dans « Assassins et poètes », le poème de la nonne taoïste n'exprime pas seulement son ressentiment, mais suggère également des indices pour résoudre l'affaire criminelle.

 

En même temps, à la réflexion, je me suis demandé quelle devait être la personnalité  d’un détective dans un roman policier : est-il censé agir comme un outil qui ne sert qu’à résoudre l’affaire, sans subjectivité personnelle ? Dans « Assassins et poètes », je trouve que Di est essentiellement un outil, trop transparent [auquel manque l’expression de sa propre subjectivité]. »

 

Et pour finir…

 

-     À l’étonnement général, Martine B. a dressé un véritable réquisitoire contre un roman qui, dit-elle, ne l’a pas enthousiasmée et l’a même agacée. Un roman qu’elle a lu deux fois, la première fois en ayant eu le sentiment de perdre son temps. Rien n’était clair : elle s’attendait à lire une enquête centrée sur la poétesse, mais en fait il y a deux enquêtes : une sur la mort de l’étudiant Song et une sur la mort de la danseuse Petit Phénix. Yo-lan lui a semblé finalement un personnage assez anecdotique dans le roman.

 

Van Gulik n’a pas réussi à la tenir en haleine. L’enquête lui a semblé compliquée, tournant et retournant sur elle-même pour finalement aboutir à un résultat peu crédible. Ce qui lui a paru le plus intéressant, comme dans tout roman policier à ses yeux, c’est la description de la société dans laquelle les personnages évoluent, avec une foule de détails sur la vie quotidienne et commerçante d’une petite ville, sur l’architecture des résidences de Chinois aisés, sur les vêtements portés aux différentes occasions, sur les rapports sociaux entre les différentes classes et sur l’organisation administrative des provinces. Mais elle s’est demandé si c’était bien une évocation de l’époque Tang. Elle a donc fait une deuxième lecture pour relever ce qui lui a semblé incongru : dans l’usage de nombreux termes – dans la traduction française qu’elle a lue[8] - termes dont elle donne longuement des exemples en en questionnant l’à-propos : outre certaines interjections, le terme de « coolie », celui de « lampe-tempête » ou de « plaque de cuivre » (apposée à la porte d’une demeure). Questionnements qu’elle justifie en se rapportant aux définitions données par wikipedia. Et qui se poursuivent en contestant point par point la véracité historique de certains détails de la société ou des situations des personnages dans le récit.

 

Il s’ensuit une discussion animée.

 

[BD. Van Gulik, dans l’original anglais, parle effectivement de « brass plaque », et de « coolie » dans l’un des derniers chapitres, mais il fait acheter une « lanterne » au juge Di.  

Personne n’est parfait, mais il faudrait être un historien particulièrement pointu pour contester les descriptions de Van Gulik dans leurs moindres détails, surtout s’agissant de la période Tang. Exemple : le film de Hou Hsiao-hsien sorti en 2015 sous le titre « The Assassin » (《刺客聂隐娘》), et qui est adapté du chuanqi « Nie Yinniang » (《聂隐娘》), de la même période des Tang. Lors de la préparation de son film, Hou Hsiao-hsien a demandé l’aide d’A Cheng (阿城) pour le détail des décors et des costumes, et A Cheng a passé des mois à étudier des textes.

Il n’y a sans doute pas la même recherche d’« authenticité » dans les romans de Van Gulik avec tout ce que le terme comporte d’ambigu dans sa définition même [9] ; il vaudrait sans doute mieux les considérer comme une fantaisie de sinologue et ne pas bouder son plaisir [10], car c’est une fantaisie d’érudit, appuyée sur de sérieuses recherches, il n’est pour s’en convaincre qu’à lire le manuel de jurisprudence du 13e siècle que Van Gulik  a traduit en anglais et dont il s’est inspiré pour ses romans, le Tangyin Bishi (棠隂比事), dont la traduction en français a été éditée avec préface, introduction et annotations de sa main :

Affaires résolues à l’ombre du poirier, Tallandier, 2007 (1ère édition Albin Michel 2002).]

 

Martine a ajouté avoir dans ces conditions préféré le roman de Qiu Xiaolong, tant pour l’intrigue que pour les développements sur le contexte historique. « Le rythme est bien meilleur, l’intrigue mieux menée et plus crédible et je n’ai pas de critique sur le vocabulaire employé, sauf pour ce qui concerne le « puzzle » de la p. 115… » Elle a beaucoup aimé la visite à la poétesse dans sa prison par un juge très humain, ainsi que les nombreux poèmes de Yu Xuanji cités tout au cours du récit [11].

 

Conclusion

 

BD. Les deux romans sont difficilement comparables. L’intrigue de Qiu Xiaolong est fondée sur une vision dramatisée du personnage de la poétesse et de ses relations amoureuses supposées, avec citations de nombre de ses poèmes comme éléments à charge, Qiu Xiaolong se posant lui-même comme poète, comme le juge Di dans son roman. Celle de Van Gulik est d’une complexité à rapprocher de la tradition des enquêtes policières chinoises (voir note 7) ; il part d’un meurtre secondaire qui va lui donner les éléments de solution finale, et ces éléments sont liés à des personnages qui ont trempé dans une histoire de révolte près de vingt ans auparavant, histoire qui nous ramène en filigrane à la période troublée de la deuxième moitié de la dynastie des Tang, après la révolte d’An Lushan.

 

Pour résumer : Qiu Xiaolong a choisi pour contexte celui du règne de Wu Zetian (7e siècle), règne pendant lequel a vécu le juge Di qui est l’exact contemporain de l’impératrice. Ce qui lui permet les développements historiques relevés, que l’on peut ou non apprécier. Van Gulik, lui, a gardé le juge Di, mais a replacé son histoire du vivant de la poétesse, au 9e siècle. Il s’en explique dans sa postface, mais en suggérant le contexte sans le préciser, ce n’est pas son propos.

 

Finalement, voilà deux romans par deux auteurs très différents sur un sujet commun qui, par leurs différences même, ont suscité des réactions très diverses, reflétant la personnalité et les goûts de chacun.e. On en retiendra l’intérêt partagé pour les poèmes de Yu Xuanji, voire le charme qu’ils ont opéré sur la majorité des membres du club.

 

Et quelques annonces pour terminer

 

La séance s’est terminée par quelques annonces de films prochainement à voir :

-     Le 28 janvier à l’Arlequin, reprise du film de Zhang Lü (张律) récemment primé au festival des 3-Continents à Nantes : « The Shadowless Tower » (《白塔之光》).

-     Du 2 au 11 février à Paris, 6e édition du festival Allers-Retours avec au moins trois films à voir : « Elegies » (《詩》), un documentaire de la réalisatrice hongkongaise Ann Hui (许鞍华), « Art College 1994 » (艺术家1994), le deuxième film d’animation de Liu Jian (刘健), et en clôture du festival, le dernier film de Pema Tseden « Snow Leopard » (《雪豹》).

-     Wang Bing (王兵) sera l’invité du festival pour une table ronde le 4 février.

On peut voir son film « Man in Black » en ce moment sur Arte.

 

Précisions à venir sur la programmation de cette nouvelle édition du festival.

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 28 février 2024

 

Retour à la littérature contemporaine avec une novella de Ren Xiaowen (任晓雯) :

 

-     Sur le balcon 《阳台上》trad. Brigitte Duzan, L’Asiathèque, coll. « Novella de Chine », 2021.

 

 


[1] Un roman à part dans l’œuvre de Qiu Xiaolong, puisqu’il s’agit d’un roman historique datant de 2019 : il s’agit d’une enquête du juge Di, sous les Tang, et non de l’inspecteur Chen Cao, alter ego de Qiu Xiaolong, inspecteur de police de Shanghai adolescent pendant la Révolution culturelle et actif dans les années 1990 (le lien étant cependant assuré, car l’histoire selon Qiu Xialong est censée avoir été écrite par Chen Cao). Chen Cao partage avec Qiu Xiaolong son amour de la poésie, d’où une enquête d’un juge Di poète, reposant pour beaucoup sur les poèmes de Yu Xuanji.

[2] Les lettrés avaient toujours quelque chose sur la tête, même à l’intérieur, sauf quand ils allaient se coucher.

[3] Exposition conçue pour le 150e anniversaire du retour d’Asie d’Henri Cernuschi (6 octobre 2023-4 février 2024).

[4] Il faut sans doute l’expliquer par le fait que Van Gulik a écrit son roman en 1967, et qu’on ne connaissait alors que très peu de poèmes de Yu Xuanji. Elle n’était d’ailleurs pas connue, c’est à partir de la fin des années 1990 que se sont développées les recherches sur les poétesses, et les femmes en général, de la période impériale, dans le cadre de l’émergences des gender studies aux Etats-Unis et à Hong Kong.

On peut donc porter au crédit de Van Gulik d’avoir écrit un roman sur la base de son histoire, dont on ne connaissait guère alors que les quelques lignes de sa biographie dans deux documents du 10e siècle, dont l’un conservé dans la grande encyclopédie du Taiping guangji où il avait dû la lire. Mais c’était une biographie elliptique dont il s’est bien gardé d’enjoliver les ellipses en brodant allègrement comme on l’a fait couramment.

[5] Traduction Leonard Ng, texte et traduction, avec cinq autres, sur le site Asymptote.

[7] Il s’agit d’un sous-genre littéraire de romans d’enquêtes policières dit gong’an xiaoshuo (公案小说) que connaissait très bien Van Gulik pour en avoir traduit et dont il s’est inspiré. Les histoires du Juge Di et celles du juge Bao ou Bao Zheng (包拯) sont les plus célèbres, tous deux étant des figures historiques, le second sous le règne de l’empereur Renzong des Song.

[8] Traduction d’Anne Krief qui est l’une des premières traductrices de Van Gulik.

[9] Même dans le film de Hou Hsiao-hsien, l’effet d’authentique n’est créé qu’en jouant sur le réel. On ne peut s’empêcher de penser à ce que disait Barthes à cet égard, en parlant de « l’effet de réel » que crée l’écriture de l’histoire et le « goût de toute notre civilisation pour l’effet de réel » (Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », p. 74).

[10] Comme l’a dit Virginia Woolf dans un essai de 1925 intitulé “How should one read a book ?” :

«  Do not dictate to your author; try to become him. Be his fellow-worker and accomplice. If you hang back, and reserve and criticize at first, you are preventing yourself from getting the fullest possible value from what you read. » 

[11] Voir n. 4.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.