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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 26 juin 2024

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 29 juin 2024

 

Pour la dernière séance de l’année 2023-24, le club de lecture était réuni ce 26 juin à la librairie Le Phénix : ce sera désormais son lieu de réunion et nous tenons à remercier chaleureusement la librairie, et tout spécialement Laura qui nous a facilité les choses et participera elle-même au club à la rentrée. Quel meilleur endroit souhaiter pour un club de lecture dédié à la littérature chinoise ?

 

Nous étions loin d’être au complet pour cette séance, l’été, et l’attrait du large, ayant fait quelques ravages dans les rangs, même si c’était parfois pour une noble cause, telle Geneviève nous écrivant de Toulouse où elle était partie participer à la 20e édition du « marathon des mots ».

 

Le programme de la séance lui-même était un peu plus léger que d’habitude (en nombre de pages), s’agissant d’une de ces nouvelles dites « moyennes » en chinois que, faute de mieux, on ne peut guère désigner en français que par un nom d’emprunt : novella. Celle au programme étant la troisième de la collection « Novella de Chine » de L’Asiathèque :

- Peut-être qu’il s’est passé quelque chose (《或有故事曾经发生》) de Lu Min (魯敏), 

   trad. Brigitte Duzan/ Zhang Guochuan, L’Asiathèque, 2024.

 

 

Peut-être qu’il s’est passé quelque chose

 

 

 

Novella initialement parue dans

 la revue Octobre de mars 2019

 

 

Une plongée dans la Chine urbaine d’aujourd’hui, à travers une enquête qui n’est en fait qu’un prétexte à satire incisive de la vie moderne.

 

Lectures croisées

 

-     Zh. Lingling débute en déclarant qu’elle n’a pas lu mais écouté la nouvelle, sur internet : elle voulait la lire en chinois et n’a pas réussi à en trouver le texte. C’est MRC, qui se trouvait dans la même situation, qui lui a envoyé le lien. Elle a complété avec des extraits du texte (les jours un et deux) pour avoir une idée du style de l’auteure.

 

Elle a trouvé l’histoire plutôt perturbante, et d’abord pour le côté essentiellement utilitariste de la vie et des préoccupations des personnages. On ne sent chez eux, dit-elle, aucune gentillesse, aucune sympathie entre eux, au mieux de l’indifférence, chez le père en particulier. Il y a même une sorte de méchanceté chez la colocataire de la jeune Mimi qui s’est suicidée, dans les propos qu’elle tient à son égard. La mère est peut-être un peu mieux, mais elle reste bizarre.

 

Ce côté utilitariste à outrance lui a semblé correspondre à la réalité chinoise, et en ce sens elle a trouvé que c’était très bien écrit. Mais c’est aussi très triste : même le journaliste, au départ, n’avait pour seule intention que de profiter du fait divers pour pouvoir sortir un papier qui fasse sensation et redore son blason auprès de sa cheffe. Cela ajoute encore une couche de cruauté à l’histoire.

 

-     Viola H. a commencé sa lecture en attendant une intrigue policière, surtout avec le compte à rebours imposé au journaliste au départ de son enquête. Pour se rendre compte très vite que c’était une fausse piste et qu’il s’agissait en fait d’une peinture de la société chinoise contemporaine.

 

Peinture très réussie, mais laissant une impression de manque d’empathie totale dans cette société, y compris chez les parents, doublée d’une impression d’étrangeté dans les réactions des uns et des autres. Au total, cela a été pour elle une découverte.

 

-     Dorothée MS a lu la nouvelle deux fois, la première fois, guidée elle aussi par la présentation du livre, pensant avoir affaire à une intrigue policière, et la deuxième fois après avoir compris que ce n’était pas la bonne approche.

 

Elle a trouvé sa deuxième lecture bien plus intéressante. Les portraits lui ont semblé très justes, et les personnages très proches de nous, avec une tendance à la fuite devant leurs responsabilités, par une distanciation de la réalité. Elle a bien apprécié le personnage du journaliste qui gagne en profondeur au fur et à mesure que progresse la narration : alors qu’il est d’abord attiré surtout par la gloire qu’il pourrait tirer de cette histoire de suicide, on finit par le découvrir peu à peu, et il est aussi torturé, il a autant de raisons de se suicider que les autres : en fait, tout le monde a une raison de le faire.

 

C’est la mère qui lui a semblé la plus authentique, avec sa colère et son réflexe d’autodéfense : bien sûr qu’elle est sur la défensive, dans toute société si un enfant se suicide, c’est forcément d’abord la faute de la mère. Mais elle au moins a réussi à se trouver, grâce à sa chorale, une activité qui lui permet de garder des contacts humains, elle est moins isolée que les autres.

 

Mais finalement, dans cette société d’où toute relation affective semble avoir disparu, chacun garde en soi le souvenir de sentiments passés : le père évoquant des souvenirs personnels de sa fille, et le journaliste repensant constamment aux kakis dans la cour de la maison paternelle, comme un leitmotiv nostalgique contrastant avec sa vie de paria urbain, et son refuge dans les fantasmes de ses dialogues par internet interposé avec la colocataire de Mimi.

 

Elle ajoute qu’elle a trouvé les notes très utiles.

 

-     Sylvie D. a elle aussi lu la nouvelle deux fois, et pour la même raison – pour s’être d’abord laissée entraîner dans ce qu’elle croyait être un histoire policière [1].

 

C’est une histoire où il semble ne rien se passer, et où rien ne semble s’être passé, mais ce n’est qu’une impression. Elle a cependant « décroché » dans le récit, faute de comprendre comment les jeunes pouvaient correspondre avec des images qui lui semblaient sans signification : elle se sentait d’un autre âge.

 

Le personnage qui l’a le plus frappée et qu’elle a trouvé le plus angoissant dans cette histoire, c’est celui du « mentor » du jeune journaliste. Personnage lui-même angoissé, nombriliste et mal dans sa peau, ne songeant finalement qu’à quitter la Chine, et préparant son départ.

 

-     Dans cette nouvelle entre fiction et non fiction qui laisse la fin ouverte, c’est en revanche toute l’imagerie des relations par internet et téléphones interposés qu’a particulièrement appréciée MRC (dans un avis envoyé de Wuhan où il est parti passer l’été) :

 

« C'est un zhongpian qui montre bien ce qu'est la Chine d'aujourd'hui, en particulier pour les jeunes. Selon moi, la vulgarisation des smartphones est le facteur le plus important, ce qui a profondément modifié la vie des Chinois au cours de la dernière décennie. Cela se reflète dans de nombreux détails de cette histoire : les expression d’argot internet, tel que « 100 000 plus » (10+qui signifie que le nombre cumulé de lecteurs d'un article sur internet atteint 100 000 ou plus, objectif de chaque praticien du secteur, car cela montre que l'article se vend suffisamment bien pour apporter des gains financiers significatifs) ; les jeux vidéo sur téléphones portables, comme « honneur de roi » (王者荣耀), le jeu mobile multijoueur 5 contre 5 le plus populaire en Chine, joué par plus de cent millions de Chinois, des écoliers aux personnes âgées, il est devenu un nouveau mode de communication sociale en Chine) ; les applications chinoises sur mobile (Wechat, weibo, les QR codes, etc.).

 

En outre, il y a des mots de dialectes, e.g. le mot «  ». Il n’a pas dû être facile de traduire ce zhongpian, parce qu’on ne trouve pas vraiment d’équivalents en français pour beaucoup de choses. 

 

Dans l'ensemble, on sent que la vulgarisation de l'internet mobile dans la société moderne, au lieu de rapprocher les gens, semble avoir eu l’effet contraire. Il ne semble pas y avoir de lien émotionnel très rassurant, chacun est une île isolée…. Ce qui s’est encore aggravé après 2020 en raison du covid. »

 

-     Françoise J. a bien apprécié ce tableau de la société d’aujourd’hui sous prétexte d’enquête : une critique du bonheur factice, et une peinture de solitude(s) extrême(s).

 

Dans cette histoire, tout le monde a des soucis, financiers et autres, tout le monde est malheureux. Personne n’en réchappe. Un seul semblait avoir un optimisme à toute épreuve et une foi infaillible en ses possibilités de réussite : l’ami colocataire du journaliste ; mais finalement, même chez celui-là, l’enthousiasme est factice : son armoire à pharmacie se révèle pleine d’antidépresseurs…

 

Lu Min suggère que tout le monde est responsable de cet état de fait ; comme elle fait dire au journaliste : « J’ai toujours pensé que ce qu’on appelle suicide, d’un certain point de vue, est en fait un homicide, une conspiration armée, un coup de couteau par-ci, un coup par-là… je le considère comme un meurtre… » (p. 163)  L’histoire est en fait un portrait inversé : plutôt que de Mimi, la suicidée, c’est du journaliste que Lu Min nous dresse le portrait, et on se demande s’il ne va pas finir comme elle : « Autant mourir… dit-il (p. 153), je serais alors un Mimi moi aussi…. »  Les gens se poseraient les mêmes questions : « Pourquoi diable est-il mort ? Tout allait bien… »

 

Françoise s’est par ailleurs amusée des prétentions du journaliste à « bien écrire », selon un modèle reconnu. Mais en fait le journalisme dont il est question n’a rien à voir avec l’écriture de non-fiction dont le « Livre vert » du jeune journaliste propose un modèle : ce que veut la « cheffe », ce sont des articles à sensation sur des thèmes qui font la fortune des magazines people : « artistes dans la dèche, … étudiants endettés jusqu’au cou, chirurgie plastique ratée, histoires juteuses de cadres haut placés, agression sexuelle par un intellectuel connu… » (p. 30).

 

-     Zh. Guochuan revient pour sa part sur le parcours de Lu Min qu’il lui semble important de rappeler  pour mieux comprendre ce qu’elle écrit, et comment elle l’écrit. Un tableau des franges urbaines de la société d’où émerge une impression de tristesse et de solitude.

 

Elle a commencé par une série de petits boulots. Et puis un jour, en regardant par la fenêtre les gens qui passaient dans la rue en bas de l’immeuble où elle travaillait, elle s’est dit qu’elle aimerait connaître leur vie, sans même encore penser à l’écrire. Ce sont donc les petites gens, au bas de l’échelle sociale, qui l’intéressent et constituent son principal sujet. La novella d’aujourd’hui est d’ailleurs inspirée d’un fait réel, que lui a raconté un ami qui venait de perdre sa fille dans des circonstances analogues.

 

Quant à l’écriture, un rien sarcastique, elle est en réaction à la mode de non-fiction qui est la forme actuelle du réalisme dans la littérature chinoise contemporaine. Lu Min s’en moque joyeusement par le biais du modèle d’écriture proposé par le « Livre vert » dont le journaliste a fait son livre de référence.

 

L’écriture correspond en même temps à la notion de « mélange » : mélange de styles (entre fiction et non-fiction), de genres (entre pseudo-policier et narration réaliste), de goûts et de caractères (pour les personnages). Ceux-ci ont tous, en effet, des aspects qui ne « collent pas », ou détonnent dans leur contexte, et se révèlent au détour de la narration. Le plus symbolique à cet égard est le personnage de la colocataire de Mimi qui s’est donné pour pseudonyme un nom japonais à la mode, Hatsune, et qui se passionne pour les jeux de rôle cosplay (issus de l’imagerie des mangas et des animes japonais) où elle finit de diluer complètement sa personnalité et son identité.

 

L’un des thèmes de prédilection de Lu Min est celui, perturbant, des « maladies cachées » dans la société, comme ici. Elle dresse un tableau critique mais, à la différence de bien des auteurs chinois aujourd’hui dont le discours est essentiellement pessimiste, elle laisse une ouverture, une petite lueur positive, mais il faut aller la chercher dans les souvenirs du passé, en l’occurrence, symboliques, les kakis dans la cour de la maison d’enfance du journaliste.

 

[Kakis qui rappellent les « pastèques volées » de Sheng Keyi (盛可以), dans un même regard rétrospectif empreint de nostalgie sur le paradis perdu de l’enfance]

 

Commentaires complémentaires

 

Lingling suggère de rapprocher la novella de la mode actuelle du tangping (躺平), se coucher et ne plus rien faire, et ce dans un double sens : contraint et forcé parce qu’on n’a pas d’emploi, ou tout simplement parce qu’on ne veut plus répondre aux directives et aux pressions pour toujours en faire plus, plus d’un enfant, plus d’argent, plus de tout. On finit par créer une société de psychopathes au boulot, dit-elle…

Mais c’est la même chose en France, lui est-il répondu, et cela s’appelle le présentéisme, précise Françoise.

 

Guochuan oppose à cette notion celle de neijuan (内卷) [2], la compétition interne à outrance, qui est, elle, totalement négative ; elle va dans le sens d’une course au rendement en fin de compte improductive, mais à laquelle il est difficile de se soustraire.

 

 

 

Tangping contre Neijuan

 

Tout cela crée des pressions souvent insupportables qui à elles seules peuvent inciter au suicide. Lingling rapporte une autre histoire de suicide qui s’est passée près de chez elle, au Sichuan, et qu’une amie lui a racontée – ce qui montre bien l’actualité du sujet de Lu Min : une jeune fille s’est suicidée parce qu’elle avait dû avorter et que son copain ne voulait pas payer les frais médicaux. Là, on connaît la raison du suicide, mais ce qui l’a choquée, c’est la réaction de certaines personnes du village : « Oh, maintenant, ces jeunes sont vraiment trop fragiles ! ».

 

Ce qui rappelle aussi les deux suicides évoqués dans « Le 7ème jour » (《第七天》) de Yu Hua (余华) [3]. Le suicide est omniprésent dans la littérature chinoise, mais, est-il souligné, ce sont toujours des suicides féminins…

 

__________

 

Brigitte Duzan avait commencé la séance par un bref compte rendu de la conférence du professeur Haun Saussy au Collège de France, le 25 juin : « Le chemin de l’exil, tournant décisif chez quelques poètes de la Chine classique ».

 

Exil aux marges de l’empire, imposé ou volontaire, ouvrant sur de nouveaux paysages, de nouvelles expériences au contact de peuples allogènes, concrétisés par une poésie auto-narrative et innovative. Le modèle de référence étant Qu Yuan (屈原) et les exemples cités, du 4e au 12e siècle, les poètes Xie Lingyun (谢灵运 385-décapité en 433, inventeur de la poésie de paysage),  Shen Quanqi (沈佺期 650-729) [4] et Su Shi (苏轼 1037-1101) – ce dernier banni trois fois, à Huangzhou, dans le Hubei, à Huizhou (惠州), près de Canton, et enfin à Danzhou (儋州) dans l’ile de Hainan. Comment résumer ma vie ? écrira-t-il à la fin de sa vie en marge d’un de ses portraits, ainsi : Huangzhou, Huizhou, Danzhou…

 

Mais ce sont aussi des régions de populations parlant des dialectes locaux difficilement compréhensibles pour un lettré venant d’ailleurs. Dans l’un des poèmes cités, le poète Liu Zongyuan (柳宗元) fait état, comme caractéristique de la vie locale, de devoir constamment traduire et retraduire (chóngyì 重译). C’est ce terme sur lequel a rebondi Stéphane Feuillas à la fin de la conférence ; en spécialiste de Su Shi [5], il a souligné l’importance, dans l’évolution de l’écriture du poète, de cette confrontation avec des langues inconnues, faisant de l’exil une « aliénation linguistique » se reflétant sans doute, selon lui, dans la raréfaction des images et la simplification de la forme des poèmes des dernières années de Su Shi.

 

Notes et commentaires sur la conférence et les trois interventions qui l’ont suivie :

http://www.chinese-shortstories.com/Cours_et_dossiers_Exil_des_poetes_H_Saussy_CdF_25_

06_24.htm

 

Ce sujet de l’exil en littérature, et en poésie, pourrait éventuellement constituer le thème d’un programme à venir du club de lecture. 

 

La fin de la séance a été consacrée à la présentation du programme des deux premières séances du club de lecture à la rentrée, consacrées au Zhuangzi et au Roman des Trois Royaumes.

 


  

Prochaine séance :

Le mercredi 18 septembre 2024

 

Le Zhuangzi ou Livre de maître Zhuang

Traductions :

- Les œuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2006.

- L’œuvre complète de Tchouang-tseu, Gallimard-UNESCO, coll. « Connaissance de l’Orient », trad., préface et notes de Liou Kia-hway, 1969.

Texte original en ligne : http://www.guoxue.com/?book=zhuangzi

 

La meilleure introduction :

- Zhuangzi à l’école du Dao, dans : Histoire de la pensée chinoise (chap. 4) d’Anne Cheng, éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1997/2002.

 

Quelques essais :

- Essai sur le Zhuangzi, nature et politique, de Marc-Antoine Helleboid, préface de Jean Lévi, éd. Apogée, coll. « Ateliers populaires de philosophie », 2024.

- Et autres comme indiqué à la fin de l’article en référence.

 

 


[1] Ce qui incite à réfléchir sur les présentations d’œuvres qui orientent (faussement) le regard des lecteurs : on avait rencontré le même problème pour la novella de Ren Xiaowen (任晓雯) « Sur le balcon » (《阳台上》).

Voir le compte rendu de la séance.

[2] Néologisme emprunté à un terme de biologie apparu vers 2017, désignant une course croissante au rendement et à la performance personnelle, qui finit par être contre-productive dans un contexte de ressources limitées.

[4] Envoyé en exil dans ce qui est aujourd’hui le Vietnam pour avoir occupé un poste officiel pendant l’interrègne de l’impératrice Wu Zetian, il a apporté une contribution majeure au développement de la poésie chinoise pentasyllabique (五言律诗).

[5] Voir en particulier « Commémorations » publié en édition bilingue aux Belles Lettres (coll. Bibliothèque chinoise, 2010).

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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