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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 28 février 2024

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 2 mars 2024 

 

Cette sixième séance de l’année 2023-2024 était consacrée à la première novella de la collection « Novella de Chine » de L’Asiathèque :

-          Sur le balcon 《阳台上》de Ren Xiaowen (任晓雯trad. Brigitte Duzan, L’Asiathèque, 2021.

 

 

Sur le balcon

 

 

La séance a commencé par un retour sur les propos échangés lors de la séance précédente lorsque Dorothée MS avait évoqué Le Chant de la terre de Mahler en expliquant que les lieder étaient inspirés de poèmes chinois. Une première recherche en avait donné les auteurs et les titres (donnés dans le compte rendu), Geneviève B. a poursuivi en allant chez sa sœur compulser le « Gustav Mahler » d’Henri-Louis de La Grange [1] qui comporte tout un chapitre sur ce cycle de lieder, avec en particulier tous les détails sur les traductions des poèmes. L’idée a été lancée d’une séance spéciale du club consacrée aux poèmes et aux lieder, textes et musique.

 

C’est après ce prologue que l’on est passé à la novella de Ren Xiaowen. Après deux premiers avis négatifs, un troisième mitigé, la teneur générale des impressions de lecture s’est révélée positive, voire très positive. Mais le plus intéressant tient bien sûr aux raisons des positions de chacun.e et à leurs nuances.

 

 

Sur le balcon, édition chinoise 2017

 (recueil de nouvelles)

 

 

À noter : la plupart des membres du club avaient lu le texte deux fois ! Une première fois pour arriver au bout du suspense, et une deuxième fois pour mieux relire, la curiosité de savoir « comment cela se finissait » une fois satisfaite. Deuxième lecture qui est d’ailleurs en quelque sorte suggérée par la fin du récit qui ramène au début, en apportant une solution à la tension créée dans la première scène. Et deuxième lecture permettant de mieux saisir les subtilités du texte [2].

 

Réfractaires à la déprime et au manque de sentiment

 

-     Giselle H. a tout de suite déclaré que, non, elle n’avait pas beaucoup aimé cette histoire car elle l’avait trouvée déprimante.

 

Tout en lui reconnaissant des côtés poétiques et visuels, elle n’a pas été touchée par la narration et a trouvé les personnages « tristes à pleurer ». Surtout le personnage de Shanshan.

Mais, objecte Christiane P., l’approche est subtile, on ne se rend pas compte tout de suite qu’elle est un peu demeurée ; elle apparaît comme dans un autre monde.

 

-     Geneviève B. a ressenti la même impression à la lecture d’une histoire à laquelle elle n’a pas accroché car les personnages sont dépeints sans aucun sentiment ; ils sont bruts, sans éducation… Elle s’est trouvée incapable d’adhérer au récit faute de pouvoir s’assimiler aux personnages.

 

La seule chose qui l’a vraiment intéressée et touchée est ce qui concerne l’expropriation, au début. Il s’est en effet passé un peu la même chose au Plessis-Robinson [où elle habite] dans les années 1980 : il y avait des quartiers entiers de HLM un peu déglingués qui ont été détruits pour en reconstruire des neufs plus « beaux ». Il y a donc eu là aussi des drames liés aux expropriations. Elle a donc adhéré à ce début de la narration, mais pas à la suite.

 

-     Christiane P. n’a pas non plus adhéré à cette histoire, pour des raisons similaires : elle est restée à l’extérieur, sans ressentir aucune émotion, sauf à de brefs instants, l’instant poétique, par exemple, où Zhang Yingxiong aperçoit le grain de beauté dans le miroir où se regarde Lu Shanshan et qu’il lui rappelle sa mère.

 

Elle a été sensible au réalisme d’une narration qui s’applique à montrer la dureté d’une société où les jeunes comme ceux que dépeint la narratrice ont du mal à s’intégrer, ainsi qu’à la complexité du personnage de Zhang Yingxiong, incapable d’être un dur. Mais ce qu’elle aime dans la littérature chinoise, ce sont les grandes sagas familiales, et là elle est restée sur sa faim.

 

[Ce que Christiane aurait donc plus apprécié, de Ren Xiaowen, c’est son roman Haoren Song Meiyong (《好人宋没用》) qui dépeint justement la vie d’une femme de 1921 à 1995, dans le genre saga familiale, avec bien sûr une touche très personnelle. Mais il n’a pas été traduit, faute d’avoir trouvé un éditeur intéressé…]

 

 

Haoren Song Meiyong

 

 

Intérêt, voire bonheur de lecture

 

-     Marion J. a contré ces premiers avis en apportant une vision différente : elle a été portée par le suspense, et a apprécié la fin ouverte, comme une sorte de rédemption.

 

Elle a particulièrement aimé la manière très lente, donc très réaliste et plausible, dont est dépeinte l’évolution du personnage principal, de la mort du père à la rencontre avec son semi-voyou de colocataire. Celui-ci lui apprend, ou plutôt aimerait lui apprendre, à voler, à tromper, tout en disant que « lui aussi aurait bien aimé devenir quelqu’un de bien »… dur, certes, mais avec un fond de faiblesse.

 

Le fond est noir, c’est la réalité sociale que l’on connaît, mais avec des nuances en profondeur :

- des touches poétiques d’autant plus touchantes, traduites en gestes simples, comme le père appuyant la tête sur la poitrine de sa femme pour mourir, apaisé, ou la « scène du point de beauté » déjà évoquée ; Marion retient la description des seins de Lu Shanshan (tout frais, comme deux cuillérées de gelée) pour une anthologie à faire sur le sujet.

- des touches d’humour aussi, très rapides : satire des modes de vie moderne, comme le choix d’un prénom anglais par un serveuse pour faire branché, ou la scène du vélo resté coincé dans une porte tournante qui n’a en elle-même plus de raison d’être car le quartier est rasé. Satire aussi des modes de fonctionnement de l’administration, avec ce fonctionnaire qui passe à minuit pour être sûr qu’il rencontrera les gens qu’il doit voir et qui poursuit le père jusqu’au bord de son lit. Satire des mentalités et observation acérée des différences de milieu.

- les mille petits détails réalistes, comme le jeune prenant toutes ses aises dans le bus, ce qui l’a fait rire en visualisant la scène.

 

Ce qu’elle a beaucoup aimé, surtout, c’est la lente évolution du personnage de Yingxiong, qui ne se laisse pas entraîner par son copain, et ne tombe pas dans le monde des voyous où il n’a pas plus sa place que dans celui des « gens bien ». Sa relation avec sa mère, avec tous ses non-dits, lui a semblé particulièrement touchante.

 

-     C’est aussi ce qu’a trouvé Françoise J. qui, dit-elle en répondant à Christiane P. avec un clin d’œil, n’aime pas les grandes sagas. Ce qu’elle a aimé, justement, c’est cette narration très économe, procédant par petites touches. C’est quand même étonnant, dit-elle, combien l’auteure a réussi à dire autant de choses sur la société en aussi peu de pages.

 

C’est que tout est dit en passant, et en particulier la pression sociale de tous côtés, pour avoir un bon boulot, de l’argent, une voiture, une femme…  mais aussi le laxisme moral (pour ne pas dire corruption) que cela entraîne, et que l’on trouve résumé en quelques lignes dans le dialogue des voisins du quartier qui expliquent comment ils se sont débrouillés pour déclarer plus de mètres carrés qu’ils n’en avaient en réalité pour augmenter d’autant leur indemnité d’expropriation, entre autres en déclarant un pigeonnier dans leur surface habitable.

 

À la deuxième lecture, elle a remarqué que les personnages sont pour la plupart dépeints deux par deux, dans des relations d’attrait/répulsion : père et fils pour commencer, puis mère et fils, Yingxiong et son copain Shen Zhong, Shanshan et son père mais aussi Shanshan et son prétendant sans scrupule, etc. Et chaque personnage a sa part d’ombre et d’émotion, voire de tendresse refoulée. Tendresse qui affleure de temps à autre, par exemple dans la description de la mort du père.

(Oui, opine Marion, comme aussi, à la fin, quand Yingxiong, ayant enlacé Shanshan, desserre son étreinte « en se souvenant de moments heureux du passé »).

Françoise a aussi bien aimé l’humour, souvent dans une brève remarque : le temps avait « ses sautes d’humeur », pluie et brouillard, et le patron était renfrogné - « Le ciel a son retour d’âge, dit Shen Zhong, mais le patron aussi ».

 

-     Sylvie D. a elle aussi lu le récit deux fois, une première fois très vite pour éliminer le suspense, mais trop vite : c’est la deuxième fois qu’elle a vraiment apprécié la narration.

 

Ce qui lui a beaucoup plu, c’est la description de la réalité sociale à travers des bribes de dialogues, ou des scènes très courtes, apparemment banales, comme celle des cigarettes de luxe frelatées. Pour elle, c’est un témoignage sur toute une époque, et un témoignage émouvant par les détails pleins d’humour et de poésie, par exemple la description du père pelant une pomme à sa fille, avec une tendresse retenue. Les sentiments affleurent sous la surface très dure à travers les petits gestes du quotidien.

 

-     Zh. Guochuan a lu « Sur le balcon » à sa parution, et a également vu le film qui en a été adapté, en 2019. Elle a apprécié l’interprétation de l’actrice Zhou Dongyu (周冬雨) et la fin « lumineuse », pleine de compassion pour les marginaux de la société.

 

[Film d’un excellent réalisateur qui a malheureusement été laminé par la censure et, après plusieurs sorties reportées, a fini par sortir en mars 2019, grâce à l’actrice qui avait participé à la production, mais dénaturé. Restent de très belles images, et le regret que l’on ne puisse voir le film dans sa conception originale.]

 

 

Sur le balcon, le film

 

 

 Guochuan a particulièrement apprécié la novella parce qu’elle tranche sur les séries et films chinois actuels qui traitent de sujets similaires, mais en présentant des jeunes issus de la campagne comme des exemples de brillantes réussites sociales. « Sur le balcon », en ce sens, l’a intéressée comme allant à l’encontre du courant principal au cinéma. Elle a trouvé en outre que la narratrice a su rendre une atmosphère qui correspond à celle qu’elle a pu elle-même observer en rentrant chez elle pendant les vacances : des jeunes, et moins jeunes, qui n’ont d’autres loisirs en sortant du « boulot » que de rester collés sur leur téléphone.

 

Elle a trouvé par ailleurs que le récit posait un problème social occulté en Chine, au moins dans la société urbaine : celui des handicapés. Il n’y a pas d’aides publiques, pas de politique d’assistance aux familles, il n’y a même pas le vocabulaire pour désigner certaines pathologies, qu’elle a découvertes en France.

(ce qui suscite non un débat, mais la remarque que les politiques en France, dans ce domaine, ne datent pas de longtemps).

 

Elle a bien aimé la description en demi-teinte du « héros » qui est loin d’en être un : la mort de son père suscite en lui un désir de vengeance, mais il ne sait pas comment faire : il est incapable de devenir « méchant ». C’est l’éternelle histoire des faibles…

 

Trois absents-malgré-eux ont témoigné par mail de la forte impression que leur a laissée la lecture de cette histoire.

 

-     Dorothée MS

« "Sur le balcon" m'a impressionnée. Le père est victime d'une injustice et en meurt. Le désir de vengeance fait sortir son fils de sa léthargie, il trouve un travail et un logement, mais l'objet de son désir de vengeance est un père qui vit avec sa fille handicapée …  Ce qui m'a plu c'est la manière dont tout s'enchaîne sans avoir été voulu.
Je viens d'écouter sur France Culture (dans  'cultures monde') l'émission consacrée à  "la colère des petits propriétaires en Chine"
[3] et cette nouvelle me paraît comme une mise en images de l'actualité chinoise. 

La scène de l'huile de vidange recyclée (p. 44) m'a rappelé les scènes de 'repas' dans le film 'Jeunesse' de Wang Bing...»

 

-     Zhang RC (de Chine)

« J’ai beaucoup apprécié cette novella. Les personnages sont finement dessinés, sans beaucoup de mots, dans un langage graphique, dépeints de telle sorte qu’ils sont mémorables. Dans l’ensemble, il y a peu de jugement, juste des présentations, ce qui permet de multiples interprétations de la part du lecteur, et la fin ouverte va dans le même sens.

Ensuite, j'ai regardé une vidéo d’une interview de Ren Xiaowen : quand elle parle, son rythme et son accent sont très shanghaïens ; bien qu'elle paraisse élégante et raffinée, elle parle avec sobriété, simplicité et sincérité. C'est une chose curieuse qu’elle puisse écrire en détail sur des vies de classes qui semblent être très éloignées de la sienne, et d’écrire d’une manière froide mais avec une réelle compassion. Elle mentionne dans l'interview qu'elle avait eu elle aussi ses propres difficultés. Quand elle avait vingt ans, elle éprouvait un certain ressentiment à l'égard de la société. C'est peut-être cette expérience qui lui a permis de mieux écrire sur ces personnages des couches modestes.

Dans cette interview, Ren Xiaowen dit qu'elle peut sentir « l'odeur » de Shanghai parce qu'elle y est née et y a grandi. Je peux comprendre ce sentiment, je ressens la même chose pour Wuhan, surtout lorsque je me promène dans les vieux quartiers ces jours-ci. Je constate qu'il y en a que je ne reconnais plus, tandis que d'autres restent dans un état de délabrement tel qu'il était il y a trente ans. Nous vivons une époque qui a connu d’énormes changements(沧海桑田), mais qui conserve encore de nombreuses traces ineffaçables.»

 

-     UB

« Pour ma part, j'ai bien aimé le style sobre, précis, avec ses moments de flottement presque oniriques, et puis l'atmosphère générale, très spéciale, à la fois fondamentalement déprimante et (je trouve) assez lumineuse ou légère (par rapport à la noirceur d'un Hu Bo par exemple) [4]. J'ai trouvé particulièrement émouvant le passage de la mort du père (qui pose sa tête contre la poitrine de la mère), toute en douceur et en subtilité. Et puis les pleurs du héros sur le palier. Très touchante aussi la relation entre les deux garçons, l'amitié qui se noue comme à corps défendant sur une base qui paraît hostile. C'était surprenant, je trouve, presque autant que la surprise centrale du rapport (finalement pas 100% prédateur) entre le héros et la jeune fille. Tout cela m'a fait penser aux amputés de Zhuangzi, ces boiteux, infirmes, autistes ou simples d'esprits qui sont plus proches du dao que ne le seront jamais les disciples les plus zélés. Et puis mention spéciale aux gemmes de jeux-vidéos qui assurent le triomphe des riches même en matière de divertissement ! J'avoue que j'ai corné cette page. » 

 

Ces impressions de lecture se terminaient par une question :

-          Comptez-vous traduire ou avez-vous déjà traduit d'autres textes de Ren Xiaowen ? 

Réponse :

Je n’ai traduit jusqu’ici que trois très courtes nouvelles, extraites de ses « Vies fugitives », dont une pour la revue Jentayu (n° 6), les deux autres sont en ligne : Yuan Gendi 《袁跟弟》 et Cao Yaping 《曹亚平》

J’aimerais traduire son recueil « La troisième sœur Zhu » (《朱三小姐的一生》), mais pour l’instant sans avoir trouvé d’éditeur.

 

La séance s’est terminée sur une précision concernant la dernière séance de l’année, celle du 26 juin. Elle devait à l’origine être consacrée à une novella de science-fiction féminine qui devait être la troisième de la collection « Novella de Chine » de L’Asiathèque, mais la traduction a pris du retard et ne sera publiée qu’à l’automne ; elle sera au programme de l’an prochain. Pour la séance de juin est proposée la novella de Lu Min qui a été publiée avec au contraire quelques mois d’avance.

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 27 mars 2024

 

- Battre les cartes《洗牌年代》de Jin Yucheng (金宇澄), trad. Stéphane Lévêque et Yannan Wu avec le concours d’Alexandre Pateau, illustrations intérieures et de couverture par l’auteur, éd. Picquier, 2022, 160 p.

 

Et/ou en complément, du même auteur, mais en traduction anglaise :

A Nest of Nine Boxes, 4 nouvelles, trad. Yawtsong Lee, Better Link Press, 2016, 184 p.

 


 

Programme prévisionnel 2024-2025 :

http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_programme_2024_2025.htm

 

 


[1] En trois tomes chez Fayard.

[3] France Culture, Cultures du monde, thème Crises du logement, épisode 2, à écouter en podcast :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/chine-la-colere-des-proprietaires-2187993

[4] Un auteur de nouvelles connu surtout pour le film qu’il en a adapté : « An Elephant Sitting Still » (《大象席地而坐》).


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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