Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 22
novembre 2023
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 25 novembre 2023
« Les
mythes sont faits pour que l’imagination les anime »
(Albert Camus, Le mythe de Sisyphe)
Au programme
de cette troisième séance de l’année :
- Les
quatre livres (《四书》),
de
Yan Lianke (阎连科),
trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier 2012, Picquier poche
2015.
Et en
parallèle : « Le mythe de Sisyphe » de Camus, Gallimard,
coll. « Les
Essais », 1942,
coll. « Folio Essais » 1985.
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Les
quatre livres, Philippe Picquier |
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Roman magistral (au sens de masterwork, sans aller
jusqu’à parler de chef-d’œuvre), c’était le dernier volet de
notre trilogie consacrée aux camps de
laogai
,
mais il dépassait largement ce thème en étant plus
spécifiquement une satire du Grand Bond en avant et de la Grande
Famine qui en a résulté, et une critique de la responsabilité
des intellectuels face au pouvoir dans de telles circonstances.
Nous étions au
complet pour cette occasion, sauf Lingling retenue par un
cours tardif et désolée de ne pouvoir dire sa passion pour
l’auteur, et ce livre en particulier. Livre qui n’a laissé
personne indifférent, avec des nuances tenant évidemment aux
goûts de chacun, mais ici en outre à la difficulté de lecture et
aux multiples questions que celle-ci ne cesse de susciter, y
compris une fois le livre refermé.
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Les quatre livres, éd.
taïwanaise |
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Intérêt
de lecture entre fascination et haut-le-cœur
- Martine B.
a ouvert le feu avec un avis assez représentatif de la tonalité
générale. La première moitié du livre l’a franchement ennuyée,
tout en lui causant un certain malaise. Elle l’aurait volontiers
refermé, mais le sens du devoir l’a rappelée à l’ordre : pour le
club, il lui fallait l’avoir lu. C’est donc avec ce sentiment
qu’elle a abordé la deuxième partie, et là, tout a changé car
elle a trouvé de superbes images qui l’ont enchantée. Et elle
lit un long passage descriptif où le choix des couleurs
associées à l’évocation de sensations physiques l’ont captivée
par la pure virtuosité de l’écriture transformant l’horreur de
la réalité dépeinte en une sorte de féérie – il s’agissait du
passage décrivant l’écrivain s’entaillant les veines pour
recueillir son sang (d’une tiédeur rose pâle) afin de nourrir
son blé et avoir des épis hors normes, dignes de sa promesse
extravagante.
[reflétant
bien, dans sa démesure même, la réalité du Grand Bond en avant]
La lecture à
haute voix souligne l’espèce de pouvoir incantatoire de
l’écriture dans ce roman. On est dans un registre de merveilleux
comme chorégraphié, dit Martine. Ce qui provoque une
réaction horrifiée de Geneviève B. et de Giselle H.
(qui a fermé les yeux pendant la lecture) : pour elles, on est
là à la limite de l’insupportable.
- Marion J.
avoue avoir tenté une première lecture il y a quelques années,
qui s’est soldée par un échec. Elle l’a reprise pour la séance
du club. Comme Martine, elle a trouvé une grande différence
entre la première partie, et même plus précisément le premier
tiers du roman, et la suite. Mais aussi une grande différence
avec les autres livres de Yan Lianke qu’elle avait lus
jusque-là – les romans comme « Servir le peuple », les souvenirs
de son père ou encore « Les jours, les mois, les années ». Elle
n’a pas retrouvé l’humour des romans, mais plutôt un certain
cynisme dans la manière dont est présentée la dénonciation comme
manière de se concilier les faveurs du chef (de l’Enfant du
ciel) et de gagner des petites fleurs.
Elle a été
frappée par l’infantilisme de cette attitude. Et elle a été
frappée de trouver dans un dossier récent de The Economist
consacré à la Chine des photos de soldats décorés de grosses
fleurs rouges sur la poitrine, attestant que ces fleurs ne sont
pas une invention de Yan Lianke pour les besoins de son récit.
[C’est une
image que l’on retrouve effectivement dans la littérature
contemporaine comme au cinéma. Par exemple, un des personnages
féminins du roman de
Yan Geling (严歌苓)
Fanghua
(《芳华》)
est une soldate dont on a fait une héroïne de guerre et qui,
revenant du front (vietnamien, en 1979), est décorée à sa
descente du train de ces grosses fleurs rouges. De même, dans le
deuxième recueil de nouvelles récemment traduites de
Pema Tseden,
« J’ai
écrasé un mouton »,
le « héros » de la deuxième nouvelle – « Je suis un bélier » (《我是一只种羊》)
– est également décoré de fleurs rouges, lui à sa descente
d’avion, pour reconnaître ses aptitudes exceptionnelles à la
procréation, qui d’ailleurs évoquent avec humour une démesure
digne du Grand Bond en avant.]
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Nouvelles recrues de
l’Armée populaire décorées de fleurs rouges |
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Il y a quelque
chose d’extraordinaire dans ce livre, y compris dans le cynisme
du ton. Elle a trouvé que la fabrication de l’acier était
dépeinte comme du théâtre et a beaucoup apprécié les moments de
poésie, avec des expressions imagées comme ces pieds « comme des
cerfs-volants entravés par une corde ». Sans parler de la
construction en « quatre livres » de styles différents, dont
biblique dans le premier.
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Cérémonie de
démobilisation |
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Elle pose
d’ailleurs à ce sujet la question qu’elle s’est posée : celle de
l’intérêt manifeste de Yan Lianke pour la Bible, sans qu’il soit
ni chrétien ni plus généralement « religieux ». Question reprise
par plusieurs autres membres en posant aussi celle de la
« religiosité » des Chinois, supposés justement ne pas avoir de
religion, peut-être plutôt une spiritualité est-il suggéré.
[Pour ce qui
concerne la Bible, précise Brigitte Duzan, elle a fait l’objet
d’une traduction en chinois au début du 20e siècle :
1904 pour l’Ancien Testament, 1909 pour la totalité. C’était au
début du mouvement de la Nouvelle Culture, et Lu Xun en
particulier s’y est alors beaucoup intéressé ; on en retrouve
des traces dans beaucoup de ses récits, et en particulier dans
ses poèmes en prose « L’herbe sauvage » (Yecao《野草》).
Après la Révolution culturelle, dans le renouveau littéraire et
culturel de la fin des années 1970 et du début des années 1980,
les jeunes poètes et écrivains ont trouvé dans les souffrances
du Christ des échos aux leurs et ont utilisé des métaphores
bibliques dans leurs poèmes en particulier. Yan Lianke s’inscrit
dans ce contexte en utilisant dans son roman des thèmes
bibliques et en faisant de l’Enfant du ciel une image
christique. Il est à noter que, dans son ouvrage de théorie,
Faxian
xiaoshuo
(《发现小说》)
,
il a posé la Bible comme un exemple avant l’heure de
mythoréalisme. Ouvrage de théorie écrit en parallèle avec « Les
quatre livres ».]
|
Faxian xiaoshuo,
éd. 2011 |
|
- Giselle H.
est de celles qui ont trouvé difficilement supportables les
descriptions longues à plaisir du sang versé comme un rituel
sacrificiel, et des scènes de cannibalisme comme principe de
survie. Le livre lui apparaît comme un « tour de force », avec
de belles descriptions de la nature rappelant les racines de
l’auteur, et l’attrait du personnage de Musique, seule femme
dans l’histoire ; mais elle a eu du mal à surmonter le peu de
crédibilité de divers épisodes, de la fabrication de l’acier à
la culture irriguée par du sang. Elle a plusieurs fois failli
arrêter sa lecture.
- Ce qui amène
une réflexion générale sur la nécessité de prendre et reprendre
la lecture de ce livre, au gré des allusions et références à
éclaircir, de le lire, puis de le relire autrement. Et parmi les
références que l’on se perd à vouloir cerner : celles concernant
l’Enfant au centre du récit en lequel s’affrontent raison et
irrationnel, candeur et cruauté, image de démiurge tout puissant
entre ange et démon, de bouddha enfant hanté par l’idée de
sacrifice expiatoire, mais sacrifice un rien narcissique. Les
idées fusent, aucune ne semble pouvoir épuiser la richesse des
références en toile de fond du personnage.
- Geneviève
B. aurait aimé revenir sur le livre d’un point de vue
philosophique, mais, vu la discussion précédente, se dit qu’il
faudrait le reformuler en parlant de spiritualité.
Elle a
apprécié d’avoir, au début du dernier « livre », l’explication
de ce que sont les trois autres, fiction dans la fiction qui
ajoute un nouvelle profondeur à la construction. Elle a aussi
bien aimé la métaphore du Vieux Lit pour replacer le récit dans
le contexte des errances récurrentes du Yangtsé, aux sources de
la civilisation chinoise mais aussi image des souffrances
répétées du peuple.
- Françoise
J. a eu beaucoup de mal à entrer dans le roman car elle l’a
lu après « En songeant à mon père » qu’elle a bien plus aimé. En
fait, elle a pensé un moment qu’il serait intéressant de ne pas
respecter le découpage des différentes parties et de lire tout
le « livre » de l’Enfant du ciel, puis tout Le Vieux Lit, etc.
en se demandant ce que cela donnerait. Elle a trouvé l’Enfant
fascinant, dans son double aspect mi-ange mi-démon, mais elle
n’a pas compris l’idée du Nouveau Mythe de Sisyphe. Ce qui lui a
plu, c’est le style : le rythme de la phrase et, comme beaucoup
d’autres, les images dans les descriptions.
Quant à
l’histoire elle-même de cette Famine provoquée par un pouvoir
politique, elle en trouve la récurrence dans beaucoup d’autres
pays, avec la même démesure délirante, de l’Ukraine sous Staline
à Cuba sous Castro.
- Sylvie D.
avait beaucoup aimé « En songeant à mon père » et « Les jours,
les mois, les années », pour les odeurs, les couleurs, la magie
de la terre. Elle a retrouvé ces qualités d’écriture dans
certains passage des « Quatre livres » (ce qui a trait à la
culture du blé). Mais elle a décroché surtout à partir de
l’épisode de la « pente magique » qui lui a semblé exagéré.
Ensuite, elle a eu du mal à suivre, en particulier quand les
détenus, cherchant à s’enfuir, se retrouvent dans une spirale
infernale à tourner en rond sans parvenir à trouver une
échappatoire : image d’un univers fermé, où règne partout la
même famine, la même désolation. Univers étouffant,
insupportable.
- UB
avait fini le livre la veille, il en était donc encore à
chercher à comprendre… Mais il avait été heureusement surpris de
ne pas se retrouver avec une énième saga familiale, foisonnante
de personnages et d’intrigues secondaires, sur trois ou quatre
générations, comme souvent en littérature chinoise au 20e
siècle. Ici le récit est dès le départ très économique. Simple
bien que délirant. Peinture d’un embrigadement total, ménageant
des épisodes déchirants, comme la mort de Musique. Et allant
crescendo vers une véritable apothéose finale.
Précision a
posteriori :
C’est le livre
qu’il a préféré, parmi les derniers programmés dans le club,
avec
Bailuyuan
(Le
pays du cerf blanc).
Un roman
incitant au questionnement
- MRC –
qui a lu le roman en chinois - a vérifié sur douban (site
chinois concurrent de wikipedia) que le livre n’était pas
totalement censuré ; on trouve toujours sur le site une page sur
le roman, avec non seulement un résumé, la mention qu’il a eu le
prix Kafka en 2014, mais aussi une table des matières très
détaillée, une présentation de chacun des personnages, dans leur
complexité, et des analyses et commentaires très fouillés
.
Le roman lui a
été utile en l’aidant à comprendre l’histoire du Grand Bond en
avant et de la Grande Famine, et donc la génération de ses
parents et grands-parents qui ont vécu cette période ; il a
ressenti toute la différence qui le sépare d’une génération qui
a vécu tout cela. Le « fossé entre générations » prend là tout
son sens. En lisant cette histoire, dit-il, on comprend que les
Chinois soient obsédés par la nourriture, qu’ils pensent
toujours à manger, et que ce soit plus important pour eux que la
liberté. C’est donc une lecture pour tout le monde, Chinois et
étrangers, pour une meilleure compréhension de la réalité
chinoise.
Mais il s’est
demandé si ce genre de désastre humain n’est pas une fatalité
récurrente dans le monde.
Par ailleurs,
il a écouté une interview de Yan Lianke où il parle des
analogies entre son village et le camp 99 au sens où règnent
toujours des idées faussées par l’ignorance et l’absurdité, et
le fait que les villageois sont sensibles aux avantages
matériels qui leur sont octroyés, comme de maigres couvertures
de Sécurité sociale, ce qui leur fait oublier le reste.
- Ceci dit, il
se demande si les œuvres littéraires qui montrent ces côtés
extrêmes et sombres de la réalité ont forcément plus de valeur
littéraire que les autres. Question qui soulève automatiquement
une discussion. Les livres chinois traduits et publiés en France
sont en grande partie des œuvres critiques de la politique
chinoise, que ce soit dans le passé ou aujourd’hui. Ce sont les
sujets que privilégient les éditeurs français.
Marion
rappelle le soutien au maoïsme d’une grande partie de la
génération des Sollers et autres « maos », qui est en soi une
responsabilité, et qui a peut-être encore des répercussions sur
les mentalités.
Le pendule
semble être parti dans l’autre sens. À force d’inonder les
lecteurs de livres sur les horreurs des camps, de la Révolution
culturelle et autres calamités politiques, les éditeurs ont fini
par lasser et aujourd’hui plus personne en France n’a envie de
lire encore une énième version du même sujet.
[Ce qui
expliquerait peut-être une partie du succès de la
science-fiction et des romans policiers chinois. Et de la
littérature japonaise et coréenne.]
-
Christiane P. avait plusieurs pages de notes de lecture dont
elle a donné une synthèse faisant ressortir la richesse du
roman. Ce
qui l’a particulièrement intéressée dans la démarche de Yan
Lianke, c’est l’accent mis sur des questions, en ouvrant le
débat, les questions posées n’empêchant cependant pas
d’apprécier le roman, grâce à son écriture. Elle a repris
quelques-unes des questions les plus importantes, souvent
mentionnées dans les avis précédents, en tentant de leur donner
une réponse.
Construction globale du roman
Plus que la référence aux quatre classiques chinois, c’est la
référence à la Bible et aux quatre Evangiles qui l’a frappée.
Dans le premier récit, « L’Enfant du ciel », elle a noté le
passage de l’Ancien Testament (la Genèse mais aussi la référence
à l’arche de Noé, à plusieurs reprises) au Nouveau Testament
avec l’auto-crucifixion finale de l’Enfant. La référence à
l’arche de Noé reste assez mystérieuse. Les personnages eux-
mêmes ont une dimension symbolique, puisqu’ils sont désignés par
ce qu’ils « signifient » au plan intellectuel (par leur
fonction) : l’Enfant du ciel, l’écrivain, l’érudit, le
religieux, le chercheur, Musique…. A noter aussi que le premier
récit, « L’Enfant du Ciel », n’a pas de narrateur avéré,
contrairement aux trois autres.
Plusieurs voix s’élèvent pour souligner que seule Musique n’a
pas un nom de fonction ou profession, avec un article… [ce qui
n’est qu’une caractéristique de la traduction]
Elle s’est interrogée sur certains aspects du récit et de sa
construction. Le récit de l’écrivain rend compte des horreurs de
la vie au laogai, jusqu’aux scènes de cannibalisme au
pire de la famine, mais aussi de la corruption de certaines
« autorités », tel ce directeur du camp 98 qui abuse de son
pouvoir pour acheter les faveurs de Musique, et reste
indifférent quand elle meurt. Son rapport sur « les criminels »
suggère une complicité coupable entre certains intellectuels et
les autorités.
Le récit sur l’Enfant du Ciel, quant à lui, est troublant : on
s’aperçoit peu à peu qu’après avoir commencé par menacer le
Religieux pour ses croyances, il s’intéresse à la Bible et finit
par en prendre une en BD comme livre de chevet. Quand il rentre
de Pékin sans qu’on sache ce qui s’y est passé, il finit par se
crucifier comme en expiation, comme s’il s’assimilait au Christ
rédempteur puisqu’il rend leur liberté aux détenus. Présenté au
début comme puéril, ne rêvant que d’honneurs et de fleurs
rouges, il finit par mûrir peu à peu, tout en restant partagé
entre fascination de la mort et quête d’approbation, voire par
chantage …
Que signifie au juste son sacrifice final? … Que signifie
l’omniprésence des fleurs rouges? Accent mis sur le rouge de la
Révolution mais aussi sur le sang des mises à mort? En fait, la
multiplicité des niveaux d’analyse fait qu’on hésite à donner
une réponse à ces questions, de peur de clore un débat que Yan
Lianke a cherché à ouvrir.
Cette multiplicité de sens possibles se retrouve dans le
Nouveau mythe de Sisyphe, que l’Érudit présente à l’Enfant
comme devant éclairer « la plus haute autorité » tout en lui
remettant les épis de blé énormes nourris du sang de l’écrivain
: « Qu’il lise cet ouvrage incomplet […] et il comprendra
l’univers. Il saura ce qui arrive aux hommes dans notre pays. »
(chapitre « La lumière »). Or, ce mythe vient en écho du
chapitre sur « La pente magique » - pente magique que le chariot
monte tout seul, découverte par l’Enfant et le Religieux alors
qu’ils se rendent au bourg et que le Religieux vient de raconter
à l’Enfant le mystère de l’Immaculée conception et de
l’Incarnation.
Que signifie exactement cette relecture du mythe de Sisyphe avec
un Sisyphe occidental d’un côté de la montagne et un Sisyphe
oriental de l’autre côté ? Dans un article sur le roman,
Sebastian Veg
suggère que les intellectuels occidentaux seraient en quête d’un
idéal tel Sisyphe poussant péniblement son rocher vers le
sommet, alors que les intellectuels chinois – tel Sisyphe
poussant vers le bas un rocher qui remonte automatiquement la
pente - rechercheraient des avantages concrets, richesse, santé,
famille prospère.
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Le mythe de Sisyphe,
Albert Camus, éd. originale |
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Christiane
trouve cette lecture discutable. Elle reprend l’essai de Camus
sur le mythe de Sisyphe : « Les dieux (…) avaient pensé avec
quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le
travail inutile et sans espoir. » … « Si le mythe est tragique,
c’est que son héros est conscient », conscient de l’absurdité de
cette tâche sans espoir. Sur ces deux points, souligne-t-elle,
Yan Lianke rejoint Camus ; il le rejoint aussi sur l’idée que
Sisyphe ne trouvera la paix qu’en faisant « taire toutes les
idoles », autrement dit en assumant son destin comme lui
appartenant.
Dans le texte de Yan Lianke, alors que Sisyphe roule péniblement
son rocher vers le sommet : « Il s’est passé quelque chose. Il a
vu un enfant… au fil du temps, un lien s’est tissé, et il
a trouvé un sens à son va-et-vient, comme s’il avait commencé
une nouvelle existence. » Mais « Zeus ne pouvait admettre que
Sisyphe trouve un sens et un plaisir à sa punition … il
l'oblige désormais à pousser le rocher sur le versant opposé, de
toutes ses forces, pour le faire descendre. »
Or, « Un jour (…) son regard d’homme ployé sous l’effort se pose
par-delà le rocher et il découvre, au pied de la montagne, la
végétation, les maisons, les villages, les fumées des cuisines
et, à l’entrée d’un temple, des enfants en train de
jouer. » Et c’est alors qu’il retrouve un accord avec lui-même.
Ce qui l’a frappée est ici le passage du singulier au pluriel.
Le Sisyphe occidental qui pousse son rocher vers le haut trouve
l’apaisement dans la rencontre d’un enfant ; le Sisyphe oriental
qui pousse le rocher de haut en bas trouve l’apaisement dans le
collectif, à la fois la nature et les hommes. Elle ne voit pas
donc pas là une critique des intellectuels chinois mais l’idée
que c’est la découverte de l’enracinement des hommes dans la
nature et dans la vie collective concrète qui peut sauver le
Sisyphe oriental de son tourment face à l’absurde.
Le style et l’intérêt du livre
Au-delà de la critique politique, et quel qu’en soit le sens, ce
qui l’emporte, quand on lit le livre, c’est la beauté du style,
conclut-elle elle aussi,. Cela se joue notamment dans les
correspondances entre les sons, les lumières, les couleurs, les
parfums et les sensations tactiles ; l’omniprésence de ces
correspondances donne à la nature une présence très forte et
ouvre en même temps sur une dimension méditative.
- Dorothée
MS met une note d’humour bienvenue en disant, sourire en
coin, qu’elle a trouvé le livre vraiment très difficile à
comprendre : elle l’a lu en octobre en l’empruntant à sa
bibliothèque… et a été ravie quand elle a dû le rendre !
- Guochuan,
pour terminer, donne quelques précisions sur des points restés
en suspens, et en particulier la références aux quatre
classiques chinois et la question du style.
Les quatre
classiques chinois sont une référence possible outre les
quatre Évangiles. Ce sont : Les Analectes ou Entretiens de
Confucius (《论语》),
le Mengzi ou Livre de Mencius (《孟子》),
La Grande Etude (《大学》)
et le Juste Milieu (《中庸》).
Ces Quatre Livres ont figuré au programme des examens impériaux
de 1313 jusqu'à leur suppression en 1905. On les retrouve
inspirant Yan Lianke par le biais de
Lu Xun,
de même que le thème du cannibalisme, très présent dans l’œuvre
de Lu Xun, en particulier dans « Kong Yiji » (《孔乙己》),
deuxième nouvelle du premier de ses
recueils de
nouvelles,
« L’appel aux armes » (《呐喊》).
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Kong Yiji |
|
Guochuan
précise que Yan Lianke a réalisé une édition spéciale de son
roman, destinée à ses proches, et qu’il a lui-même conçu la
couverture en reprenant pour le titre une calligraphie de Lu Xun
pour une édition des quatre classiques.
Le style
est remarquable dès le début : extrêmement concis, en modules de
quelques caractères ponctués de virgules, avec des reprises de
certains termes en boucle, et en outre l’utilisation
d’expressions dialectales de chez lui, qui rendent le texte
difficile à comprendre même pour les Chinois.
La première
phrase est le meilleur exemple que l’on puisse donner. Elle peut
se décomposer ainsi :
大地和脚, 回来了。
大地da
di
la terre /和hé
s’est unie à /
脚
jiǎo
les pieds, //
回来了hui
lai le
(il) est revenu.
En apparence
très simple, elle est inhabituelle et elle a fait l’objet d’une
longue discussion entre Sylvie Gentil et Yan Lianke pour aboutir
à la formulation : « Ses pieds ont foulé la terre, et il est
revenu ».
Le parti-pris
adopté a été de lier les propositions en français en évitant au
maximum les hiatus causés par les virgules répétées du texte
chinois, tout en conservant le rythme donné par cette
respiration qu’est le leitmotiv imité de la Genèse « et il en
fut ainsi » (事就这样成了).
Ce qui donne pour l’alinéa suivant :
秋天之后,旷得很,地野铺平,混荡着,人在地上渺小。一个黑点星渐着大。育新区的房子开天劈地。人就住了。事就这样成了。地托着脚,回来了。金落日。事就这样成了。
C’était la fin de l’automne et le ciel était vaste, la campagne
une plate étendue. Il était minuscule. Une étincelle noire qui
peu à peu grandissait. Les bâtiments de la zone de novéducation,
eux, se dressaient là de toute éternité. Or voilà qu’il s’y
arrêta. Et il en fut ainsi. La terre avait porté son pas, il
était revenu. Le soleil doré se couchait. Et il en fut
ainsi… (Traduction
Sylvie Gentil)
[On aurait pu
conserver une forme plus proche du texte original :
秋天之后,旷得很,地野铺平,混荡着,人在地上渺小。一个黑点星渐着大。
En cette fin
d’automne, le ciel était vaste, la terre une étendue plate, à
l’infini, et l’homme sur cette terre un point minuscule. Une
étoile noire qui grandissait peu à peu. (Traduction Brigitte
Duzan) ]
Remarques finales
- Guochuan
a en outre reposé la question du choix des textes chinois
par les éditeurs français : ils ne représentent pas ce qui est
publié en Chine, et un fossé est en train de se créer qui
éloigne les publications françaises de la réalité de la société.
[Brigitte
Duzan espère que les prochaines publications de zhongpian
dans la collection « Novellas de Chine » de l’Asiathèque ira
justement dans le sens d’une découverte de textes de jeunes
écrivain.e.s en phase avec notre époque et la société actuelle].
- Plusieurs
voix s’élèvent par ailleurs pour déplorer le manque de
notes explicatives dans l’édition de Philippe Picquier.
Il est jugé de manière générale que le livre méritait
particulièrement des notes et commentaires en bas de page, voire
une préface ou postface, pour aider le lecteur non initié à se
retrouver dans le contexte et les subtilités du texte. Si un
roman comme « Les quatre livres » peine à trouver ses lecteurs,
c’est sans doute en grande partie pour cette raison. Le lecteur
moyen est rebuté par les difficultés sans pouvoir accéder au
plaisir de la lecture.
La séance
s’est terminée en évoquant quelques rendez-vous autour de la
littérature chinoise, dont le séminaire sur le Baopuzi (《抱樸子》)
de Ge Hong (葛洪)
au Collège de France, dans le cadre du cours d’Anne Cheng.
Prochaine
séance :
Le mercredi
20 décembre 2023
Séance
consacrée aux contes de
Feng Menglong (冯夢龙) :
- La
tunique de perles, recueil de douze contes tirés du premier
des « Trois Propos » (Sān yán
三言), le
Yùshì míngyán
ou « Propos éclairants pour édifier le monde » (《喻世明言》).
Éditions des langues étrangères de Pékin, 1993, 295 p.
Et/ou :
- La vengeance de Cai Ruihong, recueil de treize contes
tirés du troisième des « Trois Propos », le Xǐngshì héngyán ou
« Propos éternels pour éveiller le monde » (《醒世恆言》)
Éditions des langues étrangères de Pékin, 1995, 388 p.
Et attribué à Feng Menglong, mais …
- Le Vendeur d’huile qui conquiert Reine de beauté, récit
tiré du troisième Propos, traduit sous la direction de Jacques
Reclus, préface de Pierre Kaser, éd. Philippe Picquier, 1990, 91
p.
Autres
textes traduits en français, à lire en ligne :
- « Deux
contes philosophiques Ming et leurs sources », par André Levy,
Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, année 1967 53-2,
pp. 637-550
https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1967_num_53_2_5057
Il s’agit de
deux récits du premier et du troisième recueil des San Yan :
- premier
recueil, chapitre 31 : Le jugement de Sima Mao qui provoque une
commotion au tribunal infernal (《闹阴司司马貌断狱》)
Texte original : http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/HTML/9827.html
- troisième
recueil, chapitre 37 : Du Zichun entre trois fois à Chang’an (《杜子春三入长安》) ;
pour ce conte, outre les sources, est donnée une analyse
comparée d’une version très succincte en langue classique de Li
Fuyan (李復言),
au début du 9e siècle, et de la version en langue vulgaire de
Feng Menglong.
Texte original : http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/HTML/9861.html
- « Tao Fu et
Feng Menglong, "Le Joyau des cœurs pétrifiés" (Xin jian
jinshi zhuan《心堅金石傳》) et
autres métamorphoses », par Vincent Durand-Dastès, Impressions
d’Extrême-Orient, 2014 n° 4.
https://journals.openedition.org/ideo/308
On
notera au passage que la liste des publications en
traduction dans diverses langues étrangères (出版信息)
ne mentionne pas … la traduction en français, pourtant
la première, et devenue traduction de référence pour le
travail réalisé par Sylvie Gentil en lien avec Yan
Lianke.
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