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Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 29
mai 2024
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 1er juin 2024
Cette neuvième
et avant-dernière séance de l’année 2023-2024
était consacrée au roman de
Dong Xi (东西) :
- Destin
trafiqué
《篡改的命》,
trad. Shao Baoqing et Elsa Shao, Actes Sud, 2022.
Destin trafiqué, œuvre
originale |
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Destin trafiqué,
traduction française |
Et
éventuellement en complément, trois traductions antérieures de
nouvelles du même auteur :
- Une vie
de silence
《没有语言的生活》,
trad. Isild Darras,
éditions de l’Aube, 2010.
Recueil de
trois nouvelles des années 1995 et 1996 : « Une vie de silence »
(《没有语言的生活》),
« Tu ne sais pas combien elle est belle » (《你不知道她有多美》)
et « Un après-midi sans travailler » (《一个不劳动的下午》
). Nouvelles précédées d’un texte introductif de Donc Xi « Le
muet parle ».
- Sauver
une vie
《救命》,
zhongpian (novella), trad. Amélie Manon, éditions de
l’Aube, 2013.
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Une vie de silence |
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Christiane
P.
avait en outre lu, et apporté, un autre recueil qu’elle avait
trouvé à la librairie Le Phénix : recueil de neuf textes publié
en 2013 chez le même éditeur (en édition de poche) sous le titre
« Tu ne sais pas combien elle est belle ». Outre le texte
introductif (Le muet parle) et les trois nouvelles du recueil
« Une vie de silence » ci-dessus, ce recueil comporte cinq
autres nouvelles qui avaient été publiées dans un autre recueil
de L’Aube en 2007 :
« Autorité »
(《权力》1997)
/ « Amitié tombée du ciel » (《天上掉下友谊》1998)
/ « Les céréales des jours de pluie » (《雨天的粮食》1995)
/ « Notre père » (《我们的父亲》1996)
/ « Accrocher les coins de la bouche au bord des oreilles » (《把嘴角挂在耳边》1999).
Cette séance a
permis de retrouver une lectrice qui s’était égarée depuis le
confinement et dont le retour dans le club a été accueilli avec
la joie du cercle familial retrouvant l’enfant prodigue.
Tous les
membres du club avaient lu le roman, et, pour la plupart, les
nouvelles aussi, à une exception près : une absente qui avait
cependant envoyé un message de la campagne où elle se trouvait,
disant qu’elle avait oublié son livre à Paris, qu’elle n’avait
lu le roman qu’à moitié, mais que le destin de ce malheureux
personnage ne l’incitait pas à continuer, malgré les qualités
d’écriture et l’humour de l’auteur, car cette histoire lui
semblait une suite de revers qui pouvait se succéder sans fin,
avec en outre une impression de déjà lu…
Les échanges
ont montré que la lecture de Dong Xi est aussi peu un dîner de
gala que la révolution selon Mao, et qu’il faut parfois
s’accrocher pour lire jusqu’au bout. Mais finalement, quitte à
s’arrêter et poursuivre après avoir repris son souffle, la
lecture s’est révélée porter ses fruits – les nouvelles étant à
cet égard plus « digestes » que le roman, l’une pouvant inciter
à lire la suivante. Cette fois-ci encore, deux des membres qui
avaient lu le roman en chinois ont apporté un angle de vue
intéressant sur l’écriture, gommé par la traduction française.
o
Roman contre nouvelles
- C’est
Viola H. qui ouvre le feu des échanges. Elle avait lu le
roman et le zhongpian au programme, avec une impression
différente.
Elle a trouvé
le roman d’un réalisme éprouvant, mais sans avoir envie de
s’arrêter car une fois entrée dans cette histoire, elle s’est
trouvée captivée, même si une vie aussi dure comme image de la
paysannerie lui faisait « mal au cœur ».
« Sauver une
vie », en revanche, lui a semblé étrange, un autre exercice de
réalisme laissant également mal à l’aise, mais dans une approche
essentiellement psychologique. Mais finalement Viola a
trouvé la fin très réussie.
- Sylvie D.
avait lu le roman ainsi que le zhongpian et les
nouvelles, avec une préférence pour celles-ci.
Lu jusqu’au
bout, le roman lui a paru quand même « difficile à avaler » :
très long et bourré d’invraisemblances, si bien qu’elle n’a pu
continuer à se sentir vraiment impliquée dans l’histoire. Elle
s’est laissée prendre, au contraire, par « Sauver une vie » :
histoire d’une emprise psychologique qui finit par détruire une
vie familiale, par excès de sentiment de responsabilité
vis-à-vis d’un être à sauver du suicide.
Quant aux
nouvelles, elle en a lu le recueil de trois initialement
proposé. Elle a beaucoup apprécié « Une vie de silence » : elle
en a trouvé la narration bien écrite, avec un effet dramatique
subtil, et elle l’a lue comme une sorte de fable, intemporelle.
De même, elle a beaucoup aimé la nouvelle « Tu ne sais pas
combien elle est belle », pour la poésie et l’émotion qu’elle
dégage. La dernière nouvelle du recueil, « Un après-midi sans
travailler », l’a ensuite surprise par le changement de style ;
plus de fable, plus de poésie, mais un récit réaliste avec une
pointe d’humour noir : c’est l’histoire d’un incendie dans une
usine qui se solde par deux morts, mais le souvenir qu’en
gardent les ouvriers est celui d’une journée où ils n’ont pas
travaillé…
Donc
finalement, les nouvelles lui ont paru très différentes dans le
style comme dans le fond, en faisant apparaître Dong Xi comme un
auteur bien plus riche que ne le laissait supposer le roman.
- C’est ce
qu’a trouvé Christiane P. elle aussi, en étendant sa
lecture aux cinq nouvelles supplémentaires du recueil de
traductions de 2013.
Elle a trouvé
que le zhongpian « Sauver une vie » manquait de dimension
sociale, mais que, sans doute justement pour cela, cette
histoire pourrait aussi bien se passer chez nous. Elle a plus
apprécié les nouvelles, pour leur grande diversité, thématique
et narrative.
La première,
« Autorité », est l’histoire d’un fils qui n’a pas envie de se
marier, mais qui finalement s’y résout pour faire plaisir à son
père. On retrouve donc là un thème récurrent dans les récits de
Dong Xi, et en particulier dans son roman « Destin trafiqué » :
l’emprise du père sur son fils à travers le poids de ses
attentes, dans le contexte d’une société où cette emprise est
quasiment institutionnalisée. Mais Dong Xi ajoute des fils
narratifs originaux : le contrôle des rêves (presque comme dans
un récit de science-fiction) et une fausse couche provoquée par
le fils (qui ne veut pas d’enfant après avoir été obligé de se
marier) par le biais d’une partie de badminton intensive.
Le motif du
père revient dans la nouvelle suivante, « Notre père », mais
avec un côté inquiétant et presque fantastique : dans cette
nouvelle, un père disparaît sans que personne ne s’en soit
aperçu, sauf son fils qui était en déplacement pour son travail,
et qui revient en constatant que son père est introuvable. Le
seul indice qu’il trouve est la trace d’un mendiant qui aurait
été hospitalisé en son absence et qui pourrait être son père.
Mais son beau-frère est le directeur de l’hôpital et son frère
est le directeur de la sécurité de la ville : aucun n’a fait le
rapprochement avec le père disparu. Et quand on ouvre la tombe
dudit mendiant, elle est vide…
La nouvelle
suivante - « Accrocher les coins de la bouche au bord des
oreilles » - est carrément de la science-fiction : dans une
société future, les hommes vivent centenaires mais ne savent
plus rire. Seul un vieil homme sait encore le faire. L’amie de
sa petite-fille, qui vient de mourir, est fascinée par ce rire,
mais les gens autour d’elle en sont horrifiés et s’enfuient
terrorisés à sa vue. Alors la petite fille demande au vieil
homme de lui apprendre l’art de rire, pour pouvoir le préserver.
Art résumé dans le titre de la nouvelle. Ce monde sans rire lui
semble, finalement, une réflexion sur la communication : la
communication comme modèle global imposé, où le rire est
l’élément perturbateur permettant toutes les dérives.
Christiane
a
elle aussi beaucoup aimé « Une vie de silence », avec le texte
introductif « Le muet parle », qui sont justement tous les deux
une autre réflexion sur la communication – avec dans « Le muet
parle » l’évocation de l’anathème jeté par Dieu sur la Tour de
Babel, les langues différentes étant une manière de diviser
l’humanité afin de briser le pouvoir qu’elle tirerait d’une
langue unique. Diviser pour régner. Mais, fuse aussitôt la
réplique, la diversité des langues est aussi la richesse de
l’humanité…
Ce que
souligne Christiane, c’est la fin ouverte et ambigüe de
la nouvelle : raillé par ses camarades à l’école, l’enfant se
réfugie à son tour dans le mutisme, sans qu’on sache exactement
quelle est la suite de son histoire. Au lecteur de l’inventer.
Elle a
également trouvé très émouvante la nouvelle « Tu ne sais pas
combien elle est belle », avec une sorte d’épure des sentiments
chez cet enfant resté toute sa vie amoureux d’une femme aperçue
un jour puis disparue dans le tremblement de terre de Tangshan,
souvenir obsessif l’empêchant de se marier. Christiane
est frappée par la récurrence, dans ces nouvelles, de deux types
de personnages : les purs, comme cet enfant, et les corrompus,
c’est-à-dire tous les autres. Des nouvelles à ressort
psychologique, mais avec une dimension sociale.
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Tu ne sais pas combien
elle est belle |
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- Giselle
H., pour sa part, a beaucoup aimé « Sauver la vie », pour
son originalité. Elle a eu plus de mal avec « Destin trafiqué ».
Après avoir lu
« Sauver la vie », elle a commencé « gaillardement », dit-elle,
la lecture du roman. Mais a bientôt dû s’arrêter, n’en pouvant
plus. Un petit détour par un de ces romans « feel good » à la
mode l’a remise en état de poursuivre sa lecture, mais à un
rythme de forçat : un quota journalier de pages pour arriver à
la fin à temps. Heureusement, le fait que le jeune Changchi
finisse par trouver un boulot lui a redonné du cœur à la
lecture… jusqu’à la chute finale qui lui a paru pire que tout le
reste. Mais tout aussi réaliste.
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Sauver une vie |
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Au milieu de
tous ces malheurs à répétition, elle a beaucoup aimé les
évocations de la campagne et les descriptions de la nature,
comme des bouffées d’air. Et puis certains passages l’ont
amusée : les histoires des cochons par exemple [qu’on se gardera
de préciser pour ne pas déflorer la lecture de ceux et celles
qui pourraient avoir envie de lire le roman].
L’épisode des
parents transformés en mendiants lui a aussi rappelé quelques
souvenirs de son récent séjour à Pékin où la mendicité n’a pas
complètement disparu des trottoirs et où les poubelles sont bien
en tri sélectif, mais la sélection est faite par les
responsables du quartier qui en profitent pour faire un petit
business de recyclage ; la Chine reste la Chine. Clin d’œil
amusé tout à fait dans la ligne de l’humour à la Dong Xi.
- Geneviève
B. a eu, elle aussi, beaucoup de mal à lire ce roman et, de
même, n’a cessé de se dire : ah non, j’arrête, je ne peux pas
continuer ! Mais l’intérêt suscité par les détails politiques et
sociaux l’ont poussée jusqu’au point final, en soulevant au
passage nombre de réflexions.
Ainsi,
habituée aux histoires classiques de lettrés soumis à la
fatalité des examens impériaux, elle s’est dit que, là aussi, la
Chine était toujours la Chine, et qu’un système d’examen en
avait juste remplacé un autre. Système tout aussi inéluctable,
et mortifère pour les jeunes de la campagne pour lesquels il est
d’autant plus nécessaire et d’autant plus difficile et
frustrant.
Puis, quand le
jeune tombe de son échafaudage et se met à la recherche du
responsable du chantier pour tenter d’obtenir une indemnité,
cela lui a rappelé bien des films occidentaux sur des thèmes
semblables ou proches. Et en particulier le film de Ken Loach
« I, Daniel Blake », Palme d’or au festival de Cannes en 2016.
Daniel Blake a été victime d’un accident cardiaque, mais il est
déclaré apte au travail par une compagnie privée sous-traitant
pour l’administration la chasse aux tire-au-flanc. Résultat :
une course kafkaïenne pour obtenir les allocations qui lui sont
dues. Et qui ressemble beaucoup, même en pire, aux démarches de
Changchi dans le roman de Dong Xi. Daniel Blake, Wang Changchi,
même combat.
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I, Daniel Blake, Ken
Loach |
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Ce qu’elle a
apprécié, aussi, ce sont les passages croustillants, plein d’un
humour sarcastique et grinçant, puis la fin arrivant comme une
surprise, bien qu’annoncée dès le début : les mêmes phrases
reviennent en boucle, lui fait-on remarquer, oui, c’est vrai,
dit-elle, mais elle avait oublié. Normal. On ne fait pas
attention, au début. Mais le titre prend ainsi un double sens :
destin trafiqué de Changchi, certes, mais destin trafiqué de son
fils aussi, qui lui arrivera peut-être à s’en sortir… Mais il y
aura fallu une adoption, on ne sort pas tout seul de sa campagne
et de sa condition de paysan.
En fait, ce
qui l’a gênée dans le personnage de Changchi, c’est sa
passivité ; ce n’est pas tant le manque d’argent qui lui semble
être son problème essentiel, mais son manque de réactivité. Ce
qui déclenche une discussion animée : ce malheureux personnage
est écrasé sous une chappe de contraintes sociales, à commencer
par les attentes de son père à son égard ; il n’a aucun libre
arbitre, c’est plutôt là son problème fondamental.
[En fait, le
personnage évolue, il est marqué et comme formaté par les
déboires successifs qui lui arrivent, et en particulier par son
animosité envers Lin Jiabai ; vers la fin du roman, il en est
presque arrivé à la révolte : « Tout comme l’espoir nourrissait
le courage de son père, Changchi puisait son énergie dans la
haine. » ]
- Françoise
J. rebondit sur les passages croustillants, ou plutôt les
expressions qui font mouche.
Elle cite les
zongzi jetés à la poubelle d’un geste méprisant par la
cheffe de section du Bureau du travail, et récupérés par
Changchi qui les déballe pour les manger : « au fur et à mesure
qu’il croquait dedans, le gâteau devenait plus salé et prenait
un goût de larmes ». Elle a aussi beaucoup aimé le symbolisme du
tabouret - à Changchi partagé entre la ville et la campagne, et
brûlant de revenir en ville quand il est dans son village, son
père dit : « Si tu veux vraiment y aller, prends un tabouret
avec toi.. Où que tu ailles, quelles que soient les difficultés,
il suffira que tu t’assoies sur un de nos tabourets pour te
sentir comme à la maison, et que nos ancêtres te protègent…. Si
tu prends ce tabouret, ce sera comme si tu nous emmenais avec
toi… »
Elle a
apprécié le réalisme de la peinture sociale : une société sans
pitié pour les faibles, où seuls les gens sans pitié, justement,
réussissent ; la violence des relations interpersonnelles, et
l’omniprésence de la prostitution ; l’importance de ne pas
perdre la face, en préférant souffrir mille misères si cela peut
éviter la honte… avec une unité fondamentale aux racines de la
culture faite de la transmission père-fils. La réalité sociale,
plus que tout, c’est la pesanteur du destin individuel,
synthétisée dans une formule saisissante : « Tout se joue le
jour de notre naissance, quand on naît on a déjà perdu »…
Ce que
Françoise a regretté, c’est de ne pas avoir (encore) lu la
nouvelle « Tu ne sais pas combien elle est belle ». Elle n’avait
pas réalisé que l’histoire se passait au lendemain du
tremblement de terre terrible qui a détruit Tangshan en 1976.
Elle est en effet arrivée à Tianjin en 1978 : la ville, très
proche, portait encore les stigmates du séisme. Cela lui a
laissé des souvenirs que la nouvelle lui aurait rappelés.
- Dorothée
MS voit le roman différemment : comme l’histoire du père. Le
père secondé par sa femme, convaincu qu’il fait ce qu’il y a de
mieux pour son fils.
Elle propose
de lire en parallèle « La lettre au père » de Kafka.
Écrite en 1919, alors que Kafka avait 36 ans, elle ne fut en
fait jamais remise à son destinataire, mais fut publiée de
manière posthume en 1952. Kafka y analyse les relations qu’il a
entretenues avec son père dès l’enfance, en critiquant en
particulier l’éducation stricte qu’il a reçue, si bien qu’il
n’avait la force ni de lui répondre ni de lui désobéir. On
retrouve là bien des composantes de la relation de Wang Huai
avec son fils, et au-delà de tout père chinois avec son fils.
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La lettre au père, de
Kafka,
première page du
manuscrit |
|
La
problématique est celle du rapport familial, de père en fils. En
fait, Wang Huai lui-même fait porter la responsabilité des
difficultés de leur famille sur … le grand-père, qui n’a pas
participé à la révolution communiste. Dorothée a
également trouvé glaçante la réaction des villageois à l’égard
des policiers venus enquêter au village : au début ils se
montrent solidaires et opposent un front uni aux policiers, mais
leur solidarité fait long feu ; ils se mettent bientôt à penser
aux problèmes qu’ils pourraient avoir et se retirent dans une
même prudente neutralité ; Changchi est emmené au poste menottes
aux poignets et devra se défendre tout seul.
Elle a bien
aimé l’image, symbolique aussi, des deux mondes représentés par
Changchi et le chef d’entreprise Lin Jiabai, séparés par la
vitre noire de sa voiture : « Quand la voiture passait dans la
rue, il y avait toujours un moment où ils étaient séparés d’à
peine quelques mètres. Mais la vitre servait d’écran
infranchissable entre deux mondes inaccessibles bien qu’à portée
de vue…. »
Et pour
répondre à Geneviève déplorant la passivité du personnage
du fils, Dorothée l’a trouvé sympathique à partir du
moment où il se découvre un goût pour la peinture, même si c’est
de la peinture artisanale, après tout l’artisanat peut aussi
être un art…
o
Lectures du roman en chinois
- MRC
était absent car en Chine, mais nous a envoyé son avis sur
« Destin trafiqué » qu’il a lu en chinois et qu’il a bien aimé.
Parlant des souffrances des classes pauvres, le roman lui a
rappelé « Le
7ème jour »
de Yu Hua
lu en mai dernier.
Il a trouvé
l’intrigue bien construite, et la fin très réussie. « On
peut dire que Changchi a réussi à trafiquer le destin de son
fils (qui portera ironiquement le nom de famille de son ennemi),
au prix de sa propre vie, … mais certaines critiques sur Douban
trouvent que la deuxième moitié de l'histoire est trop
dramatique. … »
Le livre traite avec finesse des liens familiaux… et également
des problèmes sociaux, fraudes aux examens et impuissance des
travailleurs migrants ruraux face à leurs patrons… Mais MRC
se demande si les lecteurs français peuvent comprendre
certaines obsessions décrites dans le roman, qui sont propres à
la culture chinoise. Et en particulier que les parents soient
prêts à tout sacrifier pour leur fils, et que Changchi soit ravi
que son fils le traite comme un étranger : preuve qu’il est bien
coupé de sa famille pauvre et qu’il va ainsi pouvoir réussir
dans la vie… Cette histoire, conclut MRC, peut paraître
un peu exagérée, mais elle correspond en fait à la réalité.
- Zh.
Lingling a préféré elle aussi lire « Destin trafiqué » en
chinois, après avoir abandonné la lecture d’ « Une vie de
silence ». Elle avait des idées préconçues sur cet écrivain
connu pour écrire des choses très dures, mais finalement elle a
bien aimé la manière dont il l’écrit.
Dans sa
préface, Dong Xi explique qu’il veut être réaliste, comme
beaucoup d’autres écrivains chinois aujourd’hui, mais le plus
important est pour lui le rôle social de la littérature.
Il veut donc montrer la réalité, même si elle peut paraître
exagérée, la montrer dans toute son authenticité [ce qui rejoint
ce qu’a ressenti MRC].
Mais ce
qu’elle a apprécié, c’est l’écriture : elle avait l’impression
de lire un manga, avec les mêmes effets hyperboliques. Et c’est
cela qui l’a poussée tout du long à aller jusqu’au bout du
roman.
Elle en
retient l’image d’un monde noir, où la méchanceté est
omniprésente, sauf dans le cas de Wang Changchi…
- Zh.
Guochuan a elle aussi lu le roman en chinois, sur son
téléphone, dans les transports en commun : elle l’a trouvé très
fluide, facile à lire, et l’a lu en deux jours.
Opposé à la
ville, dit-elle, le village est comme une sorte de péché
originel dont il est difficile de s’affranchir. Elle a trouvé
que le mépris des urbains pour les campagnards qui débarquent en
ville est très bien rendu par le geste brutal de la femme du
Bureau de l’emploi jetant à la poubelle les gâteaux zongzi
que lui a offerts Changchi, comme l’a noté Françoise.
Mais le médecin montre le même mépris quand Xiaowen va en
consultation à l’hôpital, quand il lui dit qu’il pensait que les
femmes de la campagne étaient plus solides. L’histoire de la
fraude aux résultats de l’examen d’entrée à l’université
« confisqués » en quelque sorte au profit du fils d’un ponte de
l’administration locale, est une histoire que l’on trouve
couramment dans la littérature contemporaine, mais ici Dong Xi
ne dévoile le pot aux roses qu’à la toute fin de son récit.
C’est le réalisme qui prévaut, en rejetant l’effet dramatique à
la fin.
Guochuan
a trouvé l’écriture originale elle aussi, mais ce qui l’a plutôt
frappée, c’est l’effort pour donner un caractère à la fois local
et moderne à la langue : d’une part en utilisant des expressions
dialectales du sud, et d’autre part des néologismes courants du
slang internet, dont, par exemple, ce qu’on appelle le « gros
mot national » (tamade
他妈的 que
les Anglais traduisent couramment par fuck/ing), mais sous la
forme abrégée TMD comme sur internet. Les titres de chapitres
eux-mêmes sont volontairement dans un registre familier, et même
plutôt vulgaire.
Autant dire que l’on n’en trouve pas trace dans la traduction,
et c’est bien dommage : le texte est d’une plate uniformité au
niveau du style dans la traduction.
Cependant,
Guochuan a trouvé que certains propos ne collent pas avec
les personnages. Par exemple, Dong Xi met une citation d’un
poème de
Hai Zi (海子)
dans la bouche de Xiaowen, qui est illettrée ; Hai Zi a beau
avoir été un poète très populaire, surtout en raison de son
suicide en mars 1989, il est peu probable que sa notoriété ait
gagné les femmes sans éducation de la campagne. Ou encore, il
est étonnant de voir le père de Changchi parler de « PIB »…
Malgré tout,
elle a bien apprécié l’écriture et la narration, tendant vers le
sarcasme, et non la tragédie. Ce récit de destin sans issue lui
a semblé pouvoir être rapproché d’autres romans et nouvelles du
20e siècle, et en particulier « Le Pousse-Pousse » (《骆驼祥子》)
de
Lao She (老舍) :
on retrouve une ligne narrative semblable décrivant la vie dans
les années 1930 d’un malheureux tireur de pousse qui a toujours
le sort contre lui. Mais elle a pensé aussi à « La véritable
histoire d’AQ » (《阿Q正传》)
de
Lu Xun (魯迅).
o
Réflexions finales, a posteriori
(Brigitte
Duzan)
- Dong Xi
en pointe
En fin de
séance s’est posée la question de la position de Dong Xi à
l’heure actuelle en Chine, et en particulier du statut de son
roman. Celui-ci a été publié en 2015. La situation s’est
fortement dégradée depuis lors. On n’imagine pas que ce roman
puisse être publié aujourd’hui, à un moment où le régime veut au
contraire mettre l’accent sur le succès de sa politique
d’éradication de la pauvreté dans les campagnes.
Et pourtant,
Dong Xi est bien en cour, il a même le vent en poupe. Il a été
l’un des cinq lauréats du prix Mao Dun
avec
son dernier roman, « Écho » (《回响》),
publié en juin 2021 : une sorte de roman policier, mais en fait
un défi d’écriture, avec une double ligne narrative « en écho »,
les deux fils se rejoignant à la fin. Et « Destin trafiqué »
avait même figuré dans la présélection du précédent prix Mao
Dun…
Fin 2023, Dong
Xi a encore publié un recueil de « nouvelles choisies »,
intitulé « Une ligne blanche zébrant le ciel » (《天空划过一道白线》).
Ce sont dix-huit nouvelles où l’on retrouve trois des nouvelles
antérieures : « Tu ne sais pas combien elle est belle »,
« Accroche les coins de ta bouche à tes oreilles » et « Notre
père ». On peut donc les considérer aujourd’hui comme des
classiques.
- Bourde et
bévue
La séance a
permis par ailleurs de relever deux erreurs concernant le roman
et Dong Xi qui méritent d’être signalées.
1. D’une part,
Giselle H. a mentionné qu’elle avait été attirée par
l’illustration de couverture de « Destin trafiqué », avec ses
bambins joufflus comme sortis du même moule, sauf un.
Selon
l’indication donnée sur la couverture du livre, l’illustration
serait de « Chen Yun ». Il y a bien une artiste peintre ainsi
nommée (Chen Yun陈赟née
en 1983 à Shanghai), qui a peint des migrants dans les villes
chinoises, mais dans un style totalement différent. En fait, il
s’agit de
Chen Yu (陈余)
qui peint des séries de visages de la sorte, avec un différent
des autres. La spécialiste de l’art chinois Anny Lazarus à
laquelle j’avais posé la question a trouvé sur le site d’une
galerie
une photo de l’artiste en train de peindre le tableau :
2. D’autre
part, au cours de la discussion, l’une des lectrices du club dit
avoir lu sur internet que Dong Xi était tibétain…
Effectivement,
dans son article du 27 octobre 2022 publié dans ce qui est par
ailleurs un très bon site (En attendant Nadeau), Maurice Mourier
fait de « Destin fabriqué » le « roman chinois d’un Tibétain »,
et présente Dong Xi comme « un Tibétain, le premier de son
peuple à être sorti diplômé de l’Académie du cinéma de Pékin ».
Comme si Dong Xi était un clone de
Pema Tseden !
J’ai laissé un message sur le site, dès la parution de
l’article, pour signaler que l’auteur de l’article avait de
toute évidence mélangé ses fichiers, mais c’est tombé à l’eau,
la bourde est toujours là… Entre temps Pema est mort, il doit en
rire, dans l’au-delà, et je suis sûre qu’il en aurait fait une
histoire très drôle.
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/10/27/destin-trafique-dong-xi/
Prochaine
séance :
Le mercredi
26 juin 2024
Cette dernière
séance de l’année 2023-2024 sera consacrée à une novella de
l’écrivaine
Lu Min (魯敏) :
- Peut-être
qu’il s’est passé quelque chose
《或有故事曾经发生》
Trad. Brigitte
Duzan/ Zhang Guochuan, L’Asiathèque, coll. « Novella de
Chine », 2024.
Chap.
1 :
sǐkē
死磕
Lutte
à mort / Chap. 2 :
ruòbào
弱爆
Bon à rien / Chap. 3 :
diàosǐ吊死
Nul /
Chap.
4 :
zhuākuáng
抓狂
La
rage au cœur / Chap. 5 :
cuàngǎi篡改
Usurpation /
Chap.
6 :
pīndiē
拼爹
Fils à papa / Chap. 7 :
tóutāi
投胎
Réincarnation.
Explications :
(1)
sǐkē :
litt. mourir en cognant / (2) ruòbào,
litt. « qui explose faiblement », slang internet pour
parler d’un pauvre type, sans aucun moyen de réussir
(3)
diàosǐ,
« se pendre », expression argotique vulgaire pour
désigner un nul archinul.
(4) zhuākuáng, « pris de folie furieuse ». (5)
Comme dans le titre du roman, voir n. 1.
(6) pīndiē, terme argotique, « s’appuyer sur la
fortune et le pouvoir de son père pour avancer »
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