Cette deuxième séance de l’année 2022-2023
était consacrée à
Pu Songling et ses contes du Liaozhai
(Liaozhaizhiyi《聊斋志异》),
dans la traduction d’André
Lévy
publiée aux éditions Philippe Picquier en deux volumes
illustrés :
-Chroniques
de l’étrange, vol. 1, 1996 / Picquier poche, oct. 2020, 1340 p.
(les six
premiers rouleaux, contes 1 à 255)
-Chroniques
de l’étrange, vol. 2, 2005 / Picquier poche oct. 2020, 1444 p.
(contes
256 à 503, du 7ème au 12ème rouleau, plus
neuf textes apocryphes à partir du 495)
[1].
Ce deuxième volume dont l’édition a été
établie par Jacques Cotin
[2]
comporte en outre, à la fin, un répertoire de plus de 120 pages,
une bibliographie de dix pages, et une liste alphabétique des
titres dans leur traduction française donnant le pinyin du titre
chinois, ce qui permet de retrouver le texte original.
Chroniques de l’étrange,
vol. 2
Cette séance était exceptionnelle car nous
avions parmi nous Philippe Picquier venu partager avec nous sa
prédilection pour les contes, et ceux de Pu Songling en
particulier, ce qui l’a poussé à éditer ce monument de la
littérature chinoise en version intégrale, ce qu’il est le
premier en France, et pour l’instant le seul, à avoir fait.
Nous étions par ailleurs presque au complet,
en regrettant l’absence d’une voyageuse et d’une malade,
celle-ci, Dorothée MS, ayant envoyé un courriel pour dire
combien elle regrettait d’être privée de sortie car elle avait
passé son été immergée dans Pu Songling et aurait aimé partager
ce qui fut pour elle un grand plaisir de lecture… Pour
compenser, nous avons accueilli une nouvelle venue dans le
groupe : Zhang Lingling, étudiante en master de traduction à
l’Inalco.
I.Compte rendu de la séance du 19 octobre
Philippe Picquier a ouvert la séance en
retraçant la genèse un peu mouvementée de l’édition des
Chroniques. Elle s’est poursuivie en reprenant les procédures
habituelles par les avis des membres présents ponctués de brefs
échanges, avant une conclusion renouant quelques fils et
annonçant la séance suivante.
Petite histoire de l’édition des
« Chroniques », par Philippe Picquier
L’histoire de cette édition remonte à un
voyage à Taiwan auquel participaient Philippe Picquier et
André Lévy. C’est à cette occasion qu’André Lévy a parlé à
son compagnon de voyage de sa traduction en cours de l’œuvre de
Pu Songling pour laquelle il se trouvait en panne d’éditeur. Il
venait de publier les traductions de deux grands romans
classiques en Pléiade. Or, après un intérêt pour la littérature
chinoise et la publication de quelques traductions, Gallimard
était en train de faire machine arrière
[3]. Approché également,
pour la collection Bouquins, Robert Laffont avait proposé un
arrangement à deux qui, comme les ménages du même genre, était
d’un avantage inégal pour les deux partenaires et n’a donc pas
eu de suite.
Une traduction complète des « contes » avait
paru en italien en 1926, une en allemand en 1992, mais toujours
rien en français… Le problème principal tenait au coût de la
traduction, pour un ensemble de textes qui, une fois traduits,
feraient dans les deux à trois mille pages. Comment financer ce
coût initial devant lequel reculaient même les gros éditeurs ?
Relancé par André Lévy, Philippe Picquier finit par aller
frapper à la porte de la direction du Livre
[4]. Et c’est avec l’aide
substantielle débloquée par cette institution que la publication
a pu être lancée : publication hors normes pour traducteur hors
normes, commençant ses journées à cinq heures du matin et
traduisant sans relâche, tellement habité par ses textes qu’il
traduisait comme il parlait ou vice versa, et malgré tout
livrant des traductions impeccables.
L’édition de l’œuvre de Pu Songling est donc
née de la rencontre avec ce personnage singulier. Mais elle
reflète aussi l’amour de Philippe Picquier pour les contes,
comme en témoigne une autre de ses publications : l’anthologie
en deux volumes intitulée « Le
cabinet des fées » qui vient d’être rééditée en poche en
deux volumes, les contes de
Mme d’Aulnoy, conteuse et salonnière du 17e
siècle, et ceux compilés par le chevalier de Mayer au siècle
suivant. Contes dont une édition originale en 40 volumes plus un
volume de gravures, miraculeusement retrouvée chez un
brocanteur, est conservée à la BnF. On y trouve d’ailleurs,
ajoute Philippe Picquier, des « contes chinois » alors à la mode
en France – ce qui offrait une transition vers la suite de la
séance.
Avis de lecture des membres présents
Le Liaozhai zhiyi, rebaptisé
« Chroniques de l’étrange » selon une traduction assez fidèle
des deux caractères zhi
志et yi
异du titre original, a suscité des
réactions et appréciations diverses en fonction des goûts et de
la personnalité de chacun, mais même ceux et celles qui n’ont
pas d’appétence particulière pour le surnaturel
[5] y ont trouvé de
l’intérêt.
1/ C’est ce qu’a montré le premier avis (de
Sylvie D.) : elle est entrée peu à peu dans l’univers de ces
contes, qui l’ont retenue par leur grande variété, et plus pour
leur peinture de la vie du peuple que pour les histoires de
monstres, spectres et autres créatures fantastiques, les renards
étant finalement, eux, très attachants, plus que les humains
bien souvent. Elle a été sensible au fait que, contrairement aux
contes de Perrault, Grimm et autres, ils ne relèvent pas d’un
passé flou, « une fois », mais sont bien datés, inscrits dans le
temps et l’espace. Elle a également apprécié les histoires
reflétant une grande humanité et les commentaires souvent pleins
d’humour ; ainsi celui du « Renard marie sa fille » (Hu jia
nü《狐嫁女》),
le chroniqueur de l’étrange sympathisant avec les renards,
voleurs certes, à l’occasion, mais capables aussi de restituer
ce qu’ils ont volé, dit-il.
2/ Cet aspect de peinture sociale avec un
aspect critique est aussi souligné par l’avis suivant de
Christiane P. qui a apporté son exemplaire de la superbe édition
des deux volumes grand format, en coffret. Elle aussi a apprécié
les différents aspects que prend cette satire socio-politique,
entre conte et récit : cohabitation avec les renards, portraits
de taoïstes autant comme bouffons que comme pseudo-magiciens en
quête d’immortalité, lettrés condamnés à passer et repasser les
examens impériaux en espérant un jour décrocher un poste
officiel, problèmes de couples, aussi, avec maris volages,
femmes mégères, mais qui peuvent aussi parfois se racheter,
voire épouse parvenant à attirer son mari dans le droit chemin
et en faire un homme exemplaire (« Princesse de rêve » Yunluo
gongzhu《云萝公主》)
[6].
Yunluo gongzhu en
lianhuanhua 连环画
Elle a beaucoup aimé, aussi, l’aspect études
de mœurs avec des morales joyeusement anticonformistes et pleine
d’humour, comme, dit-elle, dans « Le bœuf volant » (《牛飞》),
une fable très courte du neuvième rouleau qui fustige à la fois
la convoitise et la superstition d’un paysan, « inquiété par un
rêve » traduit André Lévy
[7]. Mais ce qui l’a aussi
frappée, c’est la pensée qui se profile derrière toutes ces
histoires : la cloison poreuse entre la réalité et le rêve,
entre la vie et la mort, le monde de l’au-delà reflétant celui
d’ici-bas. Les juges sont aussi corrompus chez les morts que
chez les vivants, les revenants indissociables du quotidien. Et
tout ceci est illustré d’images surréalistes qui nous renvoient
parfois aux contes de notre propre répertoire : ainsi, le conte
« Pour le vol d’une pêche » (《偷桃》),
tiré du premier rouleau
[8]. Il se présente comme
un souvenir d’enfance en rappelant une ancienne coutume liée à
la Fête du printemps, puis ironise sur la prétention d’un homme
à « vouloir renverser l’ordre des productions saisonnières », ce
qui entraîne la nécessité de trouver des pêches en plein hiver
et, faute de mieux, de monter en chercher dans le jardin de la
Reine Mère de l’Ouest ; l’ascension sur une corde qui va se
perdre dans le ciel a rappelé à Christiane P. le voyage dans la
lune des « Aventures du Baron de Münchhausen »
[9].
En lisant « La Fresque » (《画壁》),
elle a aussi pensé à « Comment Wang-Fô fut sauvé », la première
des « Nouvelles orientales » de Marguerite Yourcenar
[10].
L’histoire est celle d’un peintre vivant dans la misère un jour
convoqué par l’empereur : celui-ci a vécu jusqu’à l’âge de 16
ans dans la contemplation des peintures du vieil artiste, mais a
ensuite constaté que le monde extérieur ne ressemblait pas du
tout à celui de ces toiles… À la fin de l’histoire, Wang-Fô
entre avec son disciple Ling dans le tableau que l’empereur lui
a ordonné de terminer – mort symbolique de l’artiste transcendée
dans le fantastique. Chez Pu Songling, au contraire, on est dans
le registre du rêve et du surnaturel : le lettré entre dans la
fresque attiré par l’image d’une femme, et en ressort comme on
se réveille d’un songe ; la morale (ironique d’ailleurs, un peu
comme chez Socrate ajoute Christiane) est une réflexion sur les
dangers de l’illusion, mais aussi sur l’illusoire comme source de création.
Nouvelles orientales,
édition originale 1938
3. Pour Martine B., qui n’était pas a priori
très attirée par ces histoires car rétive au surnaturel,
l’attrait de ces contes, finalement, est venu de même de la
peinture sociale. Elle a beaucoup aimé les multiples notes sur
la vie quotidienne : les descriptions de marchés, de cérémonies
de mariage, des petits métiers, et de la corruption ambiante.
Elle a lu avec intérêt les pages sur la vie des lettrés à la
campagne, la description des maisons avec leurs cours et leurs
histoires de voisinage, dans des textes où la ville est
quasiment inexistante.
Elle y a vu une peinture authentique de la
vie à l’époque de Pu Songling, vie des lettrés mais aussi des
marchands, beaucoup moins du petit peuple (hormis serviteurs et
valets). Elle a découvert au passage des coutumes qu’elle ne
connaissait pas, dont les « cailles combattantes » (à côté des
combats connus de coqs et de grillons). Mais c’est la Chine du
fleuve Jaune, réduite à la campagne et à la montagne (comme lieu
de retraite et de refuge).
Dans l’ensemble, cependant, elle a trouvé les
intrigues trop répétitives, avec la récurrence du sommeil et de
la nuit pour faire apparaître spectres, fantômes et renards.
Lassée, elle n’a lu que le premier rouleau.
4. Pour Zhang Lingling, Pu Songling évoque
des souvenirs d’enfance, avec des images de fantômes et de
monstres sur les bandes dessinées. Puis elle a étudié les contes
au collège car certains étaient dans les manuels scolaires. Elle
se souvient combien ils étaient difficiles à lire, la langue
classique étant très éloignée de la langue courante. Vingt ans
plus tard, en les lisant en traduction française, elle a trouvé
que c’était toujours aussi difficile, en français aussi.
Ce qui l’a frappée, aussi, comme d’ailleurs
d’autres membres du groupe, c’est la beauté de l’édition
française, avec ses illustrations. Elle regrette qu’il n’y ait
plus aujourd’hui d’aussi belles éditions de Pu Songling en
Chine : les textes sont édités en langue classique avec notes
explicatives et « traduction » en langue courante, mais sans
illustrations, donc c’est sec, un peu rébarbatif.
Quant au contenu, elle a relu
avec un intérêt tout particulier les descriptions de personnages
féminins qui reflètent une image à la fois idéale et
traditionnelle de la femme chinoise – femme de statut inférieur,
aux petits pieds, pour laquelle la souffrance est le lot commun
et normal et dont l’idéal serait de ramener le mari dans le
droit chemin. ZLL y voit le reflet de l’époque.
Note sur les illustrations :
Au début de la bibliographie, à la fin du
volume 2, est expliquée la source des illustrationsqui
sont cellesde l’édition sur laquelle a travaillé André
Lévy : l’édition critique de Zhang Youhe de 1962, édition
augmentée de 78 textes par rapport à celle de 1766 réalisée sur
la base du manuscrit préparé pour publication par Pu Songling en
1751. L’édition lithographique des gravures en pleine page
figuraient regroupées au début de chacun des trois tomes de
l’édition originale, selon une habitude qui s’est répandue chez
les éditeurs de romans populaires illustrés à la fin des Ming.
Il y a quand même de belles éditions
illustrées du Liaozhai aujourd’hui en Chine, mais ce sont
plutôt des objets de collection, témoin celle-ci datant de
2010 :
5. Meng Ruochen a des souvenirs
semblables à ceux de ZLL : lui aussi a découvert Pu Songling au
collège. Dans son manuel de littérature chinoise, il se rappelle
qu’il y avait « trois histoires de loups », et que ces histoires
n’étaient compréhensibles que grâce aux notes. Il a lu neuf
contes parmi ceux qui avaient été présélectionnés pour la
séance, mais de manière non limitative. Il a été intéressé par
la construction et le déroulement de l’intrigue, sa trame
tortueuse, les portraits de lettrés et les apparitions de
fantômes faisant appel à des forces surnaturelles comme dans
l’histoire d’A Xiu (《阿绣》).
Cependant, il trouve que le
recours au surnaturel facilite trop les choses, qu’il ne faut
pas beaucoup d’effort pour atteindre ses buts, et que les
histoires manquent donc de profondeur, surtout qu’elles se
terminent en général par une fin heureuse. Quant aux
personnages, il trouve les lettrés souvent naïfs et les fantômes
plus humains que les hommes eux-mêmes ; ce qui l’a étonné, c’est
la grande liberté dont jouissent les femmes, qui ne correspond
pas à la vision traditionnelle de la femme chinoise de l’époque.
Il a trouvé utile que le
traducteur ait choisi de donner des titres différents des titres
chinois qui ne sont souvent que le nom du personnage principal,
ce qui n’est pas très explicite ; les titres français, eux,
donnent déjà une première idée de l’histoire. Par exemple
« Corruptions infernales » pour Xi Fangping (《席方平》
), « L’Enfer de la course aux honneurs » pour Jia Fengzhi
(《贾奉雉》
) ou encore « Jeté dans
un puits » pour Longfei Xianggong (《龙飞相公》).
[on a fort heureusement une
liste de correspondance des titres à la fin du volume 2, avec
les références des contes dans l’édition chinoise].
Par ailleurs, MGC recommande
une adaptation du Liaozhai en feuilleton télévisé qu’il
aime beaucoup, un feuilleton de 1986 en 72
épisodes (《聊斋电视系列片》),
diffusé entre 1987 et 1990 et réalisé par une série de très bons
réalisateurs, dont Xie Jin (谢晋).
On le trouve sur youtube :
6. Geneviève B. a passé tout
son été à lire ces contes et a adoré, tant pour la satire des
lettrés et leurs éternels échecs au examens mandarinaux que pour
la peinture des femmes, et elle a trouvé, en lisant ces
histoires, qu’on en apprenait autant sur la Chine actuelle que
sur celle de Pu Songling. La traduction lui a paru superbe, et
elle ne s’est arrêtée qu’au onzième rouleau, en se réservant de
lire le douzième en son temps en son heure.
Comme plusieurs autres, elle a
particulièrement aimé les histoires très courtes, sans
développement narratif et souvent sans morale. Par exemple :
« Mère à huit ans » (Zhending nü《真定女》),
une simple anecdote, dans le registre de l’étrange - une petite
orpheline mariée à six ou sept ans et donnant naissance à un
bébé deux ans plus tard, à la surprise de tout le monde, dit Pu
Songling sans commentaire supplémentaire
[11].
Mère à huit ans
7. Gisèle H. se souvient avoir
lu pour la première fois une histoire de renarde dans un petit
recueil en version bilingue… C’était son premier conte chinois.
Dans les contes de Pu Songling, où elle a trouvé une similitude
avec les « Contes moraux » de Rohmer, elle a été intéressée par
le sort des femmes, renardes ou non, ainsi que par les intrigues
autour des examens mandarinaux, en pensant qu’en sont inspirés
nos propres concours administratifs… idée que redresse Philippe
Picquier en soulignant que c’est en fait un héritage de l’Ancien
Régime.
8. Françoise J. a beaucoup
apprécié l’appareil critique d’André Lévy, mais n’a pas été
passionnée par sa lecture, ayant, en esprit sans doute trop
cartésien, dit-elle,
peu d'appétence
pour le fantastique. Femmes-renardes et esprits-serpents ne
l'ont jamais attirée. Elle a néanmoins lu sans déplaisir le
premier tome des « Chroniques », ytrouvant un intérêt quasi
sociologique sur la société chinoise et sespesanteurs, notamment le système
mandarinal.
Elle a cependant quand même
avoué un petit
faible pour « Mourir ensemble » (Zhu weng《祝翁》),
car le conte lui a rappelé la « Lettre
à D. », d'André Gorz,
qui, à 84 ans et après 58 années de vie commune, s'est suicidé
en même temps que sa femme Doreen atteinte d'une maladieincurable.
Mourir ensemble Zhu
weng
9. De manière originale, U.B a
choisi un seul texte qui l’a particulièrement frappé car, bien
que très bref, il lui a paru être représentatif et symbolique à
plusieurs titres. Il l’a lu avant de le commenter. Il s’agit du
plus court des deux textes intitulés « Fantôme de pendue » dans
la traduction d’André Lévy, c’est-à-dire le quinzième du sixième
rouleau intitulé en chinois yì guǐ (《缢鬼》)
[12].
Une femme apparaît soudain
alors qu’un lettré s’est retiré dans sa chambre d’auberge pour
la nuit ; elle se farde, se pare, prend une ceinture… et se
pend. Sur quoi le lettré épouvanté va questionner le
propriétaire de l’auberge qui lui répond sans s’émouvoir qu’il
s’agit sans doute de sa bru qui s’est pendue à la même poutre
dans le passé. Étrange, commente Pu Songling, pourquoi refaire
les mêmes gestes quand on est déjà mort ?
U. B y voit la marque de
profonds traumatismes causés par des morts atroces et des
injustices qui n’ont pas été réparées
[13]. Ce sont des fantômes habités par de profonds
griefs, comme le remarque le « chroniqueur de l’étrange » : il
faut avoir été victime d’une grave injustice pour s’être pendue
ainsi de son vivant et continuer à le faire une fois morte. Le
trauma persiste, entraînant la perpétuation ad libitum du geste
fatal. U. B y voit quelque chose comme le retour du refoulé, et
d’ailleurs Lacan a commenté le Liaozhai est-il aussitôt
remarqué par plusieurs personnes dans le groupe…
10. Zhang Guochuan a lu le
Liaozhai en chinois sans le relire en français, et l’a lu
comme divertissement et remède à l’ennui. C’est l’une des
raisons qui l’ont rendu très populaire en Chine, outre le fait
que certains contes ont été adaptés au cinéma. Par exemple le
conte du deuxième rouleau traduit « Petite Grâce » (Nie
Xiaoqian《聂小倩》),
ou encore l’un des derniers du premier rouleau, « Peau
maquillée » (Hua pi《画皮》),
également connu sous le titre « La peau peinte » (Painted Skin)
[14].
La peau peinte Hua pi
Hua pi, le timbre
Guochuan relève que les contes
sont une image de la société de l’époque de Pu Songling et de la
pensée chinoise dans ses trois composantes, confucianisme,
bouddhisme et taoïsme. Relevant du bouddhisme, par exemple, elle
cite l’histoire des « Quarante ligatures » (Sishi qian
《四十千》)
[premier rouleau, n° 32]
[15]. Dans ce récit, la naissance d’un enfant est la
marque de l’apurement d’une dette antérieure. La critique du
confucianisme est bien représentée aussi, en la personne de tous
les lettrés qui peuplent ces pages, souvent dépeints avec
beaucoup d’humour, mais l’ironie est tout simplement aussi dans
l’art de parler de « ce dont on ne parle pas » et qui pourtant
est indissociable du quotidien : les fantômes ressemblent aux
humains, mais sont plus faciles à classer, dit Guochuan, car
soit ils sont bons soit ils sont mauvais. Elle donne comme
exemple la « Renarde reconnaissante » (Chu Suiliang《褚遂良》),
immortelle revenue sur terre pour rétribuer l’ancien bienfaiteur
de sa famille. [douzième rouleau, vol. 2 n° 472]
[on notera que là aussi la
renarde entraîne Chu Suiliang à sa suite vers le ciel sur une
échelle dont l’extrémité supérieure disparaît dans les nuages].
Quarante ligatures
Guochuan a cependant une
prédilection pour une histoire taoïste : celle du moine du
Laoshan (《劳山道士》)
- traduit « L’ermite des monts du Labeur » [premier rouleau, n°
15]
[16] - qui se passe à Qingdao, sa ville natale. Pu
Songling se moque de la naïveté des adeptes du taoïsme en la
personne d’un jeune « entiché » de taoïsme et d’immortalité dès
l’enfance et d’un ermite aux cheveux blancs auquel il demande de
lui apprendre à traverser les murs. Sur quoi le jeune homme
rentre chez lui, se vante d’avoir rencontré des immortels dans
la montagne et d’avoir appris à traverser les murs, et
s’effondre sonné, une immense bosse au front, en voulant en
faire la démonstration, ce qui provoque l’hilarité de sa femme.
Qui n’éclaterait de rire en entendant cette histoire, demande le
chroniqueur de l’étrange ?
Le moine du Laoshan en
lianhuanhua 连环画
Aujourd’hui, raconte Guochuan,
le Laoshan (normalement écrit
崂山) est un site
touristique réputé. Les guides racontent aux touristes
l’histoire du conte devant un mur blanc…et les touristes de rire
à leur tour.
En guise de conclusion
La fascination qu’exercent ces textes vient
de la porosité entre le monde spectral et le quotidien dans sa
banalité, mais aussi de la beauté de la langue, langue classique
matinée au besoin de tournures populaires. S’y ajoute, pour les
textes plus longs, un véritable art du conteur qui en font des
ébauches de nouvelles. Ce ne sont pas des contes populaires
comme ceux de nombreux recueils antérieurs, mais des œuvres de
fiction au style personnel. Le monde surnaturel permet de
railler le monde des vivants, et en particulier des lettrés,
souvent bien bornés, mais les femmes ne sont pas en reste dans
ces satires. L’étrange n’est pas forcément surnaturel, mais bien
humain : bandits, anciens rebelles et moines enrichis vont de
pair avec les erreurs judiciaires, l’injustice du système des
examens et les dangers des génies tutélaires. Tout concourt au
sentiment de l’étrange, le tremblement de terre de 1668 ou la
neige en août à Suzhou en 1707.
En fait, ce que revendique Pu Songling, c’est
la part du rêve et de l’imaginaire. Le plus déroutant,
aujourd’hui, est l’absence de chronologie ou de thématique qui
se perpétue dans toutes les éditions. Les études thématiques
offrent cependant des sujets de thèse intéressants et quasiment
inépuisables.
En fin de séance est posée la question de la
réception du Liaozhai en Chine, des Qing à aujourd’hui.
Faisant suite à la lecture du Liaozhai,
la séance prochaine sera consacrée à des contes populaires issus
de l’oralité :
- Bambou-vert,
anthologie de contes de Chine rassemblés et traduits par Blanche
Chia-Ping Chiu, avant-propos de Bernadette Bricout,
illustrations de Joseph En-wei Chiu, éditons Corti, coll.
Merveilleux, 2022, 320 p.
Il s’agit en quelque sorte d’un pendant oral
du Liaozhai, un peu à la manière des contes du « Cabinet
des fées » dont parlait Philippe Picquier : le premier
volume étant l’œuvre de
Mme d’Aulnoy,et
le second le résultat des efforts du chevalier de Mayer
pour sauver de l’oubli « tout ce qui se racontait en France près
de l’âtre ou à la lumière d’un lustre de cristal »
Pas de lustre de
cristal pour ces contes du Bambou-vert, mais la lumière d’une
chandelle dans un logis campagnard ou la chaleur de l’âtre pour
des voyageurs faisant halte un soir dans quelque auberge ou
monastère….
[1]
On pouvait en parallèle consulter les textes originaux,
dont ceux disponibles en ligne avec introduction,
traduction en chinois moderne et commentaires
explicatifs :
[2]
Directeur littéraire de La Pléiade pendant dix ans
devenu directeur de collection chez Philippe Picquier.
[3]
Dans l’introduction du premier volume des Chroniques,
André Lévy brosse une petite histoire de la publication
et des traductions de l’œuvre, la principale traduction
en français, au moment où il écrivait, étant celle de
1969 sous la direction d’Yves Hervouet publiée chez
Gallimard dans la collection Connaissance de
l’Orient/Unesco sous le titre « Contes extraordinaires
du Pavillon du loisir », mais qui ne comportait que
vingt-six pièces. Elle a été rééditée en 1996.
[4]
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le livre et la
lecture n’étaient pas à l’origine inclus dans les
prérogative du ministère des Affaires culturelles. C’est
pour pallier ce « blanc » qu’a été créée par décret, en
1975, la direction du Livre (DL), devenue en 1982
« direction du Livre et de la Lecture » et qui n’a cessé
d’évoluer par la suite. C’est sous la tutelle de la DL
qu’est placé dès 1975 le Centre national du livre
réformé, avec missions élargies, et en particulier dans
le domaine de l’aide à la traduction.
[5]
À ce sujet, il faut distinguer entre fantastique,
étrange et merveilleux, selon l’analyse de
Tzvetan
Todorov (mentionné par Philippe Picquier), le Liaozhai
relevant donc de l’étrange ou zhiguai
志怪 dont
l’origine remonte aux chapitres internes du Zhuangzi.
Voir l’histoire de ces genres
littéraires dans la littérature chinoise.
[6]
C’est l’un des récits les plus célèbres de Pu Songling,
où apparaît ce que la grande spécialiste de Pu Songling,
Judith Zeitlin, a qualifié de « benign shrew », la
gentille mégère qui apporte la félicité dans un ménage
plutôt que le désastre. Le commentaire du « chroniqueur
de l’étrange » à la fin de ce conte est particulièrement
ironique : « [ces femmes sont des poisons] … Toutefois
même les [poisons] plus violents, … employés à bon
escient, peuvent provoquer des cures miraculeuses que ne
parviennent pas à procurer le ginseng ou la digitale »
(conte 380, t. 2, p. 605). Pu Songling relativise la
distinction habituelle entre d’un côté la femme
héroïque, admirable et vertueuse, et de l’autre la
mégère insupportable.
[7]
Texte très court qui tient en trois lignes dans sa
version originale :
[10]
Recueil de dix nouvelles, historiques ou fantastiques,
de Marguerite Yourcenar initialement publié chez
Gallimard en 1938. Réédité avec quelques corrections et
révisions en 1963 dans la collection « L’imaginaire ».
[13]
Il est notable qu’il y a de nombreuses histoires de
fantômes qui se pendent (缢鬼)
dans la littérature chinoise, c’est presque un
sous-genre en soi, et ce sont quasiment toujours des
femmes, qui reviennent se pendre sous le regard d’un
témoin masculin.
[14]
Les
adaptations cinématographiques de contes du Liaozhaisont effectivement nombreuses, et surtout dans le
genre fantastique cher au cinéma de Hong Kong, avec une
utilisation croissante d’effets spéciaux qui va à
l’encontre de la pensée de Pu Songling pour lequel
l’étrange fait partie du quotidien et en est
indissociable.