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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 15 février 2023

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 18 février 2023 

 

Dans le cadre d’une ouverture sur ce qu’on peut appeler « littérature des marges » (ou « littérature mineure » au sens de Deleuze et Guattari), cette séance était consacrée à la littérature sinophone de Malaisie ou littérature mahua.

 

Étaient au programme deux traductions récentes, de Pierre-Mong Lim :

- Pluie (《雨》) de Ng Kin Chew (黄锦树), éditions Picquier, 2020, 144 p.

et éventuellement en complément :

- La Traversée des sangliers (野猪渡河) de Zhang Guixing (张贵兴), Philippe Picquier, 2018, 600 p.[1]

 

Il nous manquait quatre membres, l’une étant à Pékin, les autres retenu.e.s in extremis par leurs examens ou autres obligations, mais deux des absent.e.s ont envoyé leur avis écrit pour compenser. Au total, cela a fait une séance riche sur une sujet peu banal en termes de littérature chinoise.

 

I. Compte rendu de la séance du 15 février

 

La plupart des membres du club avaient lu les deux livres, en remarquant qu’il était intéressant de les programmer ensemble car ils se répondent, en quelque sorte, traitant d’un sujet proche, dans un cadre similaire, avec des références littéraires semblables, mais dans des styles différents. L’une des lectrices, emportée par sa lecture, n’avait d’ailleurs pas remarqué au départ qu’il s’agissait de deux auteurs différents ; elle était passée insensiblement d’une forêt à l’autre.

 

Avis exprimés

 

1/ C’est Guochuan qui a ouvert la séance. Faute de temps, elle n’a lu que « Pluie » et l’a lu en chinois. Elle a mis du temps pour entrer dans l’ambiance, dit-elle, ayant eu longtemps l’impression « qu’il ne se passait rien ». Elle a commencé à aimer le récit à partir de la deuxième nouvelle : « Retour » (Guilai 归来).

 

Ce qui suscite aussitôt une réaction dans l’assemblée : mais on n’a pas la même chose, le deuxième chapitre en français s’intitule « Au sommet de l’arbre » ! Ah ? dit Guochuan, surprise.

 

 

Pluie, éd. 2018 des Éditions du peuple

du Sichuan 四川人民出版社

 

 

[Effectivement, explique tout de suite rapidement Brigitte Duzan, il s’agit à l’origine d’une recueil de seize nouvelles, mais, rétif aux nouvelles, l’éditeur a demandé au traducteur d’en choisir huit qui aient une certaine unité thématique et a publié le tout en le présentant comme un roman. Ce qui a fait dire aux critiques français admiratifs que c’était un roman déconstruit. Rires. Ah, mais ça change tout, s’écrient plusieurs…]

 

Guochuan complète l’explication en précisant que les huit nouvelles choisies sont celles sur le thème de la pluie, indiqué dans leur titre, et qu’elles ne sont pas à la suite dans le recueil : ce sont deux séries de quatre au milieu desquelles sont insérées les autres [2].

 

Guochuan poursuit. Elle a trouvé une ambiance à la Pu Songling [3], avec une frontière floue entre rêve et réalité. À première lecture, des images similaires apparaissent dans toutes ces histoires : la forêt, la mort, les rêves, l’obscurité, la peur, la brume, la maison assiégée par la pluie et la famille de Sin qui vit dedans… Sa lecture est ensuite passée par plusieurs étapes :

-     La première a consisté à comprendre les thèmes, motifs et personnages communs, réalisant que tout est en fait annoncé dans la première nouvelle, intitulée justement « Jours de pluie » (雨天).

Dès ce premier texte-poème, l’omniprésence du danger est annoncée ainsi :

以前住在胶园里, 每次灶火里的柴发出噗噗声响时,母亲就会说:“火笑了,可能有人客要来了”。

Autrefois quand nous vivions dans la plantation d’hévéas et que le bois, en brûlant, craquait dans le poêle, maman disait : « Le feu a ri, quelqu’un va peut-être venir. »

Cette phrase semble hermétique au premier abord, mais l’auteur l’a expliquée : pour lui, enfant, « le rire du feu » était un présage de l’arrivée d’un visiteur ou du retour d’un membre de la famille. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il a compris le sens complexe que recouvrait cette phrase : il pouvait s’agir de l’arrivée d’une personne inconnue, impliquant un danger et suscitant la peur. Le danger imminent ainsi annoncé constitue le leitmotiv de toutes les histoires du recueil, où la mort et la disparition sont omniprésentes, menace de mort venant de la forêt, des tigres et des sangliers, mais aussi de l’invasion japonaise.

 

-     Dès lors s’est posé la question : dans ce recueil qui traduit la nostalgie profonde de l’auteur, pourquoi écrit-il abondamment sur la mort et la disparition ? La mort des enfants représenterait la peur de ne pas avoir de descendance, mais la disparition du père surtout prend valeur symbolique : symbole de la rupture familiale, qui est rupture des traditions, mais aussi symbole du sort de l’écrivain chinois en Malaisie. D’où le sentiment de malaise et de désarroi.

 

-     La pluie apparaît bien comme le motif principal, avec une construction narrative dont Guochuan a trouvé une description, par l’auteur lui-même, dans un article de 2015 où il parle de « stratégie de campagnols » (田鼠战略) [4], en comparant son écriture aux trous de ces petits rongeurs : on voit seulement quelques trous isolés en surface, mais sous terre, tout est connecté et entrelacé. Dans ce recueil, les personnages et les images communes constituent les ouvertures, les trous en surface ; la pluie crée un univers commun, construit le cadre du récit portant l’empreinte du passé en déclenchant souvent les souvenirs d’enfance dans un processus mémoriel semblable à celui de la madeleine de Proust. D’ailleurs, sur le plan narratif, l’imagerie de la pluie devient un outil créatif permettant de combler le fossé entre la réalité et les rêves, et de briser la frontière temporelle entre le réel et l’imaginaire - pluie liée au rêve, rêve et réveil étant indistincts, dans une vision brouillée des choses.

 

-     Il s’agit bien de nouvelles différentes, avec des personnages morts qui reviennent d’un récit à l’autre, sans logique ; c’est comme si seuls les personnages tissaient un lien entre les histoires, car leurs expériences et les intrigues sont complètement différentes. Comme si les histoires se passaient dans des mondes parallèles.

 

-     Guochuan a aussi remarqué deux motifs récurrents, dont la symbolique est complexe, et difficile à comprendre : celui du bateau et celui de l’arbre.

 

[d’où brève discussion : le bateau pourrait être symbole des origines et du lien avec les ancêtres, et donc aussi rêve du retour aux origines, en lien avec les mythes et légendes entourant la mort ; l’arbre est lié aux esprits qui hantent la forêt dans une vision panthéiste de la nature, on peut penser au « Roi des arbres » (《树王》) d’A Cheng (阿城) [5] ainsi qu’aux légendes anciennes de divinités sylvestres, aux arbres des morts et arbres du monde de certaines mythologies.]

 

2/ Sylvie D. a lu les deux livres en trouvant beaucoup de points communs entre les deux, le plus frappant étant la violence de la nature.

-     Pour ce qui est de « Pluie », elle a été gênée par l’aspect déconstruit, justement, de la narration, avec un personnage principal qui apparaît sous diverses identités, comme s’il s’agissait de réincarnations du même personnage.

Son premier besoin a donc été de tenter de s’y retrouver, essayer de comprendre. Elle en a gardé une impression de confusion.

-     Quant à « La traversée des sangliers », quand elle a acheté le livre, elle a vu d’abord le bandeau rouge qui l’entourait en proclamant « chef-d’œuvre » ! Puis elle a lu la quatrième de couverture qui lui annonçait qu’elle « tenait entre les mains un roman puissant, sauvage et magnifique ». Rires et sourires.
Le roman lui a surtout semblé touffu, mais la construction, dont le fin mot n’apparaît qu’à la toute fin, très subtile dans sa complexité.
Ce qui l’a frappée : la nature, envahissante et menaçante ; l’importance des armes, avec des pages descriptives et explicatives ; les personnages dont certains très attachants, comme les jeunes ou la vieille gardienne du cimetière, Mapopo ; mais surtout : la violence omniprésente, et la place de l’opium dans la vie des villageois.

 

 

Pluie, éd. Picquier

 

 

3/ Dorothée MS a trouvé « Pluie » fascinant, tentant au gré de sa lecture de reconstituer une histoire cohérente en se comparant au Petit Poucet tentant de retrouver son chemin en s’aidant de ses petits cailloux. 

-     Comme Sylvie, elle a été frappée par l’hostilité constante de la nature où tout est danger perpétuel, à l’opposé de la nature occidentale qui est harmonie, voire paradis. Tous les événements extérieurs représentent des dangers, et pas seulement : les événements intérieurs aussi, en l’occurrence les dangers liés aux non-dits de l’histoire familiale.
Pour elle, c’est le livre de l’exil, un exil résultant d’une décision familiale, paternelle.

-     Ce qui l’a particulièrement frappée, c’est la symbolique du lait tout au long du roman, lait maternel ou lait de l’hévéa. Elle a pensé à la « Fugue de mort » de Paul Celan :
« Lait noir du petit jour nous le buvons le soir /

 nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit /  […]

Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit… »

-     Quant au bateau, c’est pour elle la seule richesse de la famille ; c’est le bateau qui sauve la mère à la fin, mais pour cela elle le vend…

 

Lecture tellement absorbante qu’elle n’a pas lu le deuxième livre.

 

4/ Ruochen lui aussi s’est concentré sur « Pluie » qu’il a lu, comme Guochuan, en chinois. Mais il n’en garde qu’une impression très vague.

-     Il y a vu une évocation de souvenirs d’enfance de l’auteur avec la nécessité d’un processus d’écriture et réécriture née de l’imprécision de ces souvenirs.

-     La langue lui a paru hachée, « fracturée », avec une lourdeur débouchant sur l’horreur.

-     Les personnages reviennent et se chevauchent, dans des histoires qui semblent s’écouler dans des mondes parallèles.

-     Il a regretté de ne pas connaître la Malaisie pour mieux comprendre ces nouvelles.

 

5/ Geneviève B. a lu les deux livres, en les trouvant d’autant plus proches qu’elle n’avait pas remarqué qu’il s’agissait de deux auteurs différents. Elle les a d’autant plus appréciés qu’elle a elle-même vécu aux Antilles et dans le sud des États-Unis : la langue de la traduction lui a rappelé le créole antillais et l’atmosphère des récits celle des bayous de Louisiane.

-     Elle a surtout aimé « La Traversée des sangliers » qu’elle a trouvé « éblouissant ». Il lui a en particulier apporté une vision de la guerre du Pacifique qu’elle ne connaissait pas : l’extension du conflit sino-japonais à l’Asie orientale [à partir de 1941].

-     Elle a été fascinée par la succession de scènes imprévisibles qui ont évoqué dans son esprit l’idée de l’impermanence des choses : un monde en mouvement permanent. Le récit avance imperceptiblement, par touches successives.

-     Elle a particulièrement aimé le monde des enfants et leurs jeux.

-     Le livre lui a rappelé, pour l’atmosphère, le roman de Delia Owens « Là où chantent les écrevisses » (Where the Crawdads Sing) [6], l’histoire d’une petite fille sauvage dans les marais du sud des Etats-Unis. Roman qui a amené Geneviève à se demander si Zhang Guixing, comme Delia Owens, n’était pas diplômé de zoologie et biologie…

 

6/ Françoise J. a lu les deux livres qui l’ont frappée à des titres divers.

-     En lisant « Pluie », elle s’est elle aussi perdue en conjectures sur l’identité du personnage principal, Sin : est-ce le même personnage à différentes périodes de sa vie, voire dans des mondes différents ?

Quant au grand-père, pour aller dans le sens de remarques précédentes, elle l’a trouvé sans conteste incestueux (nouvelle 5). Elle a par ailleurs noté que, dans tout le roman, les femmes ne sont pas nommées.

Elle a été frappée elle aussi par la violence omniprésente, violence de la nature comme du travail dans les plantations d’hévéas, et violence née de la guerre.

Evidemment, les rêves ont une place prédominante, mais elle a apprécié l’insertion des articles de presse dans la nouvelle 4 (Les génies du sol), ce qui apporte une note de réalisme dans le contexte. Elle a pensé à « L’enfer de Treblinka » de Vassili Grossman.

 

-     Quand elle est passée à « La Traversée des sangliers », la couverture, signée Walton Ford, lui a rappelé l’exposition de l’artiste à la Maison de la Chasse et de la Nature, à Paris, en septembre-février 2015-2016.

Mais elle s’est sentie d’emblée agacée et agressée par la tonalité et le style de la préface du

traducteur :

« … aux quelques taricheutes que vous voyons prêts à s’avancer, dont les mains fatales ont embaumé tant de quatrains de poètes Tang etc. nous déclarons tout net : laissez donc là vos bandelettes couvertes de moisissure… »

Ensuite, elle a été étouffée dans la jungle, dans la violence, et perdue dans les noms, certains traduits, d’autres transcrits, sans que la raison des choix soit facilement compréhensible.

Finalement elle s’est essoufflée à lire les très longs passages descriptifs et en est arrivée à espérer (presque) que la fin arrive vite – non sans apprécier au passage les traits d’humour, en particulier dans la description de la fête organisée en faveur du Comité de soutien patriotique à la Mère patrie (humour fondé sur la répétition des termes « de charité », p. 176-177).

 

7/ Christiane P. a eu un vrai coup de cœur pour « Pluie » qu’elle a trouvé superbement écrit, entre poésie, musique et cinéma onirique à la Mizoguchi, avec des qualités littéraires non seulement du fait du style, mais aussi de la construction (en sept tableaux + un huitième qui reste aussi mystérieux à la deuxième lecture). Texte qui finalement la laisse avec plus de questions que de réponses :

-     L’arrière-plan historique (au 4ème tableau, massacres perpétrés par les Japonais contre les Chinois de Malaisie évoqués à travers les coupures de journaux, au 7ème, irruption des communistes qui accusent les survivants de trahison) prend d’autant plus de force qu’il est perçu à travers le vécu d’une famille démunie qui se débat pour survivre.

-     Les croyances qui sous-tendent le récit - sur la vie, la mort, la réincarnation, les esprits - ajoutent au mystère (qui est Sin? l’oncle, le fils, ou les deux?) et au drame (qui a éventré de façon si horrible le corps de la petite sœur de Sin? serait-ce le tigre blanc, l’une des quatre divinités évoquées au début du chapitre ?).

-     Pris entre les aléas de l’Histoire, la puissance de la nature et l’emprise des croyances mythico-religieuses, les personnages sont d’autant plus attachants qu’ils semblent si fragiles. Mais la quête de sens passe aussi par la force des symboles : ainsi celui de la pirogue que l’on retrouve d’un tableau à l’autre, qui n’est pas seulement le moyen de survivre aux inondations, mais qui permet de passer les frontières entre forêt et ville, entre générations, entre vie et mort ? Ainsi également des arbres, les « trois arbres tabous « du 5ème tableau, l’arbre qui hante le père et finit par le tuer dans l’épilogue.

-     Quant à la construction de ce livre-poème, s’agit-il seulement d’une histoire de réincarnations successives ou de rêve éveillé ? Une autre lecture semble possible, qui n’exclut pas la première mais demande un récapitulatif des sept tableaux, pour dégager la structure de l’œuvre [7] : il pourrait s’agir de l’histoire d’une même famille, le père, la mère, le fils et sa petite sœur, les trois chiens, avec à l’arrière-plan l’ombre du grand père, histoire qui se réécrit différemment d’un tableau à l’autre, avec des personnages différents trouvant la mort. Mais est-ce la même famille, prise à des époques différentes, avec des personnes qui seraient la réincarnation des premières (Sin, oncle et neveu), ou bien est-ce une variation sur les destins possibles de la même famille selon que celui qui meurt est le fils, le père, la mère ou la fille? En ce cas, le schéma serait un peu le même que celui du film « L’Ironie du sort » d’Edouard Molinaro (1974).

-     Ces deux lectures ne semblent pas être incompatibles, la seconde permettant de mettre à jour un ordre intelligible dans le récit. Elle a en outre relevé dans le texte au moins deux passages (p 67 et 69) qui laissent entrevoir un caractère « ironique » (au sens grec) dans la construction du récit : deux passages où l’auteur dit « l’autre possibilité étant… ».

-     Ce flou narratif est renforcé par le caractère onirique du récit, entre rêve et réalité, mais aussi son aspect hypnotique créé par le retour régulier de la pluie , celui aussi des noms et des symboles, dont la pirogue.

 

En revanche, elle s’est sentie très partagée à l’égard de « La Traversée des sangliers » dont elle salue l’écriture mais reste réservée sur le style et la dureté du récit :

-     Le style flamboyant, truffé d’images, rend bien la touffeur de la jungle tropicale qui est l’arrière-plan du roman, voire l’un de ses thèmes principaux. Mais en même temps la profusion d’images finit par être …étouffante !

-     La construction globale du récit lui a semblé remarquable, le suspense étant entretenu jusqu’à la fin. Il faut attendre l’avant-dernier chapitre et la page 569 pour comprendre le lien entre le suicide d’A.Hung manchot au premier chapitre et le reste du roman, pour comprendre d’où lui vient ce fils dont il n’est pas question par la suite, et pour comprendre enfin qui a trahi le village et l’a livré à la vindicte des Japonais. Le dernier chapitre lui a fait froid dans le dos…

-     La partie « historique» décrivant la cruauté des Japonais en guerre lui a semblé « parlante » et la complexité des personnages lui a paru relever plus de réalisme psychologique que du « réalisme magique » évoqué dans la préface. Aucun personnage n’est vraiment « pur », pas même les enfants. Mais le monde des enfants est superbement décrit, et de façon touchante.

-     Vengeance et jalousie jouent un rôle essentiel dans l’intrigue, en particulier dans le personnage d’Emily, et cet aspect dur du roman  ne l’a pas enthousiasmée, pas plus que le style étouffant comme une jungle.

-     Enfin, ce qui l’a intéressée, c’est la référence permanente à la « Pérégrination vers l’ouest » et le rôle clef que joue dans l’intrigue ce grand classique ainsi que d’autres.

 

 

La Traversée des sangliers, éd. 2021

des Éditions du peuple du Sichuan

 

 

8/ Débordée par son travail universitaire et par son retour en Chine fin janvier, Lingling n’a pu lire que la moitié du programme et au dernier moment a dû renoncer à venir. Mais elle a envoyé son avis sur  « La Traversée des sangliers » qui lui a paru un roman « puissant, voire violent, mais magnifique », en insistant sur le style :

« A la différence de la littérature de Chine continentale, il est écrit dans un style fortement marqué par une sorte d’exotisme tropical.  Les images de la jungle, les animaux sauvages et la végétation luxuriante, en créant une ambiance humide d’une grande intensité, nous ouvrent un imaginaire étrange d’une culture lointaine qui, au fond, partage les mêmes racines que nous [Chinois de Chine continentale].

Le roman m’a surprise par son langage, à la fois recherché et oral. Avec un vocabulaire extrêmement riche, l’auteur construit des formules fantastiques, impressionnantes, voire mystiques. La narration nous rappelle des romans des Ming et des Qing. L’utilisation de termes issus de la langue vernaculaire et des expressions orales ajoutent un charme exotique à une narration écrite par ailleurs dans une langue soutenue.

On y voit également des caractéristiques du réalisme magique. La narration mêle des éléments surnaturels et des histoires légendaires, par exemple celles des parangs et des orang minyak. »

 

 

La Traversée des sangliers, éd. Picquier

 

 

9/ Également retenue au dernier moment, Martine B. l’a beaucoup regretté car elle avait « beaucoup à dire », surtout que, comme à son habitude, elle s’y était reprise à plusieurs fois pour terminer sa lecture. Elle a envoyé une synthèse de ses impressions de « Pluie » :

« Ma première lecture s’est arrêtée à la page 70, fin du quatrième chapitre. J’étais noyée ! Suffoquant sous la noirceur et l’incompréhension de l’histoire.

Puis quelques semaines plus tard j’ai repris la lecture au chapitre 5 jusqu’au bout.

Enfin j’ai fait une deuxième lecture plus précise en vue de ce commentaire.

 

La pluie à chaque page, presque à chaque paragraphe :

« Dehors la pluie, encore et toujours la pluie » (page 9)

« Jour après jour, la pluie ne semble pas vouloir s’arrêter » (page 14)

« Une pluie torrentielle soudain s’est déverse » (page 16)

« L’eau monte jour après jour » (page 20)

« Soudain la pluie se met à tomber … Des rideaux de pluie s’abattent … La pluie siffle et s’abat avec fracas … Fracas de la pluie sur le toit, bientôt on ne s’entend même plus parler » (chapitre 6)

Dès la première page on est dans une fin du monde : «  C’était comme s’il n’y avait plus ni limite ni frontière, ni début ni fin. »

 

À cet enfer liquide viennent s’ajouter les bestioles qui s’infiltrent partout : « des mille-pattes, des scorpions, des serpents, des lézards, des pangolins, des hérissons, des civettes et même des chats-léopards. » (page14) Et il y a aussi les araignées sauteuses (« qu’on appelle tigres-léopards » (page 48), les scolopendres, les geckos, les guêpes, les cafards, les grillons, les libellules. Et il faut mentionner les sangliers, les souris, les faisans, les corbeaux « croassant à tue-tête », les poissons têtes de serpents, les poissons combattants, les crocodiles « qui mangent les morts ». Et aussi à chaque page les fourmis : « toutes sortes de fourmis : des noires, des rouges, grosses comme des grains de riz cru, comme des grains de riz cuit, comme des graines de sésame. » Et les fourmis blanches et les fourmis-lions … « Des colonies de fourmis ont grimpé sur les arbres flottants et sur les feuilles, ou bien elles s’accrochent entre elles par leurs mandibules et construisent un radeau avec des larves » (page 27) Sympathique petit coin de Malaisie 😁😁 Je n’ai pas réussi à m’habituer à cette faune qui s’infiltre partout.

 

Quant à l’histoire de cette famille de Chinois d’outre-mer venant du sud de la Chine, j’ai échoué à savoir qui était qui. J’ai esquissé un arbre généalogique au chapitre 5, croyant avoir compris les filiations, mais au chapitre suivant j’étais de nouveau perdue. Et puis, pour me sentir moins bête, je me suis dit qu’il fallait se laisser porter par les événements - d’ailleurs tous tragiques du début à la fin. J’aurais bien aimé m’accrocher à Sin, petit garçon sensible, rêveur et imaginatif. Mais il meurt. Et le père meurt et la petite sœur meurt et la mère meurt. Une hécatombe sous les rideaux d’eau.

 

L’histoire avec un grand H est aussi présente avec d’abord les Japonais. Un long passage (de la page 59 à 70) déroule les atrocités commises sur les populations. Puis viennent les communistes chinois qui s’y prennent autrement pour terroriser les pauvres paysans.

 

Bref ! À la dernière page, je suis tombée dans la fosse avec Sin, mais je n’en suis pas ressortie !! J’ai eu beau m’accrocher aux lianes, elles ne m’ont été d’aucun secours pour m’extirper de la boue dans laquelle je me suis enfoncée dès les premières pages. »

 

Discussion finale et conclusion

 

Nouvelles contre roman

 

S’il y a une chose que cette séance a amplement montré, c’est la divergence de lecture entre le « Pluie » de la version chinoise d’origine et le « Pluie » de la version élaborée par le traducteur français en sélectionnant, à la demande de l’éditeur, huit des seize nouvelles originales pour présenter le recueil comme un roman. Ceci a été à l’encontre de la lisibilité du texte ; déjà difficile à lire, il l’est encore plus quand on n’en a qu’une version tronquée qui induit une lecture finalement faussée : les lecteurs et lectrices de la version française ont pour la plupart été désorienté.e.s par l’aspect confus de la narration, en cherchant à reconstruire une ligne narrative inexistante puisqu’il s’agit de nouvelles et non d’un roman, même déconstruit. Tout le travail subtil de construction narrative de l’auteur s’en est trouvé encore plus difficile à percevoir [8].

 

C’est d’autant plus dommage que « Pluie » (initialement publié en 2016) représente l’apogée d’un travail de plus de vingt-cinq ans d’un écrivain qui est avant tout auteur de nouvelles. On peut se faire une idée de l’évolution stylistique et thématique de son œuvre en lisant un recueil de ses nouvelles traduites en anglais, sélectionnées sur une période allant de 1990 à 2001 :  « Slow Boat to China and Other Stories ». Pas de forêt ni de pluie au centre de ces récits, où il est beaucoup plus question du sort des écrivains d’origine chinoise en Malaisie, des problèmes d’identité et de langue, et du rêve de retour vers la Chine, réelle ou fantasmée, sur fond (très vague) d’émeutes intercommunautaires et d’agitation communiste. Comme dans « Pluie », on peut faire des liens entre les narrations et certains personnages, dont l’insaisissable figure du poète Yu Dafu (郁达夫) qui est en fait le thème central et commun, comme la pluie dans « Pluie ».

 

 

Slow Boat to China, éd. chinoise 2019

 

 

 

Slow Boat to China and Other Stories

 

 

Maintenant, celle qui reste à traduire en français et découvrir, c’est Li Zishu (黎紫书).

 

Les Trois Royaumes et autres classiques

 

De manière générale, les membres du club ont apprécié dans « Pluie » les références aux grands romans classiques « La Pérégrination vers l’ouest » (Xīyóujì《西游记》) et « L’Investiture des dieux » (Fēngshén yǎnyì《封神演义》) qui représentent dans le récit la culture chinoise transmise par le lettré du village et desquels sont inspirées les représentations théâtrales pleines d’humour des enfants – qui les interprètent d’ailleurs avec des masques japonais.

 

La discussion s’est donc portée sur les traductions en français de ces classiques. Car oui, dans le club, nous sommes toutes et tous un peu taricheutes, mais sans pour autant être couvert.e.s de bandelettes. Ce qui est regretté, en effet, c’est l’obsolescence des traductions existantes, qui gêne la lecture – problème qui peut être étendu aussi au « Rêve dans le pavillon rouge » (Hónglóumèng《红楼梦》).

 

A été tout particulièrement évoqué le roman « Les Trois Royaumes » (Sānguó yǎnyì《三国演义》) que plusieurs, dans le club, ont tenté de lire, mais dont la seule transcription des noms leur a rendu la lecture impossible dès les premières pages.

 

La traduction dite « moderne » (car succédant à une traduction plus ancienne, et partielle, de l’orientaliste Théodore Pavie datant de 1845-1851) a été publiée par Flammarion en 1987, à l’origine en sept volumes, avec une réédition en trois volumes en 2009 qui conserve cependant la même transcription EFEO [de l’Ecole française d’Extrême Orient] : Lieou Pei, Tsao Tsao, Tchou-Ko Lang et Kouan Yu pour Liu Bei (劉備/), Cao Cao (曹操), Zhuge Liang (諸葛亮/诸葛亮) et Guan Yu (關羽/关羽) pour ne citer que quelques-uns des personnages.

 

En conclusion, on en est venu.e.s à rêver de nous concocter nous-mêmes une nouvelle édition que l’on puisse lire au club de lecture… Et pourquoi pas une édition de poche ?

 


 

II. Séance suivante, le 15 mars 2023

 

Cette prochaine séance sera consacrée à la littérature de Hong Kong, avec au programme un numéro spécial de la revue Jentayu : le  Hors-série n° 5, paru en septembre 2022, qui offre une sélection de poèmes, essais et nouvelles d’une quinzaine d’auteur.e.s.    

 

 


[1] Textes originaux à lire en ligne, avec introductions et préfaces :

- Les six premiers textes de 《雨》 : https://yuedu.163.com/source/a06f14b6fd074becada86c4768ad1985_4

- Les onze premiers chapitres de 《野猪渡河》 : https://yuedu.163.com/source/a31d3ffd81bd47529df246fcc407ff2d_4

[2] Selon l’ordre suivant du texte original :

雨天 Jour de pluie /  仿佛穿过林子便是海 Comme si à travers la forêt était la mer
归来 Retour /

老虎,老虎丨《雨》作品一号   Les 4 premières parties du recueil français
树顶丨《雨》作品二号
水窟边丨《雨》作品三号
拿督公丨《雨》作品四号
/ 雄雉与狗
 Le faisan et le chien
龙舟丨《雨》作品五号              Les 4 autres parties du recueil français
沙丨《雨》作品六号
另一边丨《雨》作品七号
土糜胿丨《雨》作品八号
后死(Belakang matiPost mortem / 小说课 à l’école de la fiction
南方小镇  le petit bourg dans le sud

[3] Dont les « Chroniques de l’étrange » ont été lues dans le club au début de l’année.

[4] 这可说是田鼠的战略吧。田鼠在大草原下方挖洞。地面只有几个开口,但它底下是个贯通串联、纵横交错的隧道世界。

[5] Lu dans le club en octobre 2019.

[6] La traduction du seul titre en français fait d’autant plus apprécier la traduction imaginative et créative du roman de Zhang Guixing par Pierre-Mong Lim.  

[7] Tableau 1 : Sin est dévoré par un tigre - ou bien est-ce son oncle Sin, dont il serait la réincarnation ? Pourtant il évoque son grand père plus loin… tout cela est flou.

Tableau 2 : Le père de Sin disparaît, victime d’une inondation.

Tableau 3 : Le grand frère (Sin? ) meurt, parce qu’il est tombé dans un puits.

Tableau 4 : La petite sœur qui meurt, éventrée, on ignore par qui.

Tableau 5 : Sin apprend l’existence puis la mort de son oncle du même nom. Il apprend aussi que son grand père est peut-être son véritable père.

Tableau 6 : Le père (A-To) perd sa femme et ses deux enfants. Le fils (est-ce Sin? il n’est pas nommé) a été ébouillanté en soulevant le couvercle d’une marmite pour aider ses parents.

 Tableau 7 : Les communistes font irruption chez les parents de Sin et les accusent de trahison; les parents disparaissent. Sin ignore si c’est un rêve ou la réalité …  Il cherche à sauver sa petite sœur  de l’inondation, « une imposante pirogue est encastrée entre les poutres » (p.118) Sa petite sœur lui tend une bouteille dans laquelle il voit une scène qui évoque leurs parents et leurs trois chiens, soit la famille du 1er tableau.

 Dernier tableau, Côa côa côa : Le père est écrasé par un arbre, la mère vieillit et sombre dans la démence, Sin rêve, ou bien c’est la réalité, qu’il tombe dans la fosse autrefois creusée pour son père et qu’une main velue l’agrippe – autant d’images qui renvoient à des images précédentes vécues par la mère et liées à une prédiction impliquant une grenouille…

[8] Et ceci bien sûr sans parler de la traduction elle-même qui a au contraire été très appréciée, sauf pour la traduction/transcription des noms des personnages qui a engendré des difficultés de lecture.

A également été posée la question de la mention « traduit du chinois (Taiwan) » sur la couverture de « La Traversée des sangliers », alors qu’on se serait plutôt attendu à « traduit du chinois (Malaisie) » comme pour « Pluie » - Taiwan étant juste le lieu de résidence actuel de l’écrivain.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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