Clubs de lecture

 
 
 
     

 

 

Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 21 juin 2023

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 25 juin 2023

 

La séance du 21 juin, concluant l’année 2022-23, était consacrée aux poèmes et textes en prose de Gu Cheng (顾城), dans deux publications récentes :

- Spectre en Ville, suivi de Ville, poèmes traduits par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, Les Hauts Fonds, 2021, 125 p.

Soit les 9 poèmes de « Spectre en ville » (鬼进城, 1992) et les 53 poèmes, plus introduction de l’auteur, de la série « Ville » (, 1991-1993).

- Sur l’île, textes choisis et traduits par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, Les Hauts Fonds, 2021, 165 p.

En six parties : Séquences autobiographiques 顾城文选/ Rêve dans le poulailler rouge 赤鸡岁月/ Rencontre fortuite 奇遇 / Qui va dans le sens de la lumière est éternel 与光同往着永驻/ Cueillette des feuilles de mûrier / Le moi sans but : esquisse d’une philosophie naturelle (communication à un colloque à Francfort, juin 1993).

 

À quoi était venu s’ajouter un recueil de dix-huit contes du même auteur, chaque conte étant illustré d’un dessin réalisé au stylo à bille par Gu Cheng en 1990. 

- Contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses激流岛话画本, trad. et postface Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, La Barque, 2022, 48 p.

 

 

Contes illustrés

 

 

Ce qui n’excluait évidemment pas les traductions antérieures de poèmes publiées dans des anthologie et revues. [1].

 

Le club était pratiquement au complet pour cette dernière séance accompagnée des flonflons de la Fête de la musique à l’extérieur ; nous manquaient Giselle H. toujours à Pékin et Zh. Lingling qui avait été entraînée à la Fête.

 

Après l’annonce d’un programme intéressant de courts métrages de Tang Yi (唐艺) au studio des Ursulines le 30 juin [2], et d’un colloque Borges et la Chine qui se tenait ce même 21 juin au Collège de France, et que l’on pourra voir enregistré en totalité sur la chaîne YouTube du Collège, la séance a débuté avec l’habituel échange d’avis de lecture, d’où s’est dégagé un sentiment général de joie de la découverte, nuancé bien sûr, les textes de « Sur l’île » ayant été particulièrement appréciés.

 

ü  Avis et commentaires

 

Une introduction

 

Zh. Guochuan a commencé en disant qu’elle n’a pas connu grand-chose de ce poète pendant longtemps : quand elle était au collège en Chine, il n’y avait qu’un poème de Gu Cheng dans leur manuel de littérature, et sans aucun commentaire. Il s’agissait de son poème le plus célèbre, poème de deux lignes datant de 1979, lancé comme un manifeste : « Une génération » (一代人

黑夜给了我黑色的眼睛 La nuit noire m’a donné des yeux noirs
我却用它寻找光明    À travers eux pourtant je cherche la lumière  (trad.
Yann Varc’h Thorel)

                                             Moi je m’en sers pour chercher la lumière (trad. Chantal Chen-Andro)

Elle a donc découvert le poète en France, mais n’a pas lu les nouvelles traductions. Elle est restée sur les impressions nées de lectures antérieures, qui ont alimenté sa réflexion sur la poésie. Elle cite un autre poème célèbre de Gu Cheng, représentatif des débuts du courant de poésie dite « obscure » (menglong shi 朦胧诗) [3] marqué par un fort sentiment du « moi », dans son rapport au « toi » :

« Proche et lointain » (远和近)

                         Toi

一会看我              qui tour à tour me regardes

一会看云              regardes les nuages,

我觉得                  je te sens

你看我时很远       quand tu me regardes, si lointain

你看云时很近       quand tu regardes les nuages, si proche   (trad. Chantal Chen-Andro) [4]

 

Poème que Guochuan rapproche d’un poème classique, de Bian Zhilin (卞之琳), datant de 1935, et présentant des parallélismes semblables :

                « Fragment » (《断章》) [5]

你站在桥上看风景,   Quand debout sur le pont tu regardes le paysage
看风景人在楼上看你。
Celui qui à l’étage regarde le paysage te regarde.
明月装饰了你的窗子,
La lune orne ta fenêtre,
你装饰了别人的梦。    Tu ornes le rêve de l’autre.                         (trad. Zh. Guochuan)

 

Ces poèmes, elle les a découverts et aimés avant de connaître la vie de l’auteur. Mais avec lui, dit-elle, difficile de distinguer le poète de l’homme. Tout chez lui tient à la sensation de l’instant, comme il l’a lui-même expliqué dans un autre texte célèbre datant de 1980 où il relate une sorte d’expérience extatique : à huit ans, sur le chemin de l’école, un jour pluvieux, il passe devant un pin couvert de gouttes de pluie…

我忘记了自己。我看见每粒水滴中,都有无数游动的虹,都有一个精美的蓝空,都有我和世界…。

« J’oubliai qui j’étais. Je vis dans chaque goutte de pluie une myriade d’arcs-en ciel en mouvement, un ciel d’un bleu exquis, et dans chacune le monde et moi… » …   (trad. B. Duzan)

 

Il voit ce monde plus pur et plus beau que celui du quotidien (比我们赖以生存的世界,更纯、更美) ; c’est pour lui la révélation de ce qu’est la poésie :

                诗就是理想之树上,闪耀的雨滴.

      La poésie, c’est sur l’arbre de l’idéal, une goutte de pluie scintillante.

 

Premiers avis croisés

 

- Dorothée MS a été ravie de découvrir l’auteur, mais a regretté d’avoir pris un « mauvais départ » en lisant sa biographie sur wikipedia. Ce qui l’a surtout enchantée, ce sont les premiers textes du recueil « Sur l’île », et leur ton à la fois humoristique et détaché :

o    Des « séquences autobiographiques » elle a retenu en souriant la passion des insectes née des « Souvenirs entomologiques » de Jean-Henri Fabre et la joie d’être un bon ouvrier.

o    L’histoire du poulailler lui a rappelé Robinson sur son île ; elle s’est amusée des noms donnés aux poules, comme des personnages de comédie, et des défis constants à la nature, mais sans pouvoir s’empêcher de penser au nouveau-né dans ces conditions : le ton neutre lui a semblé tragique et avoir un goût amer alors que l’auteur relate des expériences où il met constamment sa vie en danger, mais aussi celle des autres.

o    Dans les interviews, elle a apprécié la sincérité des réponses, le tout très accessible, sans aucune nuance hermétique.

 

 

 Sur l’île

 

 

Ce qui l’a frappée aussi, c’est la description que Gu Cheng fait de lui, comme « moi » individuel s’opposant aux poètes de la génération de son père considérés comme des « vis d’engrenage » [6].  Et cela lui a rappelé la phrase célèbre de Günter Eich :

 

" Seid unbequem, seid Sand, nicht das Öl im Getriebe der Welt! "

Soyez importuns, soyez le sable, non l’huile dans les rouages du temps.

               

[Remarque a posteriori : le rapprochement est particulièrement bienvenu. Il s’agit en effet d’une citation d’une pièce radiophonique, « Traüme » (Rêves), datant de 1951, mais qui a fait fureur au moment du mouvement étudiant de 1968, le « seid unbequem » étant alors un appel à la résistance, à bloquer les rouages, comme le sable, plutôt que les huiler. Günter Eich est aujourd’hui un peu oublié, dans l’ombre de Paul Celan].

 

- Sylvie D. a lu « Sur l’île » et, bien que trouvant l’ensemble un peu disparate, a bien aimé certaines pages.

o    En particulier dans les « Séquences autobiographiques » : l’allusion à la langue inventée, « proche du chant des oiseaux », qu’il aurait inventé à deux ans et que seule comprenait sa sœur. Mais elle note aussi les caprices qu’il faisait pour obtenir des livres de ses parents.

o   Comme Dorothée, elle a beaucoup aimé l’histoire du livre de Fabre oublié par les Gardes rouges après le saccage de la bibliothèque familiale. Aiguillonnée par la curiosité, elle est allée à sa bibliothèque et a fait venir de la Réserve centrale ces « « Souvenirs entomologiques, études sur l’instinct et les mœurs des insectes » qu’elle est du coup en train de lire [7].

o    L’histoire de l’élevage des poules lui a beaucoup plu avec toutes ses références littéraires, voire bibliques (Que l’eau chaude soit ! Que l’électricité soit ! etc.), mais aussi l’histoire de la recherche des feuilles de mûrier (texte 5) : cela a évoqué pour elle des souvenirs d’enfance, car elle se rappelle elle aussi avoir fait cela pour s’amuser et voir grandir les vers à soie.

 

Mais elle a ensuite décroché : trop hétéroclite à son goût à partir des interviews de la quatrième partie.

 

- Christiane P. pour sa part a lu les deux recueils, sans chercher à connaître la vie de l’auteur : de manière générale, elle aime se plonger dans une œuvre pour le plaisir du texte, sans interférence biographique. Elle a apprécié les poèmes donnés avec le texte original chinois, mais aussi beaucoup aimé le « Rêve dans le poulailler rouge ». Elle y a vu un anti-Mo Yan, tout en délicatesse et avec beaucoup d’humour.. Elle a par ailleurs trouvé passionnantes les interviews en quatrième partie, pour leur ouverture sur la pensée chinoise, la spontanéité de l’expression, le rapport à l’environnement naturel.

 

Les surprises de M. Ruochen

 

- M. Ruochen était de retour de son voyage en Chine, retour au pays natal après trois ans d’exclusion pour cause de covid. Il arrivait avec une surprise : l’enregistrement – sur son téléphone – des poèmes de la série « Spectres en ville » (鬼进城), ceux données en version bilingue dans le recueil de Yann Varc’h Thorel : poèmes dits par Gu Cheng lui-même, en décembre 1992 !

On trouve l’enregistrement sur bilibili [8] : https://www.bilibili.com/video/BV1ys411g788/

 

On a donc écouté attentivement la voix de Gu Cheng déclamant ses poèmes, un à un, jour par jour. Avec un certain étonnement : il s’agit bien de déclamation, la voix est quelque peu emphatique, avec un côté légèrement dramatique, un peu théâtral, comme c’était la mode chez les poètes chinois à l’époque. L’étonnant, surtout, est d’entendre la voix déclamer les poèmes d’un trait, sans respecter et encore moins souligner les décrochages des vers qui sont l’une des caractéristiques qui sautent aux yeux dans ces poèmes. L’effet est donc désorientant, et un peu décevant passé la joie initiale de découvrir la voix de Gu Cheng : comme si on découvrait une nouvelle facette du personnage, au-delà de sa biographie et de ses écrits, qui aplatit un peu le reste.

 

Ruochen poursuit ensuite en disant qu’il a été surpris et désorienté lorsque, en cherchant des éléments biographiques sur Gu Cheng, il est tombé sur sa biographie wikipedia en chinois qui commence par :

                顾城生于北京,杀人犯,中国当代诗人… 

                Gu Cheng.. né à Pékin, meurtrier, poète contemporain chinois…

Réaction générale : on se demande qui a pu écrire ça.

[et réaction a posteriori : tout l’article est de la même eau, une sorte de commérage malsain sur la liaison de Gu Cheng avec Li Ying et sa vie sur l’île avec Li Ying et Xie Ye. Pratiquement rien sur sa poésie. Comme si sa mort jetait une sorte d’opprobre sur le personnage et l’œuvre.. ]

 

Ruochen remarque par ailleurs qu’on a des livres sur la poésie « obscure » qui parlent de Hai Zi (海子), de la poétesse Shu Ting (舒婷), mais pas de Gu Cheng. Sans doute, dit-il, parce qu’il était un « mauvais exemple » [9]. Mais il a abandonné toute tentative d’interprétation pour se consacrer à sa poésie, et en particulier les poèmes de « Spectre en ville » (鬼进城) et « Ville » (), en chinois. Dans l’introduction que Gu Cheng a écrite à ces derniers poèmes, Ruochen dit avoir retrouvé un sentiment qu’il a lui-même éprouvé en revenant dans sa ville natale de Wuhan après quatre ans : impression de rentrer à la maison, mais avec un sentiment d’irréalité tellement tout a changé. « Dans mes rêves, je rentre souvent à Pékin, dit Gu Cheng, mais c’est une ville sans rapport avec le présent, le lieu inaltérable où j’ai envie de revenir. » (在梦里,我常回北京,可与现代无关,是我天经地义要去的地方。)

 

 

Spectre en ville

 

 

Avis contrastés pour terminer

 

- U. B. rompt l’atmosphère en déclarant tout de go : « Eh bien pour moi, ça a été un échec. »

Échec parce que, pour commencer, il a trouvé l’introduction un peu « pédante ».

Échec parce qu’il a aimé les poèmes en chinois dans l’édition bilingue, mais s’est retrouvé, pour les poèmes de « Ville », avec des poèmes seulement en traduction. Il s’est demandé pourquoi. [l’assistance trouve des excuses : on ne pouvait sans doute pas faire un recueil trop épais…].

Échec parce qu’il a trouvé l’ensemble des textes du recueil « Sur l’île » disparate, au point qu’il a commencé en parallèle un autre livre avant d’en avoir terminé la lecture.

Et échec surtout parce que, s’il a bien aimé les séquences autobiographiques, il a trouvé les derniers textes, sur la philosophie, insupportables car pleins de clichés et de raccourcis. Mais sans doute, ajoute-t-il, était-ce parce que c’était une conférence donnée à Francfort, destinée à un public occidental. U. B. critique tout particulièrement l’idée « d’altérité chinoise » que présuppose le discours de Gu Cheng et qui le souligne.

 

Ce qui suscite une vague de protestations et déclenche une discussion sur cette fameuse « altérité », et son inscription ou non dans la langue. De dérive en dérive, on aurait sans doute dégagé des idées intéressantes, mais loin de notre sujet. L’heure avançant, il a fallu revenir à nos moutons.

 

- Geneviève B. laisse donc la philosophie et revient vers la poésie, mais sans hiatus. Elle dit aimer la poésie chinoise dans le texte original, pour en savourer la sonorité autant que la construction. Elle a donc aimé les poèmes de « Spectre en ville » (en bilingue), qui lui ont donné une sensation différente de la poésie Tang qui lui est plus familière, et qui est pour elle un grand plaisir, toujours renouvelé. Elle voit dans les textes de Gu Cheng une utopie, et rapprocherait ses poèmes de ceux d’Apollinaire.

 

[on peut en effet penser parfois aux Calligrammes et à leurs jeux typographiques en lisant « Spectre en ville » ; les poèmes de Gu Cheng ne privilégient pas le jeu visuel, mais les Calligrammes ne sont pas non plus purement décoratifs. Voir l’analyse de La colombe poignardée et le jet d’eau ]

 

- Françoise J. dit avoir été désarçonnée par la structure des poèmes, mais « subjuguée par la fulgurance des images » dans le recueil « Sur l’île ».

Intéressée par l’approche philosophique des textes de la fin du recueil, elle a quand même décroché. Au passage, elle a été interloquée par la comparaison entre Mao et Sun Wukong… pour ses pouvoirs magiques ?

 

Ce qu’elle a beaucoup aimé : les séquences autobiographiques, avec l’importance du clair de lune, et la conclusion sur ce que sera « demain » : « Ami, où seras-tu alors ? Que seras-tu en train de faire ? […] Peut-être causerons-nous très tard, très tard, jusqu’à ce que des milliers d’étoiles artificielles aient empli le ciel nocturne. Alors, mon seul espoir sera de ne pas aborder le sujet de ces séquences autobiographiques, car elles devront avoir été oubliées depuis longtemps, le plus beau fruit étant, de toute éternité, demain : notre demain » [10].

 

Elle a en outre bien aimé « La cueillette des feuilles de mûrier ». Surtout, elle a lu avec joie « Le rêve dans le poulailler rouge », qui lui a fait penser à « Perrette et le pot au lait », mais aussi à « La ferme des animaux » d’Orwell pour l’aspect caricatural du monde anthropomorphe des poules, chacune dotée de son nom et appartenant à une classe distincte. Mais c’est aussi un monde fou et dangereux, qui lui a rappelé « Aguirre, la colère de dieu » de Werner Herzog, inspirée d’une histoire de conquistador illuminé et mégalo.

 

[et le parallèle est d’autant plus glaçant quand on songe aux conditions de tournage du film : Klaus Kinski plus vrai que vrai, hystérique au point de terroriser tout le monde, et menacé par Herzog de huit balles dans la peau s’il quittait le tournage…on ne peut pas s’empêcher de penser à Xie Ye prise au piège de l’île.]

 

Elle a beaucoup aimé la paraphrase de la Genèse [Que la lumière soit et la lumière fut, etc. avec la remarque critique : Dieu a tout très bien arrangé, mais il n’a pas laissé de plan], et l’écriture d’un humour décapant. Par exemple la tirade sur les œufs : « Les étrangers ne peuvent pas se passer d’œufs, quand ils n’en mangent pas, ils en font des gâteaux, sans ça ils ne peuvent pas fêter leur anniversaire : sans œufs, les étrangers ne sauraient pas l’âge qu’ils ont. »

 

Elle attend un mode d’emploi pour lire les poèmes….

 

- Martine B. conclut sur une note positive. Elle rappelle la position d’Ai Qing (艾青) s’élevant contre la nouvelle poésie au lendemain de la Révolution culturelle, comme nous l’avions vu lors de la séance Ai Weiwei / Ai Qing en début d’année. Gu Gong (顾工), lui, bien que désorienté par la poésie de son fils, cherche à la comprendre sans la rejeter.

 

[Gu Gong a écrit un article publié en octobre 1980 pour expliquer combien la poésie de son fils lui semblait incompréhensible, en en cherchant les raisons. Voir : Deux générations, texte chinois et traduction]

 

Martine a beaucoup aimé le recueil « Sur l’île » - jusqu’à la dernière partie sur la philosophie, qu’elle a abandonnée. L’atmosphère de l’île lui a rappelé celle de « Pluie » (《雨》) de Ng Kin Chew [au programme de la séance du 18 février], même s’il ne pleut pas autant chez Gu Cheng qui a en quelque sorte remplacé la pluie par l’humour. Les jeux de mots l’ont amusée – par exemple le jeu sur husband / zhangfu et government /zhengfu, à propos de lianes appelées localement « femmes sans mari » ; mais Gu Cheng avait mal entendu et a compris « femmes sans gouvernement ».

[Il faut d’ailleurs noter à ce propos qu’il a poussé l’ironie jusqu’à transcrire les termes anglais comme on l’a fait un temps au début du 20e siècle, en rendant la valeur phonétique au lieu de traduire : donc husband transcrit hezibende 哈字笨的 et government gaofumende 高府门的]

 

Jeux sur les mots et leur construction que Martine a retrouvés dans les interviews, comme inhérents à la magie de la langue chinoise, ainsi que la récurrence des associations d’idées sur lesquelles sont très souvent bâtis les développements narratifs. Elle a aussi noté en riant : « pas mal d’avoir une grosse tête, quand on y fait entrer une question, elle a de l’espace pour circuler ».

 

Au-delà de cet aspect humoristique immédiat, l’histoire du poulailler est aussi une construction classique, en espace circulaire, et elle y a vu une autre vision du mythe de Sisyphe. Gu Cheng dans son île, c’est Sisyphe remontant chaque jour sa pierre en haut de la montagne.

 

Dans les poèmes, elle a aimé les rêves transcrits dans les mots, sans que le sens soit évident, ou sans qu’il y ait un sens autre que celui inscrit dans l’instant. Chaque poème, dans « Spectre en ville », mais les autres aussi bien, est une référence à un moment de la journée, une impression liée à un instant spécifique, il est donc difficile d’établir des liens, ou de tirer des fils.

[Gu Cheng dit : « la clef de l’art ne réside pas dans les formes mais dans l’"instant" de la création, dans la sincérité de l’âme du créateur. »]

 

Enfin, elle a aimé la référence à Zhang Dai (張岱) et ses souvenirs nostalgiques du lac de l’Ouest, comme métaphore du Pékin que Gu Cheng revisite en rêve lui aussi.

[Pour échapper aux envahisseurs à la fin des Ming, Zhang Dai fut obligé de fuir le lac de l’Ouest et de se réfugier dans les montagnes en se faisant passer pour un moine bouddhiste. Il écrivit sa nostalgie du lieu qu’il ne pourrait jamais revoir, dont les deux ouvrages les plus célèbres : « Souvenir en rêve de Tao’an » Tao’an Mengyi《陶庵梦忆》et « Recherche en rêve du lac de l’Ouest » Xihu Mengxun《西湖梦寻》] [11]

 

ü Commentaires a posteriori

 

La discussion finale a porté sur la personnalité assez insaisissable de ce poète qui apparaît sous des aspects différents dans ses poèmes et ses essais, et encore différents lorsque son œuvre est disséquée et réfractée par son père. Un poète sans doute dépressif sous la couche d’humour qu’il affecte dans ses récits en prose. Le témoignage de Chantal Chen-Andro qui l’a connu, et l’a vu à Berlin avant qu’il retourne sur son île pour s’y suicider, révèle l’abîme d’incompréhension qui subsiste, autour du personnage comme de sa poésie.

 

On peut discuter à l’infini de la « folie » des poètes, et de celle de Gu Cheng en particulier. En y repensant a posteriori en lisant un article du Monde des Livres du 21 juin [12], Martine B. a songé que la poétesse britannique Sylvia Plath, présentait une personnalité aux aspects tout aussi contrastés que Gu Cheng, à la fois  profondément dépressive et d’un humour détonnant ; son unique roman « The Bell Jar » (« La cloche de détresse ») apparaît un peu comme l’équivalent du « Rêve dans le poulailler rouge » dans une œuvre dominée par la poésie ; elle s’est suicidée, en 1963. Martine a relevé les points communs dans l’article du Monde :

- «  fascination qu’opèrent sur nous les œuvres tragiques des « fous sublimes » ;

- « l’humour étant … la tentative la plus délicate (et parfois la plus efficace) d’éviter le naufrage »

- « le réel ne sauve pas, les digues érigées ont trop de brèches, mais la poésie, on le sait parfaitement, survit sans les poètes. »

 

ü Commentaire conclusif

 

Au final, cette séance aura permis de découvrir les poèmes d’un poète méconnu, mais aussi son œuvre en prose, qui n’avait pas été traduite jusqu’ici, et en particulier ses essais autobiographiques dont l’humour tranche avec le style des poèmes.

 

Cependant, il a été unanimement jugé très dommage que l’édition des poèmes n’ait pas été entièrement bilingue, avec le même effort de commentaires explicatifs que pour la première partie. De même, le petit recueil de contes, intéressant pour ses dessins inédits, aurait gagné à donner les récits en bilingue : il y avait largement la place, les pages ne comportant pour la plupart que quelques lignes de texte.

 


 

Prochaine séance : le mercredi 20 septembre 2023

 

Nous nous retrouverons maintenant après les vacances, toujours les mercredis à 19 heures, et toujours face à Notre Dame, pour un nouveau programme de dix séances dans l’année.

 

Les trois premières séances de l’année 2023-2024 seront consacrées à la littérature du laogai (et de la grande famine).

La première, le 20 septembre, sera plus particulièrement consacrée au témoignage de Harry Wu (Wu Hongda 吴弘达):

- Vents amers,  trad. de l’anglais par Béatrice Laroche, préface de Danielle Mitterrand, introduction de Jean Pasqualini, Bleu de Chine, 1995, 382 p.

Traduit de l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman : « Bitter Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John Wiley & Sons, 1994).

 

 

Vents amers

 

________

 


[1]  Voir le détail à la fin de la présentation de l’auteur.

[2]  Proposé par le festival Allers-Retours. Séance à 19h45.

[3]  C’est l’un des deux poèmes de Gu Cheng publiés dans la revue Poésie (《诗刊》) à la fin de 1980.

[4]  Autre traduction par Yann Varc’h Thorel dans l’introduction de « Sur l’île », p. 24.

[5]  Il s’agit d’un poème représentatif de l’école du « Croissant de lune » (新月社). Il est intéressant de noter ici que, lorsque le père de Gu Cheng se demandera quelles influences a pu subir son fils pour écrire une poésie qu’il considérait comme incompréhensible, l’une des influences qu’il cite, pour la nier aussitôt, est la poésie du « Croissant de lune ». Voir son article « Deux générations »

[6]  Voir l’article ci-dessus de son père qui le cite.

[7]  L’édition originale comptait onze volumes, mais on a maintenant (depuis 2000) une édition en deux volumes dans la collection Bouquins. Traduit en chinois : « Souvenirs des insectes » (《昆虫记》), mais au début des années 1990.On peut donc se demander quelle édition possédait le père de Gu Cheng.   

[8]  Équivalent chinois de YouTube.

[9] Hai Zi lui aussi s’est suicidé, en mars 1989, à l’âge de 25 ans, mais il est au contraire présenté comme une figure tragique, souffrant de dépression et d’hallucinations. Sa page wikipedia en chinois est presque entièrement consacrée à sa poésie. L’université de Pékin organise régulièrement des festivals de poésie en sa mémoire ; en mars 2009 encore pour le 20e anniversaire de sa mort. Il manque à Gu Cheng un ami comme le poète Xi Chuan (西川) qui a fait publier et connaître l’œuvre de Hai Zi.

[10] Ceci daté de mai 1983, dans une toute autre tonalité que les textes datant de dix ans plus tard. On rejoint l’idée d’utopie.

[11] Le premier est traduit en français :

Souvenirs rêvés de Tao’an, trad. Brigitte Teboul-Wang, Gallimard-Connaissance de l’Orient, 1995, 208 p.

Compte rendu de Françoise Sabban (Etudes chinoises 1996, 15-1-2, pp. 215-218) :

https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_1996_num_15_1_1247_t1_0215_0000_2

[12] Article de Véronique Ovaldé sur la réédition du roman de Sylvia Plath : « "La cloche de détresse", chant d’amour à la jeune fille folle »., Le Monde des livres, 21 juin 2023.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.