Club de lecture de littérature
chinoise
Compte rendu de la séance du 21
juin 2023
et annonce de la séance suivante
par Brigitte Duzan, 25 juin 2023
La séance du
21 juin, concluant l’année 2022-23, était consacrée aux poèmes
et textes en prose de
Gu Cheng (顾城),
dans deux publications récentes :
- Spectre
en Ville, suivi de Ville, poèmes traduits par Yann
Varc’h Thorel et Liu Yun, Les Hauts Fonds, 2021, 125 p.
Soit
les 9 poèmes de « Spectre en ville » (《鬼进城》,
1992) et les 53 poèmes, plus introduction de l’auteur, de la
série « Ville » (《城》,
1991-1993).
- Sur l’île,
textes choisis et traduits par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun,
Les Hauts Fonds, 2021, 165 p.
En six
parties :
Séquences autobiographiques 《顾城文选》/
Rêve dans le poulailler rouge 《赤鸡岁月》/
Rencontre fortuite 《奇遇》 /
Qui va dans le sens de la lumière est éternel 《与光同往着永驻》/
Cueillette des feuilles de mûrier / Le moi sans but : esquisse
d’une philosophie naturelle (communication à un colloque à
Francfort, juin 1993).
À quoi était
venu s’ajouter un recueil de dix-huit contes du même auteur,
chaque conte étant
illustré d’un dessin réalisé au stylo à bille par Gu Cheng en
1990.
- Contes
illustrés de l’île aux eaux tumultueuses《激流岛话画本》,
trad. et postface Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, La Barque,
2022, 48 p.
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Contes illustrés |
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Ce qui
n’excluait évidemment pas les traductions antérieures de poèmes
publiées dans des anthologie et revues.
.
Le club était pratiquement au complet pour cette dernière séance
accompagnée des flonflons de la Fête de la musique à
l’extérieur ; nous manquaient Giselle H. toujours à Pékin
et Zh. Lingling qui avait été entraînée à la Fête.
Après l’annonce d’un programme intéressant de courts métrages de
Tang Yi (唐艺)
au studio des Ursulines le 30 juin
,
et d’un colloque
Borges et la Chine
qui se tenait ce même 21 juin au Collège de France, et que l’on
pourra voir enregistré en totalité sur la chaîne YouTube du
Collège, la séance a débuté avec l’habituel échange d’avis de
lecture, d’où s’est dégagé un sentiment général de joie de la
découverte, nuancé bien sûr, les textes de « Sur l’île » ayant
été particulièrement appréciés.
ü
Avis et commentaires
Une introduction
Zh. Guochuan
a commencé en disant qu’elle n’a pas connu grand-chose de ce
poète pendant longtemps : quand elle était au collège en Chine,
il n’y avait qu’un poème de Gu Cheng dans leur manuel de
littérature, et sans aucun commentaire. Il s’agissait de son
poème le plus célèbre, poème de deux lignes datant de 1979,
lancé comme un manifeste : « Une génération » (《一代人》)
黑夜给了我黑色的眼睛
La nuit noire
m’a donné des yeux noirs
我却用它寻找光明 À travers eux pourtant je
cherche la lumière (trad.
Yann Varc’h Thorel)
Moi
je m’en sers pour chercher la lumière (trad.
Chantal
Chen-Andro)
Elle a donc
découvert le poète en France, mais n’a pas lu les nouvelles
traductions. Elle est restée sur les impressions nées de
lectures antérieures, qui ont alimenté sa réflexion sur la
poésie. Elle cite un autre poème célèbre de Gu Cheng,
représentatif des débuts du courant de poésie dite « obscure » (menglong
shi
朦胧诗)
marqué
par un fort sentiment du « moi », dans son rapport au « toi » :
« Proche et
lointain » (《远和近》)
你
Toi
一会看我
qui tour à tour me regardes
一会看云
regardes les nuages,
我觉得
je te sens
你看我时很远
quand tu me regardes, si lointain
你看云时很近
quand tu regardes les nuages, si proche (trad.
Chantal Chen-Andro)
Poème que Guochuan rapproche d’un poème classique, de
Bian Zhilin (卞之琳),
datant de 1935, et présentant des parallélismes semblables :
« Fragment » (《断章》)
你站在桥上看风景,
Quand debout sur le pont tu regardes le paysage
看风景人在楼上看你。Celui
qui à l’étage regarde le paysage te regarde.
明月装饰了你的窗子,La
lune orne ta fenêtre,
你装饰了别人的梦。 Tu ornes
le rêve de l’autre. (trad. Zh. Guochuan)
Ces poèmes,
elle les a découverts et aimés avant de connaître la vie de
l’auteur. Mais avec lui, dit-elle, difficile de distinguer le
poète de l’homme. Tout chez lui tient à la sensation de
l’instant, comme il l’a lui-même expliqué dans un autre texte
célèbre datant de 1980 où il relate une sorte d’expérience
extatique : à huit ans, sur le chemin de l’école, un jour
pluvieux, il passe devant un pin couvert de gouttes de pluie…
我忘记了自己。我看见每粒水滴中,都有无数游动的虹,都有一个精美的蓝空,都有我和世界…。
« J’oubliai
qui j’étais. Je vis dans chaque goutte de pluie une myriade
d’arcs-en ciel en mouvement, un ciel d’un bleu exquis, et dans
chacune le monde et moi… » … (trad. B. Duzan)
Il voit ce
monde plus pur et plus beau que celui du quotidien (比我们赖以生存的世界,更纯、更美) ;
c’est pour lui la révélation de ce qu’est la poésie :
诗就是理想之树上,闪耀的雨滴.
La
poésie, c’est sur l’arbre de l’idéal, une goutte de pluie
scintillante.
Premiers avis croisés
- Dorothée MS a été ravie de découvrir l’auteur, mais a
regretté d’avoir pris un « mauvais départ » en lisant sa
biographie sur wikipedia. Ce qui l’a surtout enchantée, ce sont
les premiers textes du recueil « Sur l’île », et leur ton à la
fois humoristique et détaché :
o
Des « séquences autobiographiques » elle a retenu en souriant la
passion des insectes née des « Souvenirs entomologiques » de
Jean-Henri Fabre et la joie d’être un bon ouvrier.
o
L’histoire du poulailler lui a rappelé Robinson sur son île ;
elle s’est amusée des noms donnés aux poules, comme des
personnages de comédie, et des défis constants à la nature, mais
sans pouvoir s’empêcher de penser au nouveau-né dans ces
conditions : le ton neutre lui a semblé tragique et avoir un
goût amer alors que l’auteur relate des expériences où il met
constamment sa vie en danger, mais aussi celle des autres.
o
Dans les interviews, elle a apprécié la sincérité des réponses,
le tout très accessible, sans aucune nuance hermétique.
|
Sur l’île |
|
Ce qui l’a frappée aussi, c’est la description que Gu Cheng fait
de lui, comme « moi » individuel s’opposant aux poètes de la
génération de son père considérés comme des « vis d’engrenage »
.
Et cela lui a rappelé la phrase célèbre de
Günter Eich :
"
Seid unbequem, seid Sand, nicht das Öl im Getriebe der Welt!
"
Soyez
importuns, soyez le sable, non l’huile dans les rouages du
temps.
[Remarque a
posteriori : le rapprochement est particulièrement bienvenu. Il
s’agit en effet d’une citation d’une pièce radiophonique,
« Traüme » (Rêves), datant de 1951, mais qui a fait fureur au
moment du mouvement étudiant de 1968, le « seid unbequem » étant
alors un appel à la résistance, à bloquer les rouages, comme le
sable, plutôt que les huiler. Günter Eich est aujourd’hui un peu
oublié, dans l’ombre de Paul Celan].
-
Sylvie D.
a lu « Sur
l’île » et, bien que trouvant l’ensemble un peu disparate, a
bien aimé certaines pages.
o
En
particulier dans les « Séquences autobiographiques » :
l’allusion à la langue inventée, « proche du chant des
oiseaux », qu’il aurait inventé à deux ans et que seule
comprenait sa sœur. Mais elle note aussi les caprices qu’il
faisait pour obtenir des livres de ses parents.
o
Comme
Dorothée, elle a beaucoup aimé l’histoire du livre
de Fabre oublié
par les Gardes rouges après le saccage de la bibliothèque
familiale. Aiguillonnée par la curiosité, elle est allée à sa
bibliothèque et a fait venir de la Réserve centrale ces
« « Souvenirs
entomologiques, études sur l’instinct et les mœurs des
insectes » qu’elle est du coup en train de lire
.
o
L’histoire de l’élevage des poules lui a beaucoup plu avec
toutes ses références littéraires, voire bibliques (Que l’eau
chaude soit ! Que l’électricité soit ! etc.), mais aussi
l’histoire de la recherche des feuilles de mûrier (texte 5) :
cela a évoqué pour elle des souvenirs d’enfance, car elle se
rappelle elle aussi avoir fait cela pour s’amuser et voir
grandir les vers à soie.
Mais elle a ensuite décroché : trop hétéroclite à son goût à
partir des interviews de la quatrième partie.
- Christiane P. pour sa part a lu les deux recueils, sans
chercher à connaître la vie de l’auteur : de manière générale,
elle aime se plonger dans une œuvre pour le plaisir du texte,
sans interférence biographique. Elle a apprécié les poèmes
donnés avec le texte original chinois, mais aussi beaucoup aimé
le « Rêve dans le poulailler rouge ». Elle y a vu un anti-Mo
Yan, tout en délicatesse et avec beaucoup d’humour.. Elle a par
ailleurs trouvé passionnantes les interviews en quatrième
partie, pour leur ouverture sur la pensée chinoise, la
spontanéité de l’expression, le rapport à l’environnement
naturel.
Les surprises de M. Ruochen
- M. Ruochen était de retour de son voyage en Chine,
retour au pays natal après trois ans d’exclusion pour cause de
covid. Il arrivait avec une surprise : l’enregistrement – sur
son téléphone – des poèmes de la série « Spectres en ville » (《鬼进城》),
ceux données en version bilingue dans le recueil de Yann
Varc’h Thorel : poèmes dits
par Gu Cheng lui-même,
en décembre 1992 !
On trouve l’enregistrement sur bilibili
:
https://www.bilibili.com/video/BV1ys411g788/
On a donc
écouté attentivement la voix de Gu Cheng déclamant ses poèmes,
un à un, jour par jour. Avec un certain étonnement : il s’agit
bien de déclamation, la voix est quelque peu emphatique, avec un
côté légèrement dramatique, un peu théâtral, comme c’était la
mode chez les poètes chinois à l’époque. L’étonnant, surtout,
est d’entendre la voix déclamer les poèmes d’un trait, sans
respecter et encore moins souligner les décrochages des vers qui
sont l’une des caractéristiques qui sautent aux yeux dans ces
poèmes. L’effet est donc désorientant, et un peu décevant passé
la joie initiale de découvrir la voix de Gu Cheng : comme si on
découvrait une nouvelle facette du personnage, au-delà de sa
biographie et de ses écrits, qui aplatit un peu le reste.
Ruochen
poursuit ensuite en disant qu’il a été surpris et désorienté
lorsque, en cherchant des éléments biographiques sur Gu Cheng,
il est tombé sur sa biographie wikipedia en chinois qui commence
par :
顾城…
生于北京,杀人犯,中国当代诗人…
Gu Cheng.. né à Pékin, meurtrier, poète contemporain chinois…
Réaction générale : on se demande qui a pu écrire ça.
[et réaction a
posteriori : tout l’article est de la même eau, une sorte de
commérage malsain sur la liaison de Gu Cheng avec Li Ying et sa
vie sur l’île avec Li Ying et Xie Ye. Pratiquement rien sur sa
poésie. Comme si sa mort jetait une sorte d’opprobre sur le
personnage et l’œuvre.. ]
Ruochen
remarque par ailleurs qu’on a des livres sur la poésie
« obscure » qui parlent de Hai Zi (海子),
de la poétesse Shu Ting (舒婷),
mais pas de Gu Cheng. Sans doute, dit-il, parce qu’il était un
« mauvais exemple »
.
Mais il a abandonné toute tentative d’interprétation pour se
consacrer à sa poésie, et en particulier les poèmes de « Spectre
en ville » (《鬼进城》)
et « Ville » (《城》),
en chinois. Dans l’introduction que Gu Cheng a écrite à ces
derniers poèmes, Ruochen dit avoir retrouvé un sentiment
qu’il a lui-même éprouvé en revenant dans sa ville natale de
Wuhan après quatre ans : impression de rentrer à la maison, mais
avec un sentiment d’irréalité tellement tout a changé. « Dans
mes rêves, je rentre souvent à Pékin, dit Gu Cheng, mais c’est
une ville sans rapport avec le présent, le lieu inaltérable où
j’ai envie de revenir. » (在梦里,我常回北京,可与现代无关,是我天经地义要去的地方。)
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Spectre en ville |
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Avis
contrastés pour terminer
- U. B.
rompt l’atmosphère en déclarant tout de go : « Eh bien pour moi,
ça a été un échec. »
Échec parce
que, pour commencer, il a trouvé l’introduction un peu
« pédante ».
Échec parce
qu’il a aimé les poèmes en chinois dans l’édition bilingue, mais
s’est retrouvé, pour les poèmes de « Ville », avec des poèmes
seulement en traduction. Il s’est demandé pourquoi.
[l’assistance trouve des excuses : on ne pouvait sans doute pas
faire un recueil trop épais…].
Échec parce
qu’il a trouvé l’ensemble des textes du recueil « Sur l’île »
disparate, au point qu’il a commencé en parallèle un autre livre
avant d’en avoir terminé la lecture.
Et échec
surtout parce que, s’il a bien aimé les séquences
autobiographiques, il a trouvé les derniers textes, sur la
philosophie, insupportables car pleins de clichés et de
raccourcis. Mais sans doute, ajoute-t-il, était-ce parce que
c’était une conférence donnée à Francfort, destinée à un public
occidental. U. B. critique tout particulièrement l’idée
« d’altérité chinoise » que présuppose le discours de Gu Cheng
et qui le souligne.
Ce qui suscite
une vague de protestations et déclenche une discussion sur cette
fameuse « altérité », et son inscription ou non dans la langue.
De dérive en dérive, on aurait sans doute dégagé des idées
intéressantes, mais loin de notre sujet. L’heure avançant, il a
fallu revenir à nos moutons.
- Geneviève
B. laisse donc la philosophie et revient vers la poésie,
mais sans hiatus. Elle dit aimer la poésie chinoise dans le
texte original, pour en savourer la sonorité autant que la
construction. Elle a donc aimé les poèmes de « Spectre en
ville » (en bilingue), qui lui ont donné une sensation
différente de la poésie Tang qui lui est plus familière, et qui
est pour elle un grand plaisir, toujours renouvelé. Elle voit
dans les textes de Gu Cheng une utopie, et rapprocherait ses
poèmes de ceux d’Apollinaire.
[on peut en
effet penser parfois aux Calligrammes et à leurs jeux
typographiques en lisant « Spectre en ville » ; les poèmes de Gu
Cheng ne privilégient pas le jeu visuel, mais les Calligrammes
ne sont pas non plus purement décoratifs. Voir
l’analyse de
La colombe poignardée et le jet d’eau
]
- Françoise
J. dit avoir été désarçonnée par la structure des poèmes,
mais « subjuguée par la fulgurance des images » dans le recueil
« Sur l’île ».
Intéressée par
l’approche philosophique des textes de la fin du recueil, elle a
quand même décroché. Au passage, elle a été interloquée par la
comparaison entre Mao et Sun Wukong… pour ses pouvoirs
magiques ?
Ce qu’elle a
beaucoup aimé : les séquences autobiographiques, avec
l’importance du clair de lune, et la conclusion sur ce que sera
« demain » : « Ami, où seras-tu alors ? Que seras-tu en train de
faire ? […] Peut-être causerons-nous très tard, très tard,
jusqu’à ce que des milliers d’étoiles artificielles aient empli
le ciel nocturne. Alors, mon seul espoir sera de ne pas aborder
le sujet de ces séquences autobiographiques, car elles
devront avoir été oubliées depuis longtemps, le plus beau fruit
étant, de toute éternité, demain : notre demain »
.
Elle a en
outre bien aimé « La cueillette des feuilles de mûrier ».
Surtout, elle a lu avec joie « Le rêve dans le poulailler
rouge », qui lui a fait penser à « Perrette et le pot au lait »,
mais aussi à « La ferme des animaux » d’Orwell pour l’aspect
caricatural du monde anthropomorphe des poules, chacune dotée de
son nom et appartenant à une classe distincte. Mais c’est aussi
un monde fou et dangereux, qui lui a rappelé « Aguirre, la
colère de dieu » de Werner Herzog, inspirée d’une histoire de
conquistador illuminé et mégalo.
[et le
parallèle est d’autant plus glaçant quand on songe aux
conditions de tournage du film : Klaus Kinski plus vrai que
vrai, hystérique au point de terroriser tout le monde, et menacé
par Herzog de huit balles dans la peau s’il quittait le
tournage…on ne peut pas s’empêcher de penser à Xie Ye prise au
piège de l’île.]
Elle a
beaucoup aimé la paraphrase de la Genèse [Que la lumière soit et
la lumière fut, etc. avec la remarque critique : Dieu a tout
très bien arrangé, mais il n’a pas laissé de plan], et
l’écriture d’un humour décapant. Par exemple la tirade sur les
œufs : « Les étrangers ne peuvent pas se passer d’œufs, quand
ils n’en mangent pas, ils en font des gâteaux, sans ça ils ne
peuvent pas fêter leur anniversaire : sans œufs, les étrangers
ne sauraient pas l’âge qu’ils ont. »
Elle attend un
mode d’emploi pour lire les poèmes….
- Martine
B. conclut sur une note positive. Elle rappelle la position
d’Ai
Qing (艾青)
s’élevant contre la nouvelle poésie au lendemain de la
Révolution culturelle, comme nous l’avions vu lors de la
séance Ai
Weiwei / Ai Qing
en début d’année. Gu Gong (顾工),
lui, bien que désorienté par la poésie de son fils, cherche à la
comprendre sans la rejeter.
[Gu Gong a
écrit un article publié en octobre 1980 pour expliquer combien
la poésie de son fils lui semblait incompréhensible, en en
cherchant les raisons. Voir :
Deux
générations, texte chinois et traduction]
Martine
a beaucoup aimé le recueil « Sur l’île » - jusqu’à la dernière
partie sur la philosophie, qu’elle a abandonnée. L’atmosphère de
l’île lui a rappelé celle de « Pluie »
(《雨》)
de Ng Kin Chew [au programme de la
séance du 18
février],
même s’il ne pleut pas autant chez Gu Cheng qui a en quelque
sorte remplacé la pluie par l’humour. Les jeux de mots l’ont
amusée – par exemple le jeu sur husband / zhangfu et
government /zhengfu, à propos de lianes appelées
localement « femmes sans mari » ; mais Gu Cheng avait mal
entendu et a compris « femmes sans gouvernement ».
[Il faut
d’ailleurs noter à ce propos qu’il a poussé l’ironie jusqu’à
transcrire les termes anglais comme on l’a fait un temps au
début du 20e siècle, en rendant la valeur phonétique
au lieu de traduire : donc husband transcrit hezibende
哈字笨的 et government gaofumende 高府门的]
Jeux sur les
mots et leur construction que Martine a retrouvés dans
les interviews, comme inhérents à la magie de la langue
chinoise, ainsi que la récurrence des associations d’idées sur
lesquelles sont très souvent bâtis les développements narratifs.
Elle a aussi noté en riant : « pas mal d’avoir une grosse tête,
quand on y fait entrer une question, elle a de l’espace pour
circuler ».
Au-delà de cet
aspect humoristique immédiat, l’histoire du poulailler est aussi
une construction classique, en espace circulaire, et elle y a vu
une autre vision du mythe de Sisyphe. Gu Cheng dans son île,
c’est Sisyphe remontant chaque jour sa pierre en haut de la
montagne.
Dans les
poèmes, elle a aimé les rêves transcrits dans les mots, sans que
le sens soit évident, ou sans qu’il y ait un sens autre que
celui inscrit dans l’instant. Chaque poème, dans « Spectre en
ville », mais les autres aussi bien, est une référence à un
moment de la journée, une impression liée à un instant
spécifique, il est donc difficile d’établir des liens, ou de
tirer des fils.
[Gu Cheng
dit : « la clef de l’art ne réside pas dans les formes mais dans
l’"instant" de la création, dans la sincérité de l’âme du
créateur. »]
Enfin, elle a
aimé la référence à
Zhang Dai (張岱)
et ses souvenirs nostalgiques du lac de l’Ouest, comme métaphore
du Pékin que Gu Cheng revisite en rêve lui aussi.
[Pour échapper
aux envahisseurs à la fin des Ming, Zhang Dai fut obligé de fuir
le lac de l’Ouest et de se réfugier dans les montagnes en se
faisant passer pour un moine bouddhiste. Il écrivit sa nostalgie
du lieu qu’il ne pourrait jamais revoir, dont les deux ouvrages
les plus célèbres : « Souvenir en rêve de Tao’an » Tao’an
Mengyi《陶庵梦忆》et
« Recherche en rêve du lac de l’Ouest » Xihu Mengxun《西湖梦寻》]
ü Commentaires
a posteriori
La discussion
finale a porté sur la personnalité assez insaisissable de ce
poète qui apparaît sous des aspects différents dans ses poèmes
et ses essais, et encore différents lorsque son œuvre est
disséquée et réfractée par son père. Un poète sans doute
dépressif sous la couche d’humour qu’il affecte dans ses récits
en prose.
Le témoignage
de Chantal Chen-Andro
qui l’a connu, et l’a vu à Berlin avant qu’il retourne sur son
île pour s’y suicider, révèle l’abîme d’incompréhension qui
subsiste, autour du personnage comme de sa poésie.
On peut
discuter à l’infini de la « folie » des poètes, et de celle de
Gu Cheng en particulier. En y repensant a posteriori en lisant
un article du Monde des Livres du 21 juin
,
Martine B. a songé que la poétesse britannique
Sylvia Plath,
présentait une personnalité aux aspects tout aussi contrastés
que Gu Cheng, à la fois profondément dépressive et d’un humour
détonnant ; son unique roman « The Bell Jar » (« La cloche de
détresse ») apparaît un peu comme l’équivalent du
« Rêve dans le poulailler rouge » dans une œuvre dominée par la
poésie ; elle s’est suicidée, en 1963. Martine a relevé
les points communs dans l’article du Monde :
- « fascination qu’opèrent sur nous les œuvres tragiques des «
fous sublimes » ;
- « l’humour étant … la tentative la plus délicate (et parfois
la plus efficace) d’éviter le naufrage »
- « le réel ne sauve pas, les digues érigées ont trop de
brèches, mais la poésie, on le sait parfaitement, survit sans
les poètes. »
ü Commentaire
conclusif
Au final,
cette séance aura permis de découvrir les poèmes d’un poète
méconnu, mais aussi son œuvre en prose, qui n’avait pas été
traduite jusqu’ici, et en particulier ses essais
autobiographiques dont l’humour tranche avec le style des
poèmes.
Cependant, il
a été unanimement jugé très dommage que l’édition des poèmes
n’ait pas été entièrement bilingue, avec le même effort de
commentaires explicatifs que pour la première partie. De même,
le petit recueil de contes, intéressant pour ses dessins
inédits, aurait gagné à donner les récits en bilingue : il y
avait largement la place, les pages ne comportant pour la
plupart que quelques lignes de texte.
Prochaine
séance : le mercredi 20 septembre 2023
Nous nous
retrouverons maintenant après les vacances, toujours les
mercredis à 19 heures, et toujours face à Notre Dame, pour un
nouveau
programme de
dix séances
dans l’année.
Les trois
premières séances de l’année 2023-2024 seront consacrées à la
littérature du laogai (et de la grande famine).
La première,
le 20 septembre, sera plus particulièrement consacrée au
témoignage de Harry Wu (Wu
Hongda
吴弘达):
-
Vents amers,
trad. de
l’anglais par Béatrice Laroche, préface de Danielle Mitterrand,
introduction de Jean Pasqualini, Bleu de Chine, 1995, 382 p.
Traduit de l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman : « Bitter
Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John Wiley &
Sons, 1994).
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Vents amers |
|
________
Il
s’agit d’un poème représentatif de l’école du
« Croissant de lune » (新月社).
Il est intéressant de noter ici que, lorsque le père de
Gu Cheng se demandera quelles influences a pu subir son
fils pour écrire une poésie qu’il considérait comme
incompréhensible, l’une des influences qu’il cite, pour
la nier aussitôt, est la poésie du « Croissant de
lune ». Voir
son
article « Deux générations »
|