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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 14 décembre 2022

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 18 décembre 2022

 

Dernière de l’année calendaire 2022, la séance du 14 décembre du CLLC était consacrée à l’écrivaine taïwanaise Chu Tien-Hsin (朱天心) , et plus particulièrement à son roman « Ancienne capitale » (《古都》) dont la traduction est parue en avril 2022 chez Actes Sud. Le programme était étendu à des œuvres permettant d’en approfondir la lecture :

 

 

Chu Tien-hsin 《古都》, éditions Maitian 1997

 

 

- Ancienne capitale, trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, coll. « Lettres

taïwanaises », 2022, 192 p.

Roman initialement paru à Taiwan, aux éditions Maitian (麦田出版社) en 1997.

Et en lien avec ce roman :

·    Kyôto《古都》de Yasunari Kawabata, trad. Philippe Pons, Le Livre de Poche, 1987, 192p.

·    Un automne à Kyôto, de Corinne Atlan, Albin Michel, 2018, 306 p.

 

 

Chu Tien-hsin 《古都》, éditions des

lettres et des arts de Shanghai 2001

 

 

 

Un automne à Kyôto, de Corinne Atlan, Albin Michel 2018

 

 

En complément étaient également proposées des nouvelles de l’auteure traduites précédemment par le même duo de traducteurs :

- « Le dernier train pour Tamsui » (《淡水最後列車》1984) , « Je me souviens » (《我記得……1987) et « Le chevalier de la Mancha » (《拉曼查志士》1994)  dans l’Anthologie de la famille Chu, trad. Isabelle Rabut/Angel Pino, Christian Bourgois, coll. « Lettres taïwanaises », 2004.

- « Dix-neuf jours du nouveau parti » (《新黨十九日》), trad. Angel Pino et Isabelle Rabut,  dans l’anthologie Félix s’inquiète pour le pays et autres nouvelles taïwanaises, Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise moderne, vol. 4, You Feng, 2018.

 

Et pour une meilleure appréciation de l’œuvre de Chu Tien-hsin étaient enfin proposées des nouvelles de sa sœur Chu Tien-wen (朱天文), parues dans la même anthologie de la famille Chu [1] :

- « Plus de paradis » (《伊甸不再》1982), « La cité de l’été brûlant » (《炎夏之都》1987) et « Le bouddha incarné » (《肉身菩薩》1990).

 

 

Anthologie de la famille Chu, Christian Bourgois 2004

 

 

I. Compte rendu de la séance du 14 décembre

 

Regrettant l’absence de quelques malades de dernière heure, les membres présents l’ont compensée en profitant à plein de leur temps de parole. Les avis exprimés ont traduit toute une palette de réactions divergentes à la lecture du roman de Chu Tien-hsin, le seul élément suscitant une appréciation unanime étant… la couverture [2] !

 

Les un.e.s ont apprécié, voire beaucoup aimé le roman, de même que certains critiques français, tel celui du Monde des livres Nils C. Ahl : « Court roman élégiaque, "Ancienne capitale" se lit comme on traverse un jardin de vieilles pierres et de vieux arbres. Une lecture exquise et délicate, aux couleurs nostalgiques et changeantes. »

 

D’autres lectrices du club ont été désorientées par le roman et, agacées par le ton de nostalgie mélancolique, se sont réfugiées avec plaisir dans le programme complémentaire, qui était proposé, justement, en grande partie dans ce but.

 

Incompréhension ruinant le plaisir de lecture

 

Le roman a été perçu par beaucoup comme un parcours labyrinthique nimbé de nostalgie, et ce double aspect a aliéné certaines lectrices.

 

  C’est le cas de Dorothée MS qui s’y est perdue, en tentant de démêler les mille écueils d’un récit complexe où fleurissent, en support des souvenirs, une multitude de citations et références à des textes littéraires aussi bien qu’historiques. Elle a eu l’impression d’avancer en aveugle dans un labyrinthe en se demandant à chaque pas : où suis-je ? à quelle époque ?

 

Le parcours mémoriel à la recherche d’un passé évanoui lui a semblé difficile à appréhender dans son aller-retour sans repères aussi bien dans le temps que dans l’espace, entre passé et présent, Kyoto et Taipei.

 

Elle a bien plus apprécié les deux autres œuvres au programme : le récit de Corinne Atlan et celui de Kawabata qui apportaient, chacun à leur manière, une riche vision de la culture japonaise à travers les descriptions de Kyoto. Mais elle n’a pas ressenti là le même plaisir de lecture que celui éprouvé en lisant l’un de ses petits livres japonais favoris qu’elle a pour l’occasion ressorti de sa propre bibliothèque pour le relire : « Notes de ma cabane de moine » (Hōjōki 方丈記), notes écrites en 1212 par le moine Kamo no Chōmei. Retiré du monde dans son petit ermitage, il y relate les calamités (tremblement de terre, famine et incendies) qui ont dévasté Kyoto en son temps, en témoignant de « l’impermanence des choses ».

 

 

Notes de ma cabane de moine

 

 

  Sylvie D. s’est de même sentie perdue dans le roman de Chu Tien-hsin, étrangère à ce récit égrenant au fil des pages de si nombreuses références à des films, des musiques, des acteurs, des chansons inconnus. Elle s’est trouvée déroutée par un récit qui est celui d’une attente, l’attente d’une amie qui finalement ne vient pas. L’avant-propos l’a aidée à comprendre, mais sans lui permettre d’ajouter un plaisir de lecture à cette meilleure compréhension.

 

Elle a plus apprécié le « Kyoto » de Kawabata, mais là encore sans adhérer totalement à un récit qui décrit les deux héroïnes de l’extérieur, sans expression de leurs sentiments intimes. Ce qui l’a le plus intéressée et touchée, ce sont les descriptions de la nature, et en particulier des arbres : c’est là le point commun qu’elle a trouvé avec le roman de Chu Tien-hsin.

 

 

Kyoto 《古都》, de Yasunari Kawabata, trad.

Philippe Pons, Albin Michel éd. originale 1971

 

 

Sentiments mitigés

 

Appréciation en plusieurs étapes

 

  Martine B. a suivi, pour sa lecture, un parcours aussi labyrinthique que le récit de Chu Tien-hsin, Une première lecture l’ayant laissée aussi déroutée que les deux lectrices précédentes, elle a voulu relire le livre avant la séance du club et ne l’a pas retrouvé. Après des allers retours infructueux entre les deux endroits où elle aurait pu le laisser, elle s’est résolue … à en acheter un autre ! Et là, miracle : tout lui est apparu clair – sans doute grâce aux éclaircissements apportés par l’avant-propos. Mais elle a continué de se perdre dans les allers retours, cette fois, entre le texte et les 237 notes en fin de volume, bien utiles, certes, mais qu’elle aurait mille fois préféré avoir en bas de page – avis unanimement partagé.

 

Elle a fini par trouver du plaisir dans ce roman, mais avoue avoir ressenti à la lecture une « gêne » qui se révèle être un euphémisme et qu’elle décline en quatre points :

 

1/  « Gêne » provoquée par la « litanie » de la nostalgie du passé, les regrets mélancoliques du temps qui n’est plus, et qui était bien mieux « avant », soulignés par des formules répétitives comme des leitmotivs qui scandent les premières pages :

En ce temps- là, le ciel était bien plus bleu, si bleu qu'il vous donnait la nostalgie de la mer toute proche… (p. 11)

En ce temps- là, les gens étaient extrêmement simples et innocents… (p.12)

En ce temps-là, les nuits d'été, on pouvait voir la Voie lactée et des étoiles filantes…

(p.12)

Certes beaucoup du vieux Taipei a été détruit pour faire place à des immeubles modernes, mais les villages de garnison de son enfance étaient-ils tellement mieux ?

 

[Note a posteriori : ses nouvelles sur les villages de garnison, dont « Inachevé » (Wei Liao《未了) publié en 1981 et « À mes frères des villages de garnison » (《想我眷村的兄弟們》) dix ans plus tard (1992), traduisent sa nostalgie de quartiers qui ont disparu, avec leur communauté, la privant en quelque sorte de ses racines].

 

 

Inachevé Wei Liao 《未了》

 

 

2/ « Gêne » accentuée par le parallèle entre Taipei et Kyoto : à Taipei, tout a été détruit, on ne retrouve plus rien du passé // à Kyoto, tout a été préservé, c’est formidable.

N’exagérerait-elle pas un peu ?

 

3/ « Gêne » vis-à-vis des positions politiques qu’affirme l’auteure, et son opposition au Parti indépendantiste. Mais en comprenant bien, ajoute-t-elle, la « rancœur » (selon les termes de l’avant-propos) éprouvée par l’écrivaine en se voyant cataloguée comme étrangère sur le sol qui l’a vu naître, sentiment qu’elle rapproche de ceux ressentis par les pieds-noirs sur le sol français.

 

[Note a posteriori. La position de Chu Tien-hsin à l’égard du Guomingdang est complexe. Sa mère était d’origine hakka, et quand elle a donné naissance à sa troisième fille, la petite Tien-hsin a été envoyée chez sa grand-mère, dans un village hakka. Elle a dit qu’il n’y avait pas de problèmes ethniques à Taiwan jusqu’à ce que Lee Teng-hui (李登輝) – membre du Guomingdang et président de 1988 à 2000, après la mort de Chiang Ching-kuo - brandisse la question ethnique pour attaquer ses rivaux politiques et résoudre les conflits à l’intérieur du Parti. Elle a adhéré en 1991 au Parti socio-démocrate chinois, pour se désolidariser, justement, de la politique menée par Lee Teng-hui. Ses premières nouvelles après la levée de la loi martiale en 1987 reflètent son engagement politique. Lors de la campagne électorale de 2004, ensuite, avec son mari [3] et Hou Hsiao-hsien, elle a participé à l’Alliance pour l’égalité ethnique, dans le but, justement, de lutter contre cette utilisation des questions ethniques à des fins politiques, par le Guomingdang comme par le Parti démocrate progressiste (Minjingdang 民進黨).]

 

3/ « Gêne » enfin quant à son attitude vis-à-vis de sa fille à laquelle elle voudrait inculquer le même souvenir nostalgique, en se désolant que l’enfant ne puisse le partager.

 

[Note a posteriori : s’éloignant de leur contenu politique initial, Chu Tien-hsin a ensuite travaillé sur le thème de la mémoire, dans une approche spatio-temporelle visant à reconstituer une continuité du temps historique en comblant la brèche créée par la loi martiale. D’où le premier titre de son cycle de nouvelles après 1987 : « Je me souviens » (我記得), sorti en 1989. On peut dire que « Ancienne capitale » est une version dé-politisée de cette « archéologie de la mémoire » tournée plus vers une quête identitaire personnelle.]

 

 

Je me souviens

 

 

Elle a relu le récit de Kawabata dont elle ne gardait qu’un vague souvenir. Partagée entre l’ennui des descriptions d’arbres et du catalogue des fêtes traditionnelles, elle a trouvé un intérêt nouveau dans le caractère « évanescent » de l’héroïne, à rapprocher de l‘évanescence, aussi, de l’amie A du roman de Chu Tien-hsin.

 

Finalement, elle a trouvé un plaisir de lecture dans le livre de Corinne Atlan, sans trop savoir comment le définir. Là aussi, elle a buté contre le parti-pris pro-japonais, mais a retrouvé des sentiments partagés, et en particulier la consolation apportée par la nature, dans les parcs, contre la peur du temps qui passe et du vieillissement qu’il apporte : elle retrouve le même sentiment, une magie semblable lors de chacun de ses séjours chez elle, près de la maison de George Sand, à Nohant, avec son fabuleux jardin.

 

Difficulté de lecture, mais surmontée

 

  Françoise J. dit avoir d'abord été effrayée par le grand nombre de notes en fin de volume, puis culpabilisée par sa méconnaissance des mouvements politiques à Taïwan après la fin de la loi martiale. Mais la lecture a été l'occasion d'une prise de conscience des sentiments de la deuxième génération de Taïwanais, les enfants de l'après-49, qu’elle rapproche des enfants de tout exil. La question de la narratrice "Quand es-tu jamais allée au Jiangnan" (p. 50) illustre ces sentiments.


Elle a aimé, dit-elle, se perdre dans l'espace, en renonçant à se repérer dans les rues de Taipei et Kyoto, et dans le temps, quand la narratrice situe ses souvenirs, cinq, dix, vingt ans auparavant. Elle a apprécié l'à-propos des incrustations du Kyoto de Kawabata, et du texte de Tao Yuanming [La Source aux fleurs de pêchers, voir ci-dessous l’autre appréciation de Zh. Guochuan].


L'omniprésence d'une végétation tropicale, la permanence des arbres, leur lien avec la mémoire sont remarquables. Françoise en a profité pour visualiser des espèces qu’elle ne connaissait que de nom, voire pas du tout et, intriguée, s’est posée la question : pourquoi une seule espèce, Aglaia odorata, p. 38, est-elle désignée sous son nom latin ?


Enfin, au-delà du contexte spécifiquement taiwanais, ce qui l'a séduite dans ce livre, et dont elle a pu se sentir proche, est ce qui  a trait aux liens mère-fille, à la transmission. Il en est de même de la mélancolie générée par les souvenirs ou du devenir des amitiés de jeunesse.

 

Elle a malgré tout trouvé beaucoup plus de plaisir dans la lecture du texte de Kawabata : pour le rythme, la concision, l’apparente concision des phrases. Ah, Kawabata for ever ! conclut-elle, alors que l’ « Automne à Kyôto » de Corinne Atlan l’a laissé plus réservée, une première gêne étant venue au départ de la non-inscription du texte dans un genre particulier – récit de voyage selon ce que l’auteure a indiqué sur son site internet, mais le doute subsiste.  L'érudition qui s'exprime par l'abondance de citations l'a presque découragée, mais elle a retrouvé avec plaisir les descriptions d'aspects de la société japonaise qu’elle connaît par ailleurs, même si l’auteure ne s'appesantit pas sur son côté corseté.

 

Ville du souvenir, au féminin

 

  Zh. Guochuan, ayant bien aimé le roman, s’est attachée elle aussi à faire ressortir les traits qui lui ont semblé les plus attachants :

 

1/ D’une part, le désir par l’auteure de reconstruire la ville du passé, sur la base de ses souvenirs de jeunesse, en se heurtant à la disparition des lieux anciens, pour lutter contre l’angoisse de l’oubli. Avec un parcours spatio-temporel en trois étapes mémorielles : la ville d’autrefois, partagée avec A - le voyage inabouti à Kyoto - le retour à Taipei, revisitée grâce à un vieux guide japonais.

 

2/ D’autre part, il y a embellissement du passé dans la ville ainsi reconstruite dans le souvenir. Sur la ville moderne se superpose la ville du guide, avec ses noms en japonais qui contribuent à brouiller les pistes. Elle a particulièrement apprécié la remontée des souvenirs à partir des failles du présent, par exemple, un coup de frein brutal du chauffeur du bus qui conduit comme un fou : les souvenirs émergent dans une longue incise entre parenthèses qui énumère les floraisons des arbres, très précisément, d’un mois à l’autre, avant de revenir tout aussi brutalement à la réalité :

(En avril, quand les journées sont chaudes… les pyroles d’un blanc neigeux… en mai , avant la saison des pluies, les onagres jaune citron…et les aspidies et l’orpin blanc s’ouvriront en secret… en juin, ce sont les salicaires aux fleurs mauves… en juillet, etc.) … tu es descendue du bus chancelante à Nissinchō… [p. 155].

Et quand elle descend du bus, elle est encore dans ses souvenirs car la rue où elle descend a conservé dans son esprit son nom japonais.

 

Guochuan note à cet égard l’évocation par Chu Tien-hsin du célèbre poème en prose de Tao Yuanming (陶渊明) « La Source aux fleurs de pêchers » (《桃花源记》) [4], utopie décrivant un monde du passé miraculeusement préservé dans une sorte d’idéale beauté hors du chaos et des conflits du monde (p. 161 et sq). Or, dit-elle, tissant habilement le présent et le passé, le réel et l’imaginaire, ce parallèle est à prendre à contre-sens : la Source aux fleurs de pêchers n’est plus ici utopie, mais source d’angoisse : « un hélicoptère tournoyait dans le ciel, à la recherche probablement d’un cadavre flottant à la surface de la rivière »… et c’est sur cette note que s’achève le roman.

 

3/ Par ailleurs, Guochuan a apprécié le point de vue féminin du roman, et sa construction autour d’une narratrice féminine (alter ego de l’auteure qui s’adresse à elle-même à la deuxième personne), de sa fille et de l’amie A :

- l’auteure/narratrice tente de transmettre à sa fille ses souvenirs du passé, mais en vain – ainsi lui donne-t-elle la feuille d’érable que lui avait donné son amie A, mais la feuille ne représente rien pour sa fille : symbole de l’impossibilité de la transmission du souvenir.

- quant à l’amie A, c’est une ombre qui plane sur le récit, un témoin du passé qui semble n’exister que dans le souvenir en renforçant le sentiment de nostalgie et de perte.

 

Guochuan a apprécié de voir la ville ainsi (re)construite comme un ensemble d’espaces féminins qui jalonnent le parcours de la narratrice.

 

  À cet égard, au niveau du style, plusieurs des membres présents ont eu l’impression d’un récit en « flux de conscience » un peu à la manière de Virginia Woolf  - en particulier Gisèle H. qui a retrouvé en lisant « Ancienne capitale » l’écriture de « Mrs Dalloway », et avec le même plaisir car c’est l’un de ses roman préférés : elle a cru voir l’image de Sally Seton, l’amie de Clarissa Dalloway, se profiler derrière l’amie A du roman de Chu Tien-hsin.

[note a posteriori : telle qu’elle se révèle en réalité, « perfect housewife », et riche par-dessus le marché, le personnage de Sally est en parfaite contradiction avec la Sally embaumée dans le souvenir de Clarissa, de même que l’amie A doit l’être dans celui de la narratrice d’ « Ancienne capitale ».]

 

 

Ancienne capitale, Actes Sud 2022

 

 

Nouvelles et novellas plutôt que roman

 

Les nouvelles et novellas de Chu Tien-hsin ont recueilli des avis nuancés, mais positifs dans l’ensemble, de la part des quelques membres du club qui les ont lues.

 

  M. Ruochen a beaucoup aimé le roman de Chu Tien-hsin, y trouvant lui aussi la saveur d’un récit en flux de conscience ; sensible au charme de son style libéré de la linéarité traditionnelle et à sa peinture métaphorique des sentiments, il a apprécié les nombreuses allusions littéraires et historiques, mais sans les avoir toutes bien comprises.

 

Pour compléter, il a lu en outre les textes en chinois de novellas antérieures à « Ancienne capitale » qui sont inspirées de grands textes de la littérature occidentale :

- « Mort à Venise » (《威尼斯之死》1992) : d’après la novella de 1912 de Thomas Mann adaptée par Luchino Visconti en 1971. La nouvelle de Chu Tien-hsin est une métafiction où le narrateur est un romancier qui explique le roman qu’il est en train d’écrire, intitulé « Mort à Venise » car son personnage se suicide dans un café nommé Venise – nom du café de Taipei où Chu Tien-hsin a pour habitude d’écrire.

 

 

Mort à Venise

 

 

- « Chronique d’une mort annoncée » (預知死亡紀事1992) : d’après la novella de Gabriel García Márquez publiée en 1981 et adaptée au cinéma par Francesco Rosi en 1987. Le récit de García Márquez relate en flashback un assassinat dont le narrateur jouant le rôle d’un détective tente de reconstituer les raisons. La nouvelle de Chu Tien-hsin prend le titre dans son sens littéral : elle dépeint des « vieilles âmes » (lao linghun ) hantées par la pensée obsédante du caractère inéluctable de la mort, et de la vie comme préparation à la mort.

- « Le Chevalier de la Mancha » (拉曼查志士1994), inspiré de Cervantes, où Chu Tien-hsin relate avec un certain humour les divagations d’un homosexuel dans les rues de Taipei. Ruochen a aimé l’idée que l’on se définisse, plus ou moins consciemment, par les vêtements que l’on porte, le lieu où l’on est enterré – idée partagée en riant dans le groupe dans un bref échange de souvenirs.

- « L’eau de Hongrie » (《匈牙利之水》), longue novella moins connue, inspirée d’un parfum hongrois, l’« Eau de la reine de Hongrie » (匈牙利皇后水), lié à une légende du 14e siècle : celle d’une reine qui réussit à conserver l’amour du roi en utilisant le parfum avant toutes ses rivales, si bien que, lorsque le roi le sent, il lui rappelle aussitôt la reine. Le récit de Chu Tien-hsin dépeint la rencontre fortuite de deux hommes dans une taverne : les senteurs de l’endroit et une vieille chanson les replongent dans le passé, où Ruochen a vu un effet proustien.

[mais qui serait plutôt anti-proustien car l’effet mémoriel suscité par les odeurs et la musique mène au sentiment de dégénérescence et de désolation]

 

Ruochen a beaucoup aimé « Mort à Venise » car l’auteure y parle beaucoup de son écriture, louant les écrivains parvenant à maitriser la force vitale qui les anime. Et il a aimé le jeu de miroir entre les deux « Venise », la « vraie », celle de Thomas Mann, et celle de Taipei dans la nouvelle de Chu Tien-hsin.

 

Mais ce qu’il a tout particulièrement retenu, c’est le terme de « vieille âme » (lao linghun ) utilisé par l’auteure dans « Chronique d’une mort annoncée » : pour elle, grâce à des réincarnations successives, les « vieilles âmes » accumulent les souvenirs de plusieurs existences et plusieurs générations en établissant des liens entre elles. Cela lui a donc fait penser au club de lecture où chacun des membres a une expérience, des goûts et des réactions différents mais où s’établit une communauté de lecture permettant de partager des livres anciens et modernes, d’auteur.e.s de générations très diverses, comme s’il partageaient tous une « vieille âme » qui ne cesse de se réincarner ; ils se répondent par-delà les siècles. Il propose donc d’appeler le club de lecture « À la recherche de la vieille âme » - qu’il reste à traduire en chinois [5]….

 

  Françoise J. a pour sa part diversement apprécié les récits de l’Anthologie de la famille Chu, et a été plus sensible au style de Chu Tien-hsin qu’à celui de sa sœur :

 

o    de Chu Tien-hsin :

- dans « Le dernier train pour Tamsui », au-delà du contexte taiwanais, elle a aimé la façon qu’a Chu Tien-hsin de traiter du vieillissement, des relations parents vieillissants et enfants, et de la prise en charge de la démence sénile.
- dans « Je me souviens », la présence de personnalités réelles désignées sous leur seul nom de famille au côté de héros fictionnels ne lui a pas rendu la lecture fluide. Mais elle a trouvé l’histoire très actuelle au niveau de l’engagement politique.
- dans « Le Chevalier de la Mancha », s’agissant de se préparer à une mort inopinée, elle a retrouvé des interrogations qu’il lui arrive d’avoir fréquemment et a apprécié l'humour du récit, rejoignant en cela l’avis de M. Ruochen.

 

o    de Chu Tien-wen :

- dans « Plus de paradis », elle n'a pas été sensible au style de Chu Tien-wen, qu’elle a trouvé un peu lourd. Et cette histoire, trois noms, trois périodes, trois malheurs de femmes... trop, c'est trop !

 

[note a posteriori : cette construction trinaire de femmes aux destins contrariés n’est pas originale en littérature chinoise ; on en a un exemple plus développé et réussi, par exemple, dans la nouvelle de 1990 de Su Tong (苏童) « Vies de femmes » (妇女生活) adaptée au cinéma par Hou Yong (侯咏) sous le titre « Jasmine Flowers » (《茉莉花开》) [6].]


- « La Cité de l'été brûlant » ne l’a attirée ni par l'histoire ni par le style ; elle a été arrêtée par des phrases plates et au moins une incohérence dans le déroulement de l'action sinon plus
[7].
- dans « Le Bouddha incarné », en revanche, elle a trouvé une belle subtilité dans la description du désir homosexuel.

Appréciation qui trouve des échos chez d’autres lecteur.rice.s, d’où s’ensuit une brève discussion sur l’ouverture de la société taïwanaise et l’essor de la littérature queer dans l’île, sur fond de thème récurrent dans la culture et la littérature chinoise anciennes.

 

[Note a posteriori. La nouvelle a été traduite en anglais, et publiée dans une anthologie :

“Bodhisattva Incarnate” tr. Fran Martin. In Martin, ed., Angelwings: Contemporary Queer Fiction from Taiwan. Honolulu: University of Hawaii Press, 2003, 29-50.

https://www.degruyter.com/document/doi/10.1515/9780824861469/html#contents

La préface mentionne les réactions mitigées de la communauté tongzhi (homosexuelle) de l’île, les critiques reprochant à Chu Tien-wen un regard extérieur sur l’homosexualité masculine, en en faisant finalement un signe symbolique de « décadence fin-de-siècle ».  

On notera, dans le même recueil, une nouvelle de Chu Tien-hsin aussi : « A Story of Spring Butterflies », nouvelle initialement publiée dans le China Times en avril 1992 - méditation fictionnelle sur le sujet de l’homosexualité au début de laquelle le narrateur exprime son intention de détruire les idées préconçues des lecteur.rice.s. Mais, là aussi, la nouvelle a été l’objet d’une vive controverse pour avoir conté l’histoire d’un amour entre femmes par le biais de ce qui se révèle être un narrateur masculin… ]

 

Commentaire final

 

On reste finalement sur l’impression de deux écrivaines un peu en retrait sur leur temps, dont l’œuvre est dominée et parcourue par l’obsession de la mémoire, et la difficulté de la préserver, avec des différences thématiques et stylistiques qui auraient tendance à favoriser la cadette.

 

Ce qui rappelle le documentaire sur les deux sœurs vu à l’Inalco le 16 mai 2022, intitulé comme la nouvelle de Chu Tien-hsin « Je me souviens » (《我記得》) - très long documentaire de Lin Jun-ying (林俊穎) où les deux sœurs passent en revue leurs souvenirs de jeunesse, non sans une certaine complaisance, allant jusqu’à lire in extenso des lettres de leurs parents dont il aurait suffi de donner quelques extraits. L’image qu’il en reste est celle de deux écrivaines perdues dans un monde qui est celui d’un glorieux passé, déconnecté de la réalité ambiante. 

 


 

II. Séance suivante, le 18 janvier 2023

 

Cette séance sera consacrée au deuxième recueil de nouvelles de l’écrivain et cinéaste tibétain Pema Tseden (万玛才旦) paru aux éditions Picquier, que  l’on pourra, pour une meilleure appréciation de l’évolution de l’œuvre, compléter avec le premier recueil paru chez le même éditeur :

 

- Neige, sept nouvelles traduites du tibétain par Françoise Robin et du chinois par Brigitte Duzan, éd. Picquier janv. 2013, Picquier poche oct. 2016, 192 p.

- J’ai écrasé un mouton, huit nouvelles traduites du chinois, préfacées et annotées par Brigitte Duzan, éd. Picquier, août 2022, 288 p.

 

 


[1] Recueil qui comporte au total neuf nouvelles, trois du père Chu Hsi-ning (朱西甯) venant s’ajouter à celles de ses deux filles : 

– « Le fer en fusion »《鐵漿》 (1961), « La Nouvelle tombe »新墳》 (1957) et « Sur la charrette »騾車上》 (1957)

[2] Signée de l’illustratrice Charlotte Gastaut, avec un t et non un d comme orthographié sur la 4ème de couverture.
https://www.costume3pieces.com/talent/43/charlotte-gastaut

[3] Son mari est également écrivain, sous le nom de plume de Tang Nuo (唐诺).

[5] xunzhao gulao de linghun 寻找古老/souxun guhun  搜寻古? …

[7] La voiture (en particulier) étant retrouvée à un endroit différent de celui où elle avait été laissée quelques pages auparavant.



 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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