Cette séance
du Club de lecture était consacrée au roman Bailuyuan
(《白鹿原》)
de l’écrivain du Shaanxi Chen Zhongshi
(陈忠实),
traduit en français « Au pays du cerf blanc »
[1].
Bailuyuan, éd. mai 2008
(北京十月文艺出版社), 575 p.
Roman
plébiscité
À une
exception près, la séance affichait complet, et le livre a fait
l’unanimité – ce qui n’était pas gagné au départ : les 816 pages
de l’édition d’origine de 2012, devenues même plus de mille en
édition de poche, avaient de quoi rebuter plus d’un lecteur. En
comparaison par exemple, les mille pages et plus de « L’art
perdu des fours anciens » (《古炉》)
de l’autre grand écrivain du Shaanxi, Jia Pingwa (贾平凹),
lu dans le
Club il y a quatre ans
avait recueilli des avis partagés, en raison justement, en
particulier, de sa longueur, voire de ses longueurs.
La traduction française
(éd. de poche)
Rien de cela
pour Bailuyuan. Si deux ou trois des membres n’avaient
pas tout à fait terminé leur lecture, c’était juste faute de
temps. Sylvie D. a même dit
[2]
avoir été ravie de voir en ouvrant le livre que ce n’était pas
« juste » une courte nouvelle. L’impression générale a été celle
d’un grand moment de lecture, dès les premières pages, avec le
sentiment d’être poussé à lire jusqu’au bout par la richesse
foisonnante du récit, la subtilité de la construction narrative
et la diversité des personnages, en perpétuelle évolution tout
au long du roman, comme dans la vie. Impression doublée du
plaisir de découvrir une histoire bien plus authentique que
celle que l’on apprend dans les manuels d’histoire. Ce qui
correspond à l’intention de l’auteur soulignée par la citation
de Balzac mise en exergue du roman : « Le roman peut être
considéré comme l’histoire secrète d’une nation. »
[3]
Et pourtant,
si le plaisir de lecture était affirmé d’entrée – l’une des
lectrices habituellement parmi les plus critiques a même annoncé
: « Je tiens à dire tout de suite que j’ai beaucoup aimé… » – le
plaisir se méritait, de l’avis unanime aussi, car, à une
exception près, le roman ne comporte pas de dates, le récit
étant centré sur l’impact des événements sur la vie des gens, et
non sur les événements eux-mêmes. Ce flou narratif a été
déroutant pour certain.e.s, Il faut en effet connaître assez
bien l’histoire de la période 1911-1949 pour suivre la
narration, mais c’est aussi un plaisir d’apprécier dans ces
conditions l’impertinence satirique de la description de la
société et des rivalités politiques – qui a bien sûr valu au
roman d’être critiqué et rageusement censuré par le Parti qui
n’y apparaît pas sous un jour très noble, et c’est encore un
euphémisme.
Vu sa
richesse, le roman a été apprécié en fonction des goûts et des
personnalités de chacun.e,, les avis de lecture étant finalement
très nuancés.
Nuances
de lecture
o
Vision iconoclaste de l’Histoire
La subtile
ambivalence de l’Histoire telle que la conte Chen Zhongshi a été
l’un des points les plus généralement appréciés. Ambivalence qui
fait que nationalistes et communistes n’apparaissent pas
tellement différents, au moins au départ.
De ce côté-là,
le roman a été particulièrement apprécié par Zh.
Lingling. Elle y a en effet trouvé une peinture sympathique
des dizhu (地主),
les propriétaires terriens démonisés par l’idéologie du Parti et
présentés comme des tyrans sanguinaires dans les manuels
scolaires en particulier. C’est ce dont elle se souvenait de ce
qu’on lui avait appris à l’école. En outre, étant originaire de
la région de Chengdu, elle se rappelle qu’on l’avait emmenée
voir le musée du manoir de la famille Liu (刘氏庄园博物馆),
dans le district de Dayi (大邑),
à une quarantaine de kilomètres de Chengdu.
[Il s’agit de
la demeure ancestrale de la famille du propriétaire terrien Liu
Wencai (刘文彩),
transformée en musée en 1958. Il est traditionnellement
représenté comme le despote féodal typique, exploitant ses
paysans et profitant de ses liens avec les sociétés secrètes et
le crime organisé ainsi qu’avec les factions militaires. Il
était le frère du seigneur de la guerre Liu Wenhui (刘文辉)
[4].]
Ce qui l’avait
particulièrement frappée, c’était la mise en scène de la misère
paysanne, avec des statues genre musée Grévin représentant les
paysans du domaine implorant la pitié du propriétaire.
Une cour intérieure de
la résidence de Liu Wencai
(la cour de la bibliothèque 刘文彩庄园书房庭院)
Elle souligne
que cette peinture historique originale vient du travail de
terrain réalisé par Chen Zhongshi pendant deux ans, comme il
l’explique dans les deux postfaces jointes à l’édition chinoise
du roman, et en particulier des chroniques locales qu’il a lues.
Représentation des
paysans opprimés par le propriétaire (musée du
manoir des Liu)
Il est
remarqué à ce propos que cette peinture des propriétaires sous
un jour nuancé, bien peu conforme à la doxa communiste, rappelle
aussi la peinture qu’en fait Fang Fang (方方)
dans « Funérailles
molles » (《软埋》).
Cette peinture
historique est indissociable de la diversité des
personnages,
leur caractère vivant et authentique étant l’un des points les
plus frappants du roman. C’est une vision de la société
appréhendée de l’intérieur et une vision très réaliste de la
nature humaine. C’est foisonnant, les relations hiérarchiques ne
sont pas toujours faciles à comprendre, dit Geneviève B.,
mais ce n’est jamais lourd, souligne Françoise J.
1. Tous les
personnages changent au fil du temps, mais surtout les
personnages masculins. Même maître Zhu évolue : calqué sur
un modèle confucéen et emblème d’un monde idéal, auteur du code
de vie du village, maître et ami de Bai Jiaxuan dont il a épousé
la sœur aînée, il semble cependant évoluer – souligne U. B
– vers un modèle plus taoïste, plus près de la nature, finissant
par laisser tomber ses prières du matin et acceptant un bandit
comme disciple.
À l’opposé,
Xiaowen est le personnage qui a recueilli le plus d’avis
négatifs : il trahit tout le monde du début à la fin, et il
n’est sympathique qu’au plus profond de sa déchéance, quand il
n’a plus un sou ni une once de respectabilité dans le village.
Il est finalement réhabilité, et il retrouve un statut officiel.
U. B constate que les élites au pouvoir ne changent pas.
Quant à Lu
Zilin, jouisseur et retors, il est finalement assez sympathique
à tout le monde, avec sa quête désespérée de descendance à la
fin. Aucun héros dans le tas, dit Christiane P, même pas
de solidarité sociale, sauf chez les jeunes, Bai Ling et
Zhaopeng.
Dans
l’ensemble, comme le souligne Martine B. qui ouvre un
bouquin truffé de marque-pages autocollants de toutes les
couleurs, le plus déplaisant est sans doute ce « dos droit » de
Bai Jiaxuan qui acquiert finalement un peu d’humanité à partir
du moment où on lui a cassé le dos. Mais ce sont tous
des « salauds » dit-elle. Elle sort Zhaopeng du lot, approuvée
en cela par beaucoup, car c’est le seul qui ne trahit pas la
cause qu’il a choisie, et à laquelle il est dévoué jusqu’à aller
tenter de rallier les nationalistes et mêmes les bandits qui
d’ailleurs, eux, sont prêts à se ranger d’un côté ou de l’autre
en fonction du plus offrant.
Cette peinture
désabusée de la réalité sociale rappelle à plusieurs « Le petit
soldat du Hunan » de Shen Congwen (沈从文),
c’est-à-dire son autobiographie (《从文自传》)
[5].
2. Ce sont
cependant les personnages féminins qui ont été les plus
appréciés et commentés, pour leur diversité et leur importance
en tant que figures emblématiques de la condition féminine,
à l’époque du roman mais pas seulement.
- Zh.
Guochuan
en distingue deux types fondamentaux : les épouses modèles,
soumises et « sans-voix », et les autres, rebelles à l’ordre
patriarcal. D’abord les épouses du type Lienü zhuan [ou
« Biographies des femmes exemplaires » (《列女传》)
[6]],
comme Xiancao (仙草),
l’épouse de Bai Jiaxuan, ou celle de maître Zhu, sont à la fois
figures maternelles et images de la bonté féminine. Mais encore
plus condamnées au silence sont les six premières femmes de Bai
Jiaxuan.
Ce qui choque
dans l’ensemble, c’est que les hommes peuvent commettre les
actes les plus répréhensibles et les plus vils, ils sont
finalement l’objet d’une certaine tolérance. Pas les femmes.
D’où le sort funeste des deux rebelles : Tian Xiao’e (田小娥)
et Bai Ling (白灵).
La première, que Guochuan qualifie de rebelle passive car
elle ne peut que dépendre d’un homme pour sa survie ; la
deuxième, rebelle active, qui tente de prendre son destin en
main, mais qui finit enterrée vivante, victime des luttes
internes dans le Parti. Elle est finalement aussi peu intégrée
que sa consœur dans le monde masculin, et autant un jouet
qu’elle entre les mains des hommes. Guochuan considère
ainsi le roman comme une tragédie de femmes.
Mais c’est
surtout Tian Xiao’e qui a suscité la pitié. Tout le monde
la considère comme le personnage le plus tragique du roman.
Ainsi, est-il souligné, concubine en fuite et objet inhérent de
scandale, elle n’est pas acceptée quand elle arrive au village
et elle est ipso facto condamnée à rechercher les faveurs d’un
homme pour vivre. Elle n’a aucun autre moyen de subsistance
quand Heiwa quitte le village. C’est une victime qui ne peut
échapper à son sort dans la société confucéenne telle qu’elle
est dépeinte dans le roman. C’est désespérant, dit Françoise
J., pourtout ce que cela révèle de la place de la
femme dans la société chinoise.
Au-delà de la
galerie de personnages, ce qui a également été apprécié, c’est
le tableau du quotidien et des mentalités des villageois
qu’offre le roman, avec un luxe de détails.
o
Tableau du quotidien : vie, rituels, mentalités
Ainsi,
Sylvie D. a découvert les différentes catégories de terres,
avec des valeurs différentes en fonction de leur qualité, et du
fait qu’elles soient irriguées ou non ; elle a beaucoup aimé les
descriptions précises de certaines cultures et occupations
artisanales : culture du pavot,
égrenage du coton, teinture des tissus ou fabrication des
briques.
C’est un aspect quasi
documentaire du roman qui a été généralement souligné, y compris
les descriptions de la sécheresse et de la famine. Christiane
P. souligne en particulier les détails sur la nourriture (on
aimerait avoir des recettes ! s’écrie-t-on dans l’assemblée),
avec, petit détail ironique, la symbolique du foin ajouté au
fond du bol pour signifier à un homme qu’il est un animal. Ce
qui tient aussi aux mentalités et coutumes, dont on a un aperçu
très vivant et dont Christiane mentionne quelques
points : importance primordiale de la lignée et nécessité
impérieuse d’assurer sa descendance (Lu Zilin est littéralement
sauvé lorsque, à la fin du roman, on lui apporte le petit-fils
providentiel qui redonne un sens à ses dernières années) ; choix
des prénoms « provisoires » pour les bébés afin de ne pas
attirer l’attention des esprits mauvais (même coutume en
Afrique) et rituels de protection expliqués dans un flashback
sur la vie du bandit dit « Pouce » ; importance des rituels et
des rêves.
Françoise
J.
a été frappée par l’aspect visuel de ces descriptions,
avec un mélange de détails psychologiques dans la peinture de la
vie quotidienne – vie quotidienne qui est l’important, du fait
même de l’absence de chronologie.
o
Ecriture et structure narrative
U. B et
Geneviève B. ont été intéressé.e.s parla
structure narrative, avec un axe narratif principal et des
lignes secondaires qui en divergent et rompent la linéarité de
la narration, soit dans le passé, soit même dans l’avenir.
[C’est un
point qui mérite d’être souligné : les différents flashbacks sur
le passé de certains personnages, parfois développés sur un
chapitre entier, sont effectivement un trait distinctif de ce
roman ; si la vision de l’histoire est iconoclaste, l’écriture
est inhabituelle pour un auteur chinois dans les années 1990]
C’est en outre
une peinture qui ne manque pas d’humour, souligne
Marion J. Elle cite en particulier le tirage à pile ou face
pour choisir une appartenance politique, et l’intervention de la
grand-mère, au début, auprès du jeune Jiaxuan pour qu’il modère
ses ébats amoureux la nuit afin de ne pas perdre ses forces et
pouvoir engendrer la progéniture attendue. Car l’avenir de la
famille en dépend.
Humour même
parfois truculent, précise Françoise J., chez maître Zhu
par exemple, qui décrit les nationalistes et les communistes
comme aussi peu différenciés que des pâtes et des nouilles à
l’étal d’un marchand.
Humour, mais
aussi poésie, ajoute encore Marion, en citant le
premier baiser donné par Zhaohai à Lingling, comme dans un rêve
(chapitre 13) – remarque approuvée à grands oui-oui-oui. Et,
entre humour et poésie, la description de la découverte
émerveillée du sucre (candi) par Heiwa qui en gardera un tel
souvenir que cela deviendra un leitmotiv symbolique dans sa vie.
oFilm
et série télévisée
M. Ruochen
a rapporté avoir parlé du roman avec des amis chinois
originaires du Shaanxi : tous étaient élogieux, et fiers d’un
roman qui est considéré comme un chef d’œuvre de leur province.
Pourtant,
exception dans le groupe, il a bloqué sur le roman qu’il a tenté
de lire en chinois mais qu’il a trouvé trop long. Il a donc
pensé trouver un ersatz dans le film et la série télévisée qui
en ont été adaptés.
[Explications :
-le
film « White
Deer Plain » (《白鹿原》)
de Wang Quan’an (王全安)
est sorti en 2012 au prix de coupures dues à la censure ; le
scénario a en particulier supprimé carrément deux des
personnages du roman : maître Zhu et Bai Ling. Le film souffre
en outre d’autres défauts structurels et donne donc une idée
fausse du livre, le plus intéressant étant la musique qui reste
la seule chose authentique permettant de sentir l’atmosphère du
roman. Et encore, c’est une création originale qui ne reprend
pas les citations d’opéra que l’on trouve dans le récit et qui
mériteraient une analyse à elles seules.
-la
série télévisée, de 2017, a pour elle d’être interprétée par
d’excellents acteurs. Le défaut principal (au niveau de l’image)
est la reconstitution historique typiquement télévisuelle qui
frise le kitsch par moments. Elle est en outre très longue : 77
épisodes de 40 minutes. Mais on peut regarder les premiers
épisodes, et surtout le premier pour le personnage de Xiancai
interprété par l’actrice Qin Hailu (秦海璐) :
白鹿原| White Deer Plain série TV
2017, 1er episode (sous-titres chinois
[7])
Le roman a
également été adapté en
« bande dessinée »,
par un dessinateur originaire du Shaanxi, Li Zhiwu (李志武).
Mais il ne reste que quelques lignes de texte, sous les superbes
illustrations.]
Conclusion
C’est un livre
que j’offrirais volontiers, dit Geneviève B.. Pas à
n’importe qui, lui est-il répliqué…
La question
reste ouverte.
Prochaine
séance : le mercredi 24 mai 2023
La séance sera
consacrée au roman de Yu
Hua (余华)
paru en Chine en juin 2013 et en octobre 2014 en traduction
française :
- Le
Septième jour (《第七天》), trad.
Isabelle Rabut et Angel Pino, Actes Sud, 2014, 272p.
Avec
éventuellement une ouverture vers la mise en scène du dramaturge
d’avant-garde Meng Jinghui (孟京辉)
donnée au festival d’Avignon en juillet 2022.
Le septième jour 《第七天》
[1]Au
pays du cerf blanc, trad. Shao Baoqing et Solange
Cruveillé, éditions du Seuil, mai 2012, 816 p, rééd. en
Points, novembre 2013, 1080 p.
[4]En
1999, l’écrivain du Sichuan Xiao Shu (笑蜀)
a publié un livre intitulé « La vérité sur Liu Wencai »
(《刘文彩真相》)
dans lequel il montrait qu’il avait joué un rôle non
négligeable dans le développement de l’économie, des
infrastructures et de l’éducation du district de Dayi,
mais le livre a été retiré de la vente, de même que
l’ouvrage complémentaire publié en 2011 « Nouvelle
historiographie : le grand propriétaire terrien Liu
Wencai » (《新史学:大地主刘文彩》).
[7]Ruochen
propose aussi un logiciel pour traduction automatique
des sous-titres dont l’utilisation reste quand même
problématique. En fait, quand on a lu le roman, les
dialogues sont compréhensibles.