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Club de lecture de littérature chinoise 

Compte rendu de la séance du 19 avril 2023

et annonce de la séance suivante

 par Brigitte Duzan, 22 avril 2023

 

Cette séance du Club de lecture était consacrée au roman Bailuyuan (《白鹿原》) de l’écrivain du Shaanxi Chen Zhongshi (陈忠实), traduit en français « Au pays du cerf blanc » [1].

 

 

Bailuyuan, éd. mai 2008 (北京十月文艺出版社), 575 p.

 

 

Roman plébiscité

 

À une exception près, la séance affichait complet, et le livre a fait l’unanimité – ce qui n’était pas gagné au départ : les 816 pages de l’édition d’origine de 2012, devenues même plus de mille en édition de poche, avaient de quoi rebuter plus d’un lecteur. En comparaison par exemple, les mille pages et plus de « L’art perdu des fours anciens » (《古炉》) de l’autre grand écrivain du Shaanxi, Jia Pingwa (贾平凹), lu dans le Club il y a quatre ans avait recueilli des avis partagés, en raison justement, en particulier, de sa longueur, voire de ses longueurs.

 

 

La traduction française (éd. de poche)

 

 

Rien de cela pour Bailuyuan. Si deux ou trois des membres n’avaient pas tout à fait terminé leur lecture, c’était juste faute de temps. Sylvie D. a même dit [2] avoir été ravie de voir en ouvrant le livre que ce n’était pas « juste » une courte nouvelle. L’impression générale a été celle d’un grand moment de lecture, dès les premières pages, avec le sentiment d’être poussé à lire jusqu’au bout par la richesse foisonnante du récit, la subtilité de la construction narrative et la diversité des personnages, en perpétuelle évolution tout au long du roman, comme dans la vie. Impression doublée du plaisir de découvrir une histoire bien plus authentique que celle que l’on apprend dans les manuels d’histoire. Ce qui correspond à l’intention de l’auteur soulignée par la citation de Balzac mise en exergue du roman : « Le roman peut être considéré comme l’histoire secrète d’une nation. » [3]

 

Et pourtant, si le plaisir de lecture était affirmé d’entrée – l’une des lectrices habituellement parmi les plus critiques a même annoncé : « Je tiens à dire tout de suite que j’ai beaucoup aimé… » – le plaisir se méritait, de l’avis unanime aussi, car, à une exception près, le roman ne comporte pas de dates, le récit étant centré sur l’impact des événements sur la vie des gens, et non sur les événements eux-mêmes. Ce flou narratif a été déroutant pour certain.e.s, Il faut en effet connaître assez bien l’histoire de la période 1911-1949 pour suivre la narration, mais c’est aussi un plaisir d’apprécier dans ces conditions l’impertinence satirique de la description de la société et des rivalités politiques – qui a bien sûr valu au roman d’être critiqué et rageusement censuré par le Parti qui n’y apparaît pas sous un jour très noble, et c’est encore un euphémisme.

 

Vu sa richesse, le roman a été apprécié en fonction des goûts et des personnalités de chacun.e,, les avis de lecture étant finalement très nuancés.

 

Nuances de lecture

 

o    Vision iconoclaste de l’Histoire

 

La subtile ambivalence de l’Histoire telle que la conte Chen Zhongshi a été l’un des points les plus généralement appréciés. Ambivalence qui fait que nationalistes et communistes n’apparaissent pas tellement différents, au moins au départ.

 

De ce côté-là, le roman a été particulièrement apprécié par Zh. Lingling. Elle y a en effet trouvé une peinture sympathique des dizhu (地主), les propriétaires terriens démonisés par l’idéologie du Parti et présentés comme des tyrans sanguinaires dans les manuels scolaires en particulier. C’est ce dont elle se souvenait de ce qu’on lui avait appris à l’école. En outre, étant originaire de la région de Chengdu, elle se rappelle qu’on l’avait emmenée voir le musée du manoir de la famille Liu (刘氏庄园博物馆), dans le district de Dayi (大邑), à une quarantaine de kilomètres de Chengdu.

[Il s’agit de la demeure ancestrale de la famille du propriétaire terrien Liu Wencai (刘文彩), transformée en musée en 1958. Il est traditionnellement représenté comme le despote féodal typique, exploitant ses paysans et profitant de ses liens avec les sociétés secrètes et le crime organisé ainsi qu’avec les factions militaires. Il était le frère du seigneur de la guerre Liu Wenhui (刘文辉) [4].]

Ce qui l’avait particulièrement frappée, c’était la mise en scène de la misère paysanne, avec des statues genre musée Grévin représentant les paysans du domaine implorant la pitié du propriétaire.

 

 

Une cour intérieure de la résidence de Liu Wencai
(la cour de la bibliothèque 刘文彩庄园书房庭院)

 

 

Elle souligne que cette peinture historique originale vient du travail de terrain réalisé par Chen Zhongshi pendant deux ans, comme il l’explique dans les deux postfaces jointes à l’édition chinoise du roman, et en particulier des chroniques locales qu’il a lues.

 

 

Représentation des paysans opprimés par le propriétaire (musée du manoir des Liu)

 

 

Il est remarqué à ce propos que cette peinture des propriétaires sous un jour nuancé, bien peu conforme à la doxa communiste, rappelle aussi la peinture qu’en fait Fang Fang (方方) dans « Funérailles molles » (《软埋》).

 

o    À peinture historique ambivalente personnages ambivalents

 

Cette peinture historique est indissociable de la diversité des personnages, leur caractère vivant et authentique étant l’un des points les plus frappants du roman. C’est une vision de la société appréhendée de l’intérieur et une vision très réaliste de la nature humaine. C’est foisonnant, les relations hiérarchiques ne sont pas toujours faciles à comprendre, dit Geneviève B., mais ce n’est jamais lourd, souligne Françoise J.

 

1.  Tous les personnages changent au fil du temps, mais surtout les personnages masculins. Même maître Zhu évolue : calqué sur un modèle confucéen et emblème d’un monde idéal, auteur du code de vie du village, maître et ami de Bai Jiaxuan dont il a épousé la sœur aînée, il semble cependant évoluer – souligne U. B – vers un modèle plus taoïste, plus près de la nature, finissant par laisser tomber ses prières du matin et acceptant un bandit comme disciple.

 

À l’opposé, Xiaowen est le personnage qui a recueilli le plus d’avis négatifs : il trahit tout le monde du début à la fin, et il n’est sympathique qu’au plus profond de sa déchéance, quand il n’a plus un sou ni une once de respectabilité dans le village. Il est finalement réhabilité, et il retrouve un statut officiel. U. B constate que les élites au pouvoir ne changent pas.

 

Quant à Lu Zilin, jouisseur et retors, il est finalement assez sympathique à tout le monde, avec sa quête désespérée de descendance à la fin. Aucun héros dans le tas, dit Christiane P, même pas de solidarité sociale, sauf chez les jeunes, Bai Ling et Zhaopeng.

 

Dans l’ensemble, comme le souligne Martine B. qui ouvre un bouquin truffé de marque-pages autocollants de toutes les couleurs, le plus déplaisant est sans doute ce « dos droit » de Bai Jiaxuan qui acquiert finalement un peu d’humanité à partir du moment où on lui a cassé le dos. Mais ce sont tous des « salauds » dit-elle. Elle sort Zhaopeng du lot, approuvée en cela par beaucoup, car c’est le seul qui ne trahit pas la cause qu’il a choisie, et à laquelle il est dévoué jusqu’à aller tenter de rallier les nationalistes et mêmes les bandits qui d’ailleurs, eux, sont prêts à se ranger d’un côté ou de l’autre en fonction du plus offrant.

 

Cette peinture désabusée de la réalité sociale rappelle à plusieurs « Le petit soldat du Hunan » de Shen Congwen (沈从文), c’est-à-dire son autobiographie (《从文自传》) [5].

 

2. Ce sont cependant les personnages féminins qui ont été les plus appréciés et commentés, pour leur diversité et leur importance en tant que figures emblématiques de la condition féminine, à l’époque du roman mais pas seulement.

 

- Zh. Guochuan en distingue deux types fondamentaux : les épouses modèles, soumises et « sans-voix », et les autres, rebelles à l’ordre patriarcal. D’abord les épouses du type Lienü zhuan [ou « Biographies des femmes exemplaires » (《列女传》) [6]], comme Xiancao (仙草), l’épouse de Bai Jiaxuan, ou celle de maître Zhu, sont à la fois figures maternelles et images de la bonté féminine. Mais encore plus condamnées au silence sont les six premières femmes de Bai Jiaxuan.

 

Ce qui choque dans l’ensemble, c’est que les hommes peuvent commettre les actes les plus répréhensibles et les plus vils, ils sont finalement l’objet d’une certaine tolérance. Pas les femmes. D’où le sort funeste des deux rebelles : Tian Xiao’e (田小娥) et Bai Ling (白灵). La première, que Guochuan qualifie de rebelle passive car elle ne peut que dépendre d’un homme pour sa survie ; la deuxième, rebelle active, qui tente de prendre son destin en main, mais qui finit enterrée vivante, victime des luttes internes dans le Parti. Elle est finalement aussi peu intégrée que sa consœur dans le monde masculin, et autant un jouet qu’elle entre les mains des hommes. Guochuan considère ainsi le roman comme une tragédie de femmes.

 

Mais c’est surtout Tian Xiao’e qui a suscité la pitié. Tout le monde la considère comme le personnage le plus tragique du roman. Ainsi, est-il souligné, concubine en fuite et objet inhérent de scandale, elle n’est pas acceptée quand elle arrive au village et elle est ipso facto condamnée à rechercher les faveurs d’un homme pour vivre. Elle n’a aucun autre moyen de subsistance quand Heiwa quitte le village. C’est une victime qui ne peut échapper à son sort dans la société confucéenne telle qu’elle est dépeinte dans le roman. C’est désespérant, dit Françoise J., pour tout ce que cela révèle de la place de la femme dans la société chinoise.

 

Au-delà de la galerie de personnages, ce qui a également été apprécié, c’est le tableau du quotidien et des mentalités des villageois qu’offre le roman, avec un luxe de détails.

 

o    Tableau du quotidien : vie, rituels, mentalités

 

Ainsi, Sylvie D. a découvert les différentes catégories de terres, avec des valeurs différentes en fonction de leur qualité, et du fait qu’elles soient irriguées ou non ; elle a beaucoup aimé les descriptions précises de certaines cultures et occupations artisanales : culture du pavot, égrenage du coton, teinture des tissus ou fabrication des briques.

 

C’est un aspect quasi documentaire du roman qui a été généralement souligné, y compris les descriptions de la sécheresse et de la famine. Christiane P. souligne en particulier les détails sur la nourriture (on aimerait avoir des recettes ! s’écrie-t-on dans l’assemblée), avec, petit détail ironique, la symbolique du foin ajouté au fond du bol pour signifier à un homme qu’il est un animal. Ce qui tient aussi aux mentalités et coutumes, dont on a un aperçu très vivant et dont Christiane mentionne quelques points : importance primordiale de la lignée et nécessité impérieuse d’assurer sa descendance (Lu Zilin est littéralement sauvé lorsque, à la fin du roman, on lui apporte le petit-fils providentiel qui redonne un sens à ses dernières années) ; choix des prénoms « provisoires » pour les bébés afin de ne pas attirer l’attention des esprits mauvais (même coutume en Afrique) et rituels de protection expliqués dans un flashback sur la vie du bandit dit « Pouce » ; importance des rituels et des rêves.

 

Françoise J. a été frappée par l’aspect visuel de ces descriptions, avec un mélange de détails psychologiques dans la peinture de la vie quotidienne – vie quotidienne qui est l’important, du fait même de l’absence de chronologie.

 

o    Ecriture et structure narrative

 

U. B et Geneviève B. ont été intéressé.e.s par la structure narrative, avec un axe narratif principal et des lignes secondaires qui en divergent et rompent la linéarité de la narration, soit dans le passé, soit même dans l’avenir.

 

[C’est un point qui mérite d’être souligné : les différents flashbacks sur le passé de certains personnages, parfois développés sur un chapitre entier, sont effectivement un trait distinctif de ce roman ; si la vision de l’histoire est  iconoclaste, l’écriture est inhabituelle pour un auteur chinois dans les années 1990]

 

C’est en outre une peinture qui ne manque pas d’humour, souligne Marion J. Elle cite en particulier le tirage à pile ou face pour choisir une appartenance politique, et l’intervention de la grand-mère, au début, auprès du jeune Jiaxuan pour qu’il modère ses ébats amoureux la nuit afin de ne pas perdre ses forces et pouvoir engendrer la progéniture attendue. Car l’avenir de la famille en dépend.

 

Humour même parfois truculent, précise Françoise J., chez maître Zhu par exemple, qui décrit les nationalistes et les communistes comme aussi peu différenciés que des pâtes et des nouilles à l’étal d’un marchand.

 

Humour, mais aussi poésie, ajoute encore Marion, en citant le premier baiser donné par Zhaohai à Lingling, comme dans un rêve (chapitre 13) – remarque approuvée à grands oui-oui-oui. Et, entre humour et poésie, la description de la découverte émerveillée du sucre (candi) par Heiwa qui en gardera un tel souvenir que cela deviendra un leitmotiv symbolique dans sa vie.

 

o    Film et série télévisée

 

M. Ruochen a rapporté avoir parlé du roman avec des amis chinois originaires du Shaanxi : tous étaient élogieux, et fiers d’un roman qui est considéré comme un chef d’œuvre de leur province.

 

Pourtant, exception dans le groupe, il a bloqué sur le roman qu’il a tenté de lire en chinois mais qu’il a trouvé trop long. Il a donc pensé trouver un ersatz dans le film et la série télévisée qui en ont été adaptés.

 

[Explications : 

-     le film « White Deer Plain » (《白鹿原》) de Wang Quan’an (王全安) est sorti en 2012 au prix de coupures dues à la censure ; le scénario a en particulier supprimé carrément deux des personnages du roman : maître Zhu et Bai Ling. Le film souffre en outre d’autres défauts structurels et donne donc une idée fausse du livre, le plus intéressant étant la musique qui reste la seule chose authentique permettant de sentir l’atmosphère du roman. Et encore, c’est une création originale qui ne reprend pas les citations d’opéra que l’on trouve dans le récit et qui mériteraient une analyse à elles seules.

-     la série télévisée, de 2017, a pour elle d’être interprétée par d’excellents acteurs. Le défaut principal (au niveau de l’image) est la reconstitution historique typiquement télévisuelle qui frise le kitsch par moments. Elle est en outre très longue : 77 épisodes de 40 minutes. Mais on peut regarder les premiers épisodes, et surtout le premier pour le personnage de Xiancai interprété par l’actrice Qin Hailu (秦海璐) :

白鹿原 | White Deer Plain série TV 2017, 1er episode (sous-titres chinois [7])

 

 

Le roman a également été adapté en « bande dessinée », par un dessinateur originaire du Shaanxi, Li Zhiwu (李志武). Mais il ne reste que quelques lignes de texte, sous les superbes illustrations.]

 

Conclusion

 

C’est un livre que j’offrirais volontiers, dit Geneviève B.. Pas à n’importe qui, lui est-il répliqué…

La question reste ouverte.

 


 

Prochaine séance : le mercredi 24 mai 2023

 

La séance sera consacrée au roman de Yu Hua (余华) paru en Chine en juin 2013 et en octobre 2014 en traduction française :

- Le Septième jour (《第七天》), trad. Isabelle Rabut et Angel Pino, Actes Sud, 2014, 272p.

 

Avec éventuellement une ouverture vers la mise en scène du dramaturge d’avant-garde Meng Jinghui (孟京辉) donnée au festival d’Avignon en juillet 2022.

 

 

Le septième jour 《第七天》

 

 

 


[1] Au pays du cerf blanc, trad. Shao Baoqing et Solange Cruveillé, éditions du Seuil, mai 2012, 816 p, rééd. en Points, novembre 2013, 1080 p.

[2] Par courriel, ayant été retenue en province.

[3] C’est d’ailleurs tout l’Avant-propos à la Comédie humaine, par Balzac, que l’on pourrait citer en avant-propos au roman de Chen Zhongshi.

[4] En 1999, l’écrivain du Sichuan Xiao Shu (笑蜀) a publié un livre intitulé « La vérité sur Liu Wencai » (《刘文彩真相》) dans lequel il montrait qu’il avait joué un rôle non négligeable dans le développement de l’économie, des infrastructures et de l’éducation du district de Dayi, mais le livre a été retiré de la vente, de même que l’ouvrage complémentaire publié en 2011 « Nouvelle historiographie : le grand propriétaire terrien Liu Wencai » (《新史学:大地主刘文彩》).

[5] Lue en janvier 2020 dans le Club de lecture.

[7] Ruochen propose aussi un logiciel pour traduction automatique des sous-titres dont l’utilisation reste quand même problématique. En fait, quand on a lu le roman, les dialogues sont compréhensibles.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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