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Club
de lecture de littérature chinoise
Compte rendu de la séance du 9 mars 2022
et
annonce de la séance suivante
par
Brigitte Duzan, 14 mars 2022
I.
Compte rendu de la séance du 9 mars
Le club de
lecture maintient son rythme, au gré des découvertes. Consacrée
à l’écrivaine
Zhang
Yueran (张悦然),
cette séance n’en manquait pas.
A/
Programme
Le programme de lecture était double :
D’une
part, deux traductions parues chez Zulma :
-
Le Clou
(《茧》),
roman traduit par Dominique Magny-Roux, Zulma 2019,
Zulma Poche 2021, 640 p.
-
L’Hôtel du cygne
(《天鹅旅馆》),
novella (zhongpian) traduite par Lucie Modde,
Zulma, 2021, 160 p.
D’autre
part, deux histoires de « clou dans la tête »
montrant que le thème n’est pas nouveau dans la
littérature chinoise :
1. Un roman dont l’intrigue comporte une analogie
avec celui de Zhang Yueran :
- The Chinese Nail Murders de Robert Van
Gulik, University of Chicago Press, 1961, rééd. 1977
2. Une brève histoire de clou dans la tête figurant
au chapitre 160 du
Taiping guangji
(《太平广记/
太平廣記》),
vaste anthologie de récits en langue classique
compilée sous les Song du Nord, à la fin du 10e
siècle ; le récit est l’un des quinze regroupés sous
le thème de la prédestination, il a été traduit en
français par André Lévy :
- Prédestination. La petite fille du
jardinier (Guanyuan
yingnü
灌園嬰女)
,
récit n° 9 du recueil Histoires d’amour et de
mort de la Chine ancienne, Aubier 1992, rééd. GF
Flammarion 1997, pp. 185-190.
Robert Van Gulik
suscite l’enthousiasme de manière générale
,
on en reparlera plus amplement l’année prochaine ;
quant à la deuxième histoire de clou, quasiment
personne ne l’avait lue (mais se réservait de le
faire ultérieurement) car l’attention a surtout
porté sur les textes de Zhang Yueran, et tout
particulièrement « Le Clou ». La discussion a
concerné essentiellement ce roman, car il a provoqué
des réactions très diverses, allant d’une
appréciation très positive à l’ennui et au rejet.
B/ Avis divers
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Le Clou
The Chinese Nail Murders, éd. 1977
|
Dans
l’ensemble, les avis se sont exprimés principalement sur « Le
Clou », avec des incidences sur « L’Hôtel du cygne », mais en
contrepoint.
Avis
positifs
- Christiane Pompei a beaucoup aimé, dans les
deux récits, la découverte progressive des secrets
au cœur de chacune des histoires : l’enfant perdu de
Yu Ling dans « L’Hôtel du cygne », le mystère
entourant l’identité du meurtrier dans « Le Clou »,
la chasse au secret prenant une place centrale dans
la vie des deux protagonistes.
Elle a aussi aimé la construction en deux
« partitions », Li Jiaqi / Cheng Gong, qui finissent
par se rejoindre dans un final ambigu, et enfin le
fait que l’histoire s’articule autour d’un
double « manque » : l’ignorance initiale du secret
qui a déterminé l’histoire des deux familles (ce
n’est qu’à la moitié du récit que Cheng Gong
l’apprend par hasard, Li Jiaqi l’apprend encore plus
tard ) ; puis l’absence de la mère pour Cheng Gong,
du père pour Li Jiaqi. Ce manque marque la fin de la
première enfance et entraîne les personnages dans
une errance continue, enfance rebelle, adolescence
tourmentée, âge adulte marqué par l’incapacité à
trouver ses marques vis-à-vis des autres et
dans la société. (Sur cette question du manque, elle dit avoir
pensé aux belles pages de Deleuze dans
« L’Image Temps
»
).
Ce manque
rejoint le thème principal du cocon : cocon de brume formée par
le secret, dont même adultes ils n’arrivent pas à sortir.
Elle a
trouvé intéressant le choix de personnages ordinaires jusque
dans leurs excès (alcoolisme du père de Jiaqi, caractère haineux
de la grand-mère de Cheng Gong). Même si leur vie « cabossée »
peut toucher, de même que l’attachement de Jiaqi à son père, de
Cheng Gong à sa mère, il est difficile de s’identifier à eux, ce
qui met une certaine distance entre le lecteur et leur histoire.
Elle a ressenti une atmosphère très pesante, notamment du fait
du pessimisme qui imprègne tout le roman, en partie lié aux
personnages, à leur évolution dans la vie, aux actes vils qu’ils
commettent, comme le viol de Shasha. Elle a vu en eux
la naissance d’une génération de télé-réalité et de société de
consommation avec ses pathologies (la boulimie de Shasha entre
autres).
Malgré
tout, sur ce fond de brouillard et de brutalité, elle a apprécié
des passages plus lumineux dans la description de l’enfance des
personnages : le théâtre autour du « grand-père légume », la
quête d’un moyen de communiquer avec lui pour « délivrer son
âme ». Elle a aussi noté quelques réflexions sur le temps et la
mémoire qui l’ont interpellée. Cependant,
malgré quelques
éclaircies, même l’enfance reste sous le signe de la violence et
du lugubre : elle s’ordonne autour de la tour des morts et de la
chambre du « grand-père légume ». Jugeant le prétendant de sa
mère, Jiaqi trouve superficiels les êtres comme lui joyeux et
dénués de mystère.
Au total, malgré le ton sombre, elle a trouvé intéressante cette
façon de montrer le poids très lourd que font peser sur les vies
de leurs descendants les secrets des générations précédentes.
-
Gérard Castex est aussi de ceux qui ont bien aimé les deux
récits de Zhang Yueran, mais surtout « Le Clou ». Il a trouvé le
roman dense, complexe, troublant, perturbant même, et dit en
être sorti mal à l'aise, mais avec la conviction d'avoir
découvert « une grande autrice chinoise ». Et comme voulant
lutter contre les avis négatifs exposés avant lui, il a
développé ses arguments.
Ce qui l'a
frappé en premier lieu, c'est la construction du livre,
constitué, chapitre après chapitre, d’une alternance de prises
de paroles, de deux amis d'enfance qui se retrouvent après
dix-huit ans de séparation. C’est à travers les tranches
successives de ce dialogue que le lecteur découvre peu à peu la
vie complexe et tourmentée de ces deux personnages et de leur
entourage. Dans cette présentation verticale se superposent
trois générations, en trois couches bien distinctes : celle des
grands-parents qui ont connu la guerre et la Révolution, celle
des parents nés dans les années 1950-1960 et celle de nos deux
personnages nés au milieu des années 1980. Trois mondes
différents, le plus ancien, nimbé de ses mystères et de ses
horreurs, semblant avoir marqué à jamais les suivants.
Puis, vers
le milieu du livre arrive l'explication de son titre : glaciale,
inattendue, terrifiante. Ajoutons que le livre fait une sorte de
boucle, puisqu'il se termine là où il a démarré, dans la maison
glaciale du début. Ainsi, dans une construction faisant fi de la
chronologie, plusieurs générations se bousculent dans le
désordre et se confrontent, ce qui l’a laissé « abasourdi ». Ce
qui l’a frappé, c'est l'écrasante fatalité qui pèse sur les
personnages comme une sorte de malédiction, à commencer par Li
Jiaqi et son père, constamment ramenés à des évènements dont ils
ne sont nullement responsables ni même vraiment conscients.
L'épisode du clou est l’événement catalyseur de destins brisés.
A la culpabilité diffuse des uns se mêle le désir de vengeance
des autres (Chen Gong). Rares sont les personnages non taraudés
par un mal de vivre.
C’est Li
Jiaqi, plus que Chen Gong dont la psychologie lui a paru moins
fouillée, qui a retenu particulièrement son attention. Zhang
Yueran s'est de toute évidence attachée à ce personnage féminin
tourmenté, pathétique, inapte au bonheur et le proclamant. Elle
a multiplié les scènes montrant sa détresse, et notamment dans
deux chapitres éclatants se déroulant tous deux en I993 : la
fugue à Pékin d'une petite fille de huit ans partie retrouver
son père dont elle quête désespérément l'amour... et la
promenade dans le parc, avec ce même père brisé, déchu,
alcoolique, incapable de tendresse. Plus tard, Li Jiaqi adulte
tente de capturer la mémoire de son père mort par
l'intermédiaire d'un de ses anciens élèves. Toute relation
affective véritable lui semble interdite. Li Jiaqi est
littéralement taraudée par le mystère de sa naissance qui
correspond à l'époque où son père, devenu un brillant
universitaire, président d'un cercle de poésie, a brutalement
cessé d'écrire.
Quant à
Chen Gong, le gamin un peu voyou, c'est son attachement à son
« grand-père légume », qui a touché Gérard Castex, avec des
scènes qui lui ont semblé à peine croyables montrant des enfants
(dont Li Jiaqi trop heureuse de fuir ses grands-parents) jouant
dans la chambre d'hôpital du vieillard en toute liberté, allant
même jusqu'à le déguiser. C'est aussi l'époque où les mêmes se
réfugient dans la métaphorique et toute proche Tour des morts,
un dépôt de cadavres et de membres disséqués : l'innocence seule
à même de côtoyer les morts oubliés par les adultes.
De la longue liste des autres personnages, celui qui
lui a paru de loin le plus inquiétant est le
grand-père paternel de Li Jiaqi, célèbre médecin et
académicien, figure hiératique, muette et
autoritaire, dont on ne sait guère plus que
l'apologie qui est faite de lui par vidéos
interposées, en laissant entier le crime qu'il va
emporter avec lui.
Au final, Gérard Castex a ressenti « le Clou » comme
un roman dense avec des passages d'une grande force
et des secrets dévoilés progressivement mais pas
complètement, ce qui ne fait qu'ajouter à
l'impression de malaise ressentie. En comparaison,
« L’Hôtel du cygne » lui a paru beaucoup plus léger.
- Geneviève Bousquet et Françoise Josse avaient lu
les deux premiers chapitres du « Clou » en chinois
dans le cadre d’un cours de « lecture-traduction »
de textes |
|
Le Clou, éd. poche |
chinois
auquel elles participent. Elles avaient donc eu un avant-goût du
récit, mais avec une professeure – chinoise - manifestement
réservée sur le roman.
Françoise Josse
a apprécié la construction de la narration en alternance, et
surtout le flou narratif entretenu d’une part par une
chronologie bouleversée et l’absence de noms pour identifier les
personnages. Elle a été sensible à l’aspect
« psycho-généalogie »
donnant beaucoup de poids à l’hérédité, aux entraves créées par
les racines. Elle a également été frappée par le poids du
silence, silence individuel mais aussi institutionnel.
Elle a
aimé les détails vivants des portraits des personnages, en
particulier la description de Cheng Gong apprenant le
vocabulaire de la Révolution culturelle pour comprendre les
événements : la signification spécifique de mots comme
« étable », « dazibao », « gardes rouges »… Parmi tous ces
personnages profondément insatisfaits et frustrés, y compris
affectivement et sexuellement, c’est sans doute Cheng Gong qui
l’a le plus touchée, d’abord pour sa relation avec son
grand-père dont il tente de pénétrer les pensées en inventant le
« talkie-walkie de l’âme ». Mais un Cheng Gong profondément
perturbé par l’atmosphère de haine dans laquelle il vit, et dont
les frustrations dégénèrent en bouffées de violence, dans ses
relations avec ses proches (Chen Shasha) ou avec les animaux
(épisode de la mort du chien).
En comparaison, « L’Hôtel du cygne » lui a paru plus
attendu, mais tout aussi pessimiste, dans sa
peinture de la solitude des enfants de riches.
Geneviève Bousquet
apporte un jour complémentaire aux commentaires sur
les deux livres.
D’abord, sa lecture du « Clou » ayant suivi celle
des « Nail Murders » de Van Gulik, elle a abordé
« le Clou » comme un roman policier. La démarche de
Zhang Yueran, dit-elle, ne provient pas de minutes
judiciaires, mais d’une singulière histoire de «
clou » dont son père aurait été témoin durant son
adolescence. C’est là le point de départ de ce roman
qu’elle a jugé brillant et ambitieux, ses strates
successives construisant une formidable fresque de
souvenirs communs à deux familles. Zhang Yueran
invente ainsi une sorte de polar qui n’en est pas
un, avec un non-dit qui restera non élucidé jusqu’à
la fin. |
|
L’Hôtel du cygne |
D’abord,
c’est l’hiver ! Il fait froid, la maison est mal chauffée. Tout
tourne autour de la mort imminente du grand-père de Jiaqi et de
la mort létale du grand-père de Cheng Gong. Jiaqi saisit
l’occasion de son retour auprès de son grand-père, avec qui elle
n’a eu que des rapports distants, pour rechercher et rassembler
les souvenirs communs entre elle et son copain d’enfance Cheng
Gong. Celui-ci habite près de la Faculté de médecine aux limites
de la ville, dans un petit immeuble, coincé au pied des tours
d’habitation, qui a échappé à la reconstruction – élément
narratif qui lui a fait penser au documentaire « Ayi » de Marine
Ottogalli et Aël Théry
.
Le
cinquième et dernier chapitre, très court mais très intéressant,
referme la boucle de l’arrivée de Jiaqi à Nanyuan jusqu’à son
départ programmé pour le sud et du départ différé de Cheng Gong
lors de l’apparition soudaine de son amie jusqu’à un départ pour
un futur ouvert et incertain.
Le secret
(l’histoire du clou) « infiltré dans la texture de la vie » (na
ge mimi shenru shengming de jili
那个秘密渗入生命的肌理)
est un prétexte pour tisser les liens multiples entre son amour
pour un père distant, une époque disparue et l’Histoire de la
Chine, et ainsi atteindre une strate plus profonde de la vie.
Dans
l’ensemble, Geneviève a apprécié une histoire qui change de
celles que l’on connaît sur la Révolution culturelle. Ensuite,
de cette fresque de 580 pages, elle est passée aux 160 pages de
« L’Hôtel du cygne », roman intimiste relatant l’histoire d’un
petit garçon sans amis qui vit avec sa nounou, car ses parents,
cadres aisés, sont bien trop occupés pour le prendre en charge.
Elle a été
captivée par l’histoire où l’on apprend par bribes la tentative
d’enlèvement du jeune garçon pour obtenir une rançon des parents
et son échec car le père est embarqué par la police pour une
affaire de corruption et la mère, partie à Hong Kong pour le
week-end, est injoignable.
Si la
compassion ne semblait pas un trait propre à Zhang Yueran dans «
Le Clou », ici, au contraire, elle campe un portrait délicat
d’une « laissée pour compte » : une femme qui a, comme les
autres, un passé à la fois heureux et douloureux et à laquelle
Zhang Yueran redonne une certaine dignité. L’arrivée inopinée de
Huang Xiaoming au chapitre trois, même si elle est mal intégrée
dans la narration, a l’avantage d’apporter un troisième
personnage féminin totalement original autour du petit Dada. Le
roman brosse ainsi un tableau de la société chinoise moderne où
la précarité semble être la règle, avec ses enfants uniques et
ses familles riches gagnées par la corruption, sur fond d’exode
rural et de petits boulots urbains.
Elle
lirait volontiers le prochain roman de l’auteure, pour voir…
Avis
plutôt positifs, mais critiques
-
Marion Jorsin, rageant d’être covidée, a transmis son avis
sur « Le Clou » juste avant le début de la séance :
« La
rédaction de ce compte-rendu m’a réconciliée avec le roman ! Il
m’a tout d’abord semblé confus, puis long, beaucoup trop long.
Une ou
deux semaines après ma lecture, cependant, j’admire le récit de
la diffusion du poison de la Révolution autant que la
description des intimités détruites. Présence du froid, de
l’alcool, d’une immense violence gangrenant trois générations
d’au moins deux familles, dans une ville industrielle très
polluée où tout est gris, vie sans espoir.. deux enfants
proches par leur survie sans parents, sans amour, et par le
secret gardé autour du grand-père de l’un d’eux. »
Elle cite
les points qui l’ont marquée, voire étonnée :
- Les
classes sociales aussi étanches, sinon plus, que dans une
société pré- révolutionnaire. Elles sont
ressenties à l’école, par les deux protagonistes enfants : «
J’ai décidé de fédérer les enfants de la catégorie inférieure »
dit Cheng Gong (p. 177), et pour Li Jiaqi : l’école est une
rencontre avec une bande de classe différente, dont Cheng Gong
qui est conscient de cette distance.
- Les
deux personnages principaux se quittent à 11 ans, à la fin de
l’école primaire, sans avoir connu
l’insouciance de l’enfance. Mais idem pour les parents : ni le
père ni le grand- père ne connaissent le mot « enfance ». Li
Jiaqi cherchera toujours les traces de son père, la vie
amoureuse de Cheng Gong sera toujours entravée par sa grand-mère
et sa tante.
- Tous
les personnages ont un lourd passé. Les membres de la famille de
Cheng Gong sont des survivants de la
famine ; le grand-père étant le seul à en être réchappé, il a
rejoint les révolutionnaires pour ne pas mourir de faim. La
grand-mère, d’une famille très pauvre, s’est opposée à un
mariage arrangé à 16 ans. L’attaque contre son mari en 1967 la
rend très violente : « il ne lui restait que la haine... » ;
elle rend aussi son fils (13 ans) fou de violence, violence à
laquelle les Gardes rouges offrent un exutoire.
- La
misère affective, le rejet social se répercutent sur la
génération suivante : la mère de Cheng Gong n’a pas eu de
parents, sa mère est morte de la famine, elle paye la « dette
sociale » du départ de son grand-père pour Taiwan. Cheng Gong
abandonné par ses parents vit avec sa grand-mère et sa tante
dans la faim et la peur : « je vivais dans un puits ».
- Ce
n’est pas plus rose dans la famille de Li Jiaqi, pourtant aisée.
Son père, envoyé à la campagne,
défie son père en se mariant avec une paysanne « riche en terres
», mais presque analphabète. Quand il entre à l’université,
écrit et publie des poèmes, devient enseignant à l’université,
sa femme devient un boulet. En 1990, il démissionne pour faire
du commerce entre Moscou et Pékin. À 8 ans, Li Jiaqi vit chez
ses grands-parents, sans père ni mère…
Marion a
apprécié « l’air du temps » ainsi donné par petites touches,
avec, culminant le tout, la tour des morts, symbole de la peur,
de la violence et de la mort omniprésentes, dans la réalité et
surtout dans les esprits. Avec, comme pour compenser, les trous
de mémoire, comme chez la tante : « sa mémoire était comme
écrasée par un tank ».
Dans ce
contexte, elle a aimé les « douceurs » inattendues : en 1990,
les friandises de baies d’aubépine pour les enfants et les
marchands ambulants vendant des vers à soie. Les plaisirs de
lecture, aussi, au tournant d’une phrase, d’une expression,
comme, pour Cheng Gong attendant le livreur d’eau, au début : «
j’attendais comme un bol vide ».
Mais elle
est « restée étonnée » par les passage mélos ou bavards : «
tout amour est voué à l’échec, comme un ballon de basket mal
lancé qui manque le panier », ou encore les clichés, comme
celui-ci : « les gens heureux vivent des bonheurs différents,
mais le malheur est le même pour tout le monde ».
Etonnée
enfin par les références récurrentes à la littérature anglaise,
citation de Thackeray, lecture des Hauts de Hurlevent…
-
Sylvie Duchesne a elle aussi, en lisant « Le Clou », été
accrochée par la découverte progressive des personnages et des
liens entre eux, bien que, en y réfléchissant, elle ait été plus
intéressée par le passé que par le présent.
Ce roman,
cependant, lui a paru trop fouillis, et elle ne lui donnerait
qu’une note moyenne. L’auteure se projette trop dans ses
personnages. Elle a préféré « L’Hôtel du cygne » dont la
narration lui a semblé être bien mieux maîtrisée, sans doute
parce qu’elle est plus courte.
Cet avis
négatif sur l’aspect formel a été partagé par les participants
restants, à des degrés divers.
- Zhang
Guochuan a lu en septembre les deux livres de Zhang Yueran
en chinois et en traduction, et en avait tout de suite rédigé
des notes de lecture.
Elle a vu dans « L’Hôtel du cygne » une fausse utopie dépeignant
le quotidien sombre d’un petit garçon tentant de rompre sa
solitude en s’entourant d’animaux. Mais, comme le groupe en
général et à quelques exception près, elle s’est plus intéressée
au « Clou ».
Elle a
repris les points essentiels qui lui ont semblé intéressants :
le thème principal du « cocon », comme l’indique le titre
chinois (jian
茧),
le clou n’étant que le ressort de l’intrigue (et le titre de la
nouvelle du père de l’auteure censée l’avoir inspirée) - un
cocon enveloppant les personnages comme dans un brouillard,
cocon du passé qui est aussi cocon de haine héritée de ce passé.
Mais cocon, aussi, dont tente de s’échapper l’écrivaine
elle-même, représentative d’une génération sans mémoire.
Ayant lu
d’autres romans de l’auteure, elle trouve aussi que son style
s’est amélioré, jugement partagé par des écrivains comme
Yu Hua (余华)
.
Elle conclut cependant par des réflexions critiques sur la
forme : pour regretter d’abord que les deux voix en alternance
ne soient pas plus différenciées, Li Jiaqi et Cheng Gong étant
différents tant par leur expérience personnelle que par leur
caractère ; et regretter par ailleurs que les parcours
personnels ne soient pas plus individualisés, celui du père de
Li Jiaqi, par exemple, se fondant dans l’histoire collective au
point d’en apparaître comme un symbole. Elle a donc eu
l’impression, au-delà des qualités de fond du récit, que les
personnages étaient créés pour répondre à la nécessité de
s’inscrire dans l’histoire de manière représentative.
Il restait
deux voix discordantes, de deux lectrices qui n’ont pas aimé du
tout les deux livres de l’auteure, et tout particulièrement « Le
Clou ».
Avis
négatifs
-
Françoise Huelle a poursuivi sa lecture du « Clou » jusqu’à
environ la moitié du roman, sans parvenir jusqu’au bout, par
ennui.
Elle
reconnaît l’intérêt du sujet, mais donne deux raisons à son avis
négatif : la première est l’impression d’écriture quasiment
automatique, passant régulièrement d’un personnage à l’autre,
sans qu’aucune différence n’apparaisse dans l’écriture ; la
seconde est la propension au cliché ressentie au fil des pages,
avec de temps en temps une image poétique venant rompre la
monotonie de la narration.
- Avis
partagé par Giselle Helmer qui n’est pas non plus arrivée
au bout du « Clou » - peut-être, dit-elle en se cherchant des
excuses, parce qu’elle a commencé sa lecture aussitôt après
celle des nouvelles de
Pu Ning (卜宁)
qui l’avaient enchantée, littéralement il faut croire. Elle n’a
pas réussi à s’intéresser aux personnages ni à leur histoire.
Pour
compenser, elle s’est plongée avec délices dans les « Nail
Murders » de Van Gulik… nouvel enchantement, y compris au vu des
dessins de l’auteur.
C/
Discussion finale
Chacun.e
apportant sa pierre à l’édifice, jamais séance du club de
lecture n’aura été aussi animée, et aussi utile pour tenter de
comprendre les divergences de réactions à la lecture,
divergences liées bien sûr aux goûts de chacun, mais allant bien
au-delà de cet aspect personnel.
Appréciation du « Clou » en Chine
Après le
premier échange de vues, la question qui s’est posée a été celle
de la réception du « Clou » en Chine, et en particulier auprès
de certains critiques littéraires et écrivains chinois : le
roman a été porté aux nues comme représentatif de la génération
dite des « post’80 », celle des écrivains nés au lendemain de la
mise en œuvre de la politique de réforme et d’ouverture,
génération qui n’a pas connu la Révolution culturelle et n’en
sait quasiment rien, comme Cheng Gong dans le roman, obligé
d’apprendre jusqu’au vocabulaire spécifique de la période.
Zhang
Guochuan a avancé une donnée fondamentale qui permet de
comprendre l’importance que revêt le roman aux yeux de certains
critiques, en particulier Li Jingze (李晶泽),
vice-président de l’Association des écrivains chinois : c’est
parce qu’on manque d’œuvres littéraires de qualité
représentatives de cette génération. En effet : les écrivains
post’80,
Han
Han (韩寒)
et Guo
Jingming (郭敬明)
en tête, ont été bombardés sur la scène littéraire au début des
années 2000, parce que les éditeurs cherchaient à renouveler
leurs « stocks » de talents. Tapageurs et provocateurs, ils ont
été célébrés et médiatisés un temps, puis la fièvre est
retombée. Les éditeurs et critiques se sont alors tournés vers
ceux qui avaient été oubliés, la génération « post’70 », qu’on a
appelée « la
génération intermédiaire »
(“作家的中间代”).
Ce sont aujourd’hui les écrivains chinois les plus prisés et les
plus prometteurs, en particulier les écrivaines.
Et les post’80 ? Beaucoup d’écrivains de cette génération
publient sur internet, ou sont nés sur internet, avec des succès
divers. Il est vrai qu’il n’y a guère de grandes pointures.
Zhang Yueran comble donc un vide, alors qu’on voit déjà se
profiler des écrivains « post’90 ». C’est ainsi que « Le Clou »
a été promu œuvre représentative d’une génération qui ne s’était
pas jusqu’ici intéressée à l’histoire. Mais, dans la plupart des
commentaires, c’est le fond qui est retenu, la forme très peu –
Yu Hua, comme noté précédemment, étant l’un des rares à avoir
loué un progrès dans le style de l’écrivaine.
Cette
approche de l’œuvre, dans une optique d’histoire littéraire, est
assez intéressante pour être notée. Mais elle ne change pas pour
autant la double perception que l’on peut avoir du roman, et qui
s’est manifestée lors de cette séance du club de lecture.
Divergences de lecture
C’est le
problème de la forme qui semble être à la source des
divergences : même ceux et celles qui ont apprécié le roman ont
souvent « accroché » sur la propension aux clichés, aux phrases
creuses ou convenues, certaines étant d’ailleurs citées de façon
récurrente, mais – étonnamment – avec des connotations
différentes selon les lecteurs. Le problème est que l’on sent
trop souvent le désir de montrer un talent d’écriture se
traduisant par « le bon mot ».
La
traduction n’aide d’ailleurs pas toujours la lecture pour ceux
qui y sont sensibles ; par exemple, s’agissant d’une cigarette :
« j’ai tiré une bouffée en contemplant le cœur rouge humide
inséré dans le filtre » (p. 380), ou encore : « Sur ses
lèvres, l’ultime trace de rouge était en train de s’estomper.
Soudain, comme avalée par quelque entité, elle disparut
complètement. ». Par ailleurs, on sent la volonté éditoriale de
refuser les notes ; pourtant, le texte étant truffé de
références, intéressantes dans le contexte, à des chansons, des
films, des opéras, des œuvres littéraires et autres, quelques
notes auraient été bien utiles.
Le texte
est de toute façon souvent répétitif, ou donne cette impression,
du seul fait de la volonté de non-linéarité de la narration.
Les
réactions sont donc différentes selon l’attention que l’on porte
à la forme et à l’expression :
- pour
ceux et celles des lecteurs et lectrices qui ont
particulièrement apprécié l’originalité de l’intrigue, les
personnages, la richesse de l’évocation historique, dans toute
sa noirceur, les avis ont été positifs ;
- les
autres, rebuté.es par la forme, et en particulier par le
caractère perçu comme artificiel de l’alternance des voix
narratives, ont trouvé le livre ennuyeux et long, tout en
reconnaissant qu’il y avait là « plein de choses
intéressantes ».
Par
extension, « L’Hôtel du cygne » a été bien mieux apprécié par
les lecteurs et lectrices qui n’ont pas aimé « Le Clou » : le
récit a été jugé mieux maîtrisé, mais en contrepartie moins
original sur le fond.
Ironiquement, c’est Van Gulik qui sort vainqueur de la
confrontation. On va essayer d’en lire un autre l’année
prochaine en reprenant les « Nail Murders » dont les
commentaires ont été un peu étouffés par l’attention portée aux
autres livres au programme de la séance.
II.
Prochaine séance : le mercredi 20 avril
Cette
séance sera consacrée à l’œuvre en prose du poète
Bei Dao (北岛)
avec au programme :
- d’une
part, ses mémoires d’enfance et de jeunesse :
S’ouvrent
les portes de la ville (《城门开》),
Ypsilon éditeur, 2020, 380 p.
- d’autre
part, deux ouvrages plus anciens :
Vagues (un roman), Philippe Picquier, 1994
13 rue du Bonheur (recueil de six nouvelles),
Circé, 1999
Le tout
traduit par
Chantal
Chen-Andro.
Pratique qui s’est développée à partir des années 1970,
en
s’appuyant
sur
les traumatismes, les secrets et les conflits vécus par
les ascendants d'un individu comme éléments
conditionnant ses faiblesses, ses troubles
psychologiques, ses maladies et ses comportements
parfois inexplicables. Ces pratiques sont aussi à lier
avec le concept de « constellation familiale » qui
s’appuie sur l’inconscient pour faire émerger, et
résoudre, les problèmes familiaux.
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