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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 9 mars 2022

et annonce de la séance suivante

 par Brigitte Duzan, 14 mars 2022

 

I. Compte rendu de la séance du 9 mars

 

Le club de lecture maintient son rythme, au gré des découvertes. Consacrée à l’écrivaine Zhang Yueran (张悦然), cette séance n’en manquait pas.

 

A/ Programme

 

Le programme de lecture était double :

 

D’une part, deux traductions parues chez Zulma :

- Le Clou (《茧》), roman traduit par Dominique Magny-Roux, Zulma 2019, Zulma Poche 2021, 640 p.

- L’Hôtel du cygne (《天鹅旅馆》), novella (zhongpian) traduite par Lucie Modde, Zulma, 2021, 160 p.

 

D’autre part, deux histoires de « clou dans la tête » montrant que le thème n’est pas nouveau dans la littérature chinoise :

1. Un roman dont l’intrigue comporte une analogie avec celui de Zhang Yueran :

- The Chinese Nail Murders de Robert Van Gulik, University of Chicago Press, 1961, rééd. 1977

2. Une brève histoire de clou dans la tête figurant au chapitre 160 du Taiping guangji (《太平广记/ 太平廣記), vaste anthologie de récits en langue classique compilée sous les Song du Nord, à la fin du 10e siècle ; le récit est l’un des quinze regroupés sous le thème de la prédestination, il a été traduit en français par André Lévy :

- Prédestination. La petite fille du jardinier (Guanyuan yingnü 灌園嬰女) [1], récit n° 9 du recueil Histoires d’amour et de mort de la Chine ancienne, Aubier 1992, rééd. GF Flammarion 1997, pp. 185-190.

 

Robert Van Gulik suscite l’enthousiasme de manière générale [2], on en reparlera plus amplement l’année prochaine ; quant à la deuxième histoire de clou, quasiment personne ne l’avait lue (mais se réservait de le faire ultérieurement) car l’attention a surtout porté sur les textes de Zhang Yueran, et tout particulièrement « Le Clou ». La discussion a concerné essentiellement ce roman, car il a provoqué des réactions très diverses, allant d’une appréciation très positive à l’ennui et au rejet.

 

B/ Avis divers

 

 

Le Clou

 

The Chinese Nail Murders, éd. 1977

Dans l’ensemble, les avis se sont exprimés principalement sur « Le Clou », avec des incidences sur « L’Hôtel du cygne », mais en contrepoint.

 

Avis positifs

 

- Christiane Pompei a beaucoup aimé, dans les deux récits, la découverte progressive des secrets au cœur de chacune des histoires : l’enfant perdu de Yu Ling dans « L’Hôtel du cygne », le mystère entourant l’identité du meurtrier dans « Le Clou », la chasse au secret prenant une place centrale dans la vie des deux protagonistes.

Elle a aussi aimé la construction en deux « partitions », Li Jiaqi / Cheng Gong, qui finissent par se rejoindre dans un final ambigu, et enfin le fait que l’histoire s’articule autour d’un double « manque » : l’ignorance initiale du secret qui a déterminé l’histoire des deux familles (ce n’est qu’à la moitié du récit que Cheng Gong l’apprend par hasard, Li Jiaqi l’apprend encore plus tard ) ; puis l’absence de la mère pour Cheng Gong, du père pour Li Jiaqi. Ce manque marque la fin de la première enfance et entraîne les personnages dans une errance continue, enfance rebelle, adolescence tourmentée, âge adulte marqué par l’incapacité à trouver ses marques vis-à-vis des autres et dans la société. (Sur cette question du manque, elle dit avoir pensé aux belles pages de Deleuze dans « L’Image Temps » [3]). Ce manque rejoint le thème principal du cocon : cocon de brume formée par le secret, dont même adultes ils n’arrivent pas à sortir. 

 

Elle a trouvé intéressant le choix de personnages ordinaires jusque dans leurs excès (alcoolisme du père de Jiaqi, caractère haineux de la grand-mère de Cheng Gong). Même si leur vie « cabossée » peut toucher, de même que l’attachement de Jiaqi à son père, de Cheng Gong à sa mère, il est difficile de s’identifier à eux, ce qui met une certaine distance entre le lecteur et leur histoire. Elle a ressenti une atmosphère très pesante, notamment du fait du pessimisme qui imprègne tout le roman, en partie lié aux personnages, à leur évolution dans la vie, aux actes vils qu’ils commettent, comme le viol de Shasha. Elle a vu en eux la naissance d’une génération de télé-réalité et de société de consommation avec ses pathologies (la boulimie de Shasha entre autres).

 

Malgré tout, sur ce fond de brouillard et de brutalité, elle a apprécié des passages plus lumineux dans la description de l’enfance des personnages : le théâtre autour du « grand-père légume », la quête d’un moyen de communiquer avec lui pour « délivrer son âme ». Elle a aussi noté quelques réflexions sur le temps et la mémoire qui l’ont interpellée. Cependant, malgré quelques éclaircies, même l’enfance reste sous le signe de la violence et du lugubre : elle s’ordonne autour de la tour des morts et de la chambre du « grand-père légume ». Jugeant le prétendant de sa mère, Jiaqi trouve superficiels les êtres comme lui joyeux et dénués de mystère.

 

Au total, malgré le ton sombre, elle a trouvé intéressante cette façon de montrer le poids très lourd que font peser sur les vies de leurs descendants les secrets des générations précédentes.

 

- Gérard Castex est aussi de ceux qui ont bien aimé les deux récits de Zhang Yueran, mais surtout « Le Clou ». Il a trouvé le roman dense, complexe, troublant, perturbant même, et dit en être sorti mal à l'aise, mais avec la conviction d'avoir découvert « une grande autrice chinoise ». Et comme voulant lutter contre les avis négatifs exposés avant lui, il a développé ses arguments.

 

Ce qui l'a frappé en premier lieu, c'est la construction du livre, constitué, chapitre après chapitre, d’une alternance de prises de paroles, de deux amis d'enfance qui se retrouvent après dix-huit ans de séparation. C’est à travers les tranches successives de ce dialogue que le lecteur découvre peu à peu la vie complexe et tourmentée de ces deux personnages et de leur entourage. Dans cette présentation verticale se superposent trois générations, en trois couches bien distinctes : celle des grands-parents qui ont connu la guerre et la Révolution, celle des parents nés dans les années 1950-1960 et celle de nos deux personnages nés au milieu des années 1980. Trois mondes différents, le plus ancien, nimbé de ses mystères et de ses horreurs, semblant avoir marqué à jamais les suivants.

 

Puis, vers le milieu du livre arrive l'explication de son titre : glaciale, inattendue, terrifiante. Ajoutons que le livre fait une sorte de boucle, puisqu'il se termine là où il a démarré, dans la maison glaciale du début. Ainsi, dans une construction faisant fi de la chronologie, plusieurs générations se bousculent dans le désordre et se confrontent, ce qui l’a laissé « abasourdi ». Ce qui l’a frappé, c'est l'écrasante fatalité qui pèse sur les personnages comme une sorte de malédiction, à commencer par Li Jiaqi et son père, constamment ramenés à des évènements dont ils ne sont nullement responsables ni même vraiment conscients. L'épisode du clou est l’événement catalyseur de destins brisés. A la culpabilité diffuse des uns se mêle le désir de vengeance des autres (Chen Gong). Rares sont les personnages non taraudés par un mal de vivre.

 

C’est Li Jiaqi, plus que Chen Gong dont la psychologie lui a paru moins fouillée, qui a retenu particulièrement son attention. Zhang Yueran s'est de toute évidence attachée à ce personnage féminin tourmenté, pathétique, inapte au bonheur et le proclamant. Elle a multiplié les scènes montrant sa détresse, et notamment dans deux chapitres éclatants se déroulant tous deux en I993 : la fugue à Pékin d'une petite fille de huit ans partie retrouver son père dont elle quête désespérément l'amour... et la promenade dans le parc, avec ce même père brisé, déchu, alcoolique, incapable de tendresse. Plus tard, Li Jiaqi adulte tente de capturer la mémoire de son père mort par l'intermédiaire d'un de ses anciens élèves. Toute relation affective véritable lui semble interdite. Li Jiaqi est littéralement taraudée par le mystère de sa naissance qui correspond à l'époque où son père, devenu un brillant universitaire, président d'un cercle de poésie, a brutalement cessé d'écrire.

 

Quant à Chen Gong, le gamin un peu voyou, c'est son attachement à son « grand-père légume », qui a touché Gérard Castex, avec des scènes qui lui ont semblé à peine croyables montrant des enfants (dont Li Jiaqi trop heureuse de fuir ses grands-parents) jouant dans la chambre d'hôpital du vieillard en toute liberté, allant même jusqu'à le déguiser. C'est aussi l'époque où les mêmes se réfugient dans la métaphorique et toute proche Tour des morts, un dépôt de cadavres et de membres disséqués : l'innocence seule à même de côtoyer les morts oubliés par les adultes.

 

De la longue liste des autres personnages, celui qui lui a paru de loin le plus inquiétant est le grand-père paternel de Li Jiaqi, célèbre médecin et académicien, figure hiératique, muette et autoritaire, dont on ne sait guère plus que l'apologie qui est faite de lui par vidéos interposées, en laissant entier le crime qu'il va emporter avec lui.

 

Au final, Gérard Castex a ressenti « le Clou » comme un roman dense avec des passages d'une grande force et des secrets dévoilés progressivement mais pas complètement, ce qui ne fait qu'ajouter à l'impression de malaise ressentie. En comparaison, « L’Hôtel du cygne » lui a paru beaucoup plus léger.

 

- Geneviève Bousquet et Françoise Josse avaient lu les deux premiers chapitres du « Clou » en chinois dans le cadre d’un cours de « lecture-traduction » de textes

 

Le Clou, éd. poche

chinois auquel elles participent. Elles avaient donc eu un avant-goût du récit, mais avec une professeure – chinoise - manifestement réservée sur le roman. 

 

Françoise Josse a apprécié la construction de la narration en alternance, et surtout le flou narratif entretenu d’une part par une chronologie bouleversée et l’absence de noms pour identifier les personnages. Elle a été sensible à l’aspect « psycho-généalogie » [4] donnant beaucoup de poids à l’hérédité, aux entraves créées par les racines. Elle a également été frappée par le poids du silence, silence individuel mais aussi institutionnel.

 

Elle a aimé les détails vivants des portraits des personnages, en particulier la description de Cheng Gong apprenant le vocabulaire de la Révolution culturelle pour comprendre les événements : la signification spécifique de mots comme « étable », « dazibao », « gardes rouges »… Parmi tous ces personnages profondément insatisfaits et frustrés, y compris affectivement et sexuellement, c’est sans doute Cheng Gong qui l’a le plus touchée, d’abord pour sa relation avec son grand-père dont il tente de pénétrer les pensées en inventant le « talkie-walkie de l’âme ». Mais un Cheng Gong profondément perturbé par l’atmosphère de haine dans laquelle il vit, et dont les frustrations dégénèrent en bouffées de violence, dans ses relations avec ses proches (Chen Shasha) ou avec les animaux (épisode de la mort du chien).

 

En comparaison, « L’Hôtel du cygne » lui a paru plus attendu, mais tout aussi pessimiste, dans sa peinture de la solitude des enfants de riches.

 

Geneviève Bousquet apporte un jour complémentaire aux commentaires sur les deux livres.

D’abord, sa lecture du « Clou » ayant suivi celle des « Nail Murders » de Van Gulik, elle a abordé « le Clou » comme un roman policier. La démarche de Zhang Yueran, dit-elle, ne provient pas de minutes judiciaires, mais d’une singulière histoire de « clou » dont son père aurait été témoin durant son adolescence. C’est là le point de départ de ce roman qu’elle a jugé brillant et ambitieux, ses strates successives construisant une formidable fresque de souvenirs communs à deux familles. Zhang Yueran invente ainsi une sorte de polar qui n’en est pas un, avec un non-dit qui restera non élucidé jusqu’à la fin.

 

L’Hôtel du cygne

 

D’abord, c’est l’hiver ! Il fait froid, la maison est mal chauffée. Tout tourne autour de la mort imminente du grand-père de Jiaqi et de la mort létale du grand-père de Cheng Gong. Jiaqi saisit l’occasion de son retour auprès de son grand-père, avec qui elle n’a eu que des rapports distants, pour rechercher et rassembler les souvenirs communs entre elle et son copain d’enfance Cheng Gong. Celui-ci habite près de la Faculté de médecine aux limites de la ville, dans un petit immeuble, coincé au pied des tours d’habitation, qui a échappé à la reconstruction – élément narratif qui lui a fait penser au documentaire « Ayi » de Marine Ottogalli et Aël Théry [5].

 

Le cinquième et dernier chapitre, très court mais très intéressant, referme la boucle de l’arrivée de Jiaqi à Nanyuan jusqu’à son départ programmé pour le sud et du départ différé de Cheng Gong lors de l’apparition soudaine de son amie jusqu’à un départ pour un futur ouvert et incertain.

 

Le secret (l’histoire du clou) « infiltré dans la texture de la vie » (na ge mimi shenru shengming de jili  那个秘密渗入生命的肌理) est un prétexte pour tisser les liens multiples entre son amour pour un père distant, une époque disparue et l’Histoire de la Chine, et ainsi atteindre une strate plus profonde de la vie.

 

Dans l’ensemble, Geneviève a apprécié une histoire qui change de celles que l’on connaît sur la Révolution culturelle. Ensuite, de cette fresque de 580 pages, elle est passée aux 160 pages de « L’Hôtel du cygne », roman intimiste relatant l’histoire d’un petit garçon sans amis qui vit avec sa nounou, car ses parents, cadres aisés, sont bien trop occupés pour le prendre en charge.

 

Elle a été captivée par l’histoire où l’on apprend par bribes la tentative d’enlèvement du jeune garçon pour obtenir une rançon des parents et son échec car le père est embarqué par la police pour une affaire de corruption et la mère, partie à Hong Kong pour le week-end, est injoignable.

 

Si la compassion ne semblait pas un trait propre à Zhang Yueran dans « Le Clou », ici, au contraire, elle campe un portrait délicat d’une « laissée pour compte » : une femme qui a, comme les autres, un passé à la fois heureux et douloureux et à laquelle Zhang Yueran redonne une certaine dignité. L’arrivée inopinée de Huang Xiaoming au chapitre trois, même si elle est mal intégrée dans la narration, a l’avantage d’apporter un troisième personnage féminin totalement original autour du petit Dada. Le roman brosse ainsi un tableau de la société chinoise moderne où la précarité semble être la règle, avec ses enfants uniques et ses familles riches gagnées par la corruption, sur fond d’exode rural et de petits boulots urbains.

 

Elle lirait volontiers le prochain roman de l’auteure, pour voir…

 

Avis plutôt positifs, mais critiques

 

- Marion Jorsin, rageant d’être covidée, a transmis son avis sur  « Le Clou » juste avant le début de la séance :

« La rédaction de ce compte-rendu m’a réconciliée avec le roman ! Il m’a tout d’abord semblé confus, puis long, beaucoup trop long. 

Une ou deux semaines après ma lecture, cependant, j’admire le récit de la diffusion du poison de la Révolution autant que la description des intimités détruites. Présence du froid, de l’alcool, d’une immense violence gangrenant trois générations d’au moins deux familles, dans une ville industrielle très polluée où tout est gris, vie sans espoir..  deux enfants proches par leur survie sans parents, sans amour, et par le secret gardé autour du grand-père de l’un d’eux. »

 

Elle cite les points qui l’ont marquée, voire étonnée :

-   Les classes sociales aussi étanches, sinon plus, que dans une société pré- révolutionnaire. Elles sont ressenties à l’école, par les deux protagonistes enfants : « J’ai décidé de fédérer les enfants de la catégorie inférieure » dit Cheng Gong (p. 177), et pour Li Jiaqi : l’école est une rencontre avec une bande de classe différente, dont Cheng Gong qui est conscient de cette distance.

-   Les deux personnages principaux se quittent à 11 ans, à la fin de l’école primaire, sans avoir connu l’insouciance de l’enfance. Mais idem pour les parents : ni le père ni le grand- père ne connaissent le mot « enfance ». Li Jiaqi  cherchera toujours les traces de son père, la vie amoureuse de Cheng Gong sera toujours entravée par sa grand-mère et sa tante.

-   Tous les personnages ont un lourd passé. Les membres de la famille de Cheng Gong sont des survivants de la famine ; le grand-père étant le seul à en être réchappé, il a rejoint les révolutionnaires pour ne pas mourir de faim. La grand-mère, d’une famille très pauvre, s’est opposée à un mariage arrangé à 16 ans. L’attaque contre son mari en 1967 la rend très violente : « il ne lui restait que la haine... » ; elle rend aussi son fils (13 ans) fou de violence, violence à laquelle les Gardes rouges offrent un exutoire.

-   La misère affective, le rejet social se répercutent sur la génération suivante : la mère de Cheng Gong n’a pas eu de parents, sa mère est morte de la famine, elle paye la « dette sociale » du départ de son grand-père pour Taiwan. Cheng Gong abandonné par ses parents vit avec sa grand-mère et sa tante dans la faim et la peur : « je vivais dans un puits ».

-   Ce n’est pas plus rose dans la famille de Li Jiaqi, pourtant aisée. Son père, envoyé à la campagne, défie son père en se mariant avec une paysanne « riche en terres », mais presque analphabète. Quand il entre à l’université, écrit et publie des poèmes, devient enseignant à l’université, sa femme devient un boulet. En 1990, il démissionne pour faire du commerce entre Moscou et Pékin. À 8 ans, Li Jiaqi vit chez ses grands-parents, sans père ni mère…

 

Marion a apprécié « l’air du temps » ainsi donné par petites touches, avec, culminant le tout, la tour des morts, symbole de la peur, de la violence et de la mort omniprésentes, dans la réalité et surtout dans les esprits. Avec, comme pour compenser, les trous de mémoire, comme chez la tante : « sa mémoire était comme écrasée par un tank ».

 

Dans ce contexte, elle a aimé les « douceurs » inattendues : en 1990, les friandises de baies d’aubépine pour les enfants et les marchands ambulants vendant des vers à soie.  Les plaisirs de lecture, aussi, au tournant d’une phrase, d’une expression, comme, pour Cheng Gong attendant le livreur d’eau, au début : « j’attendais comme un bol vide ».

Mais elle est «  restée étonnée » par les passage mélos ou bavards : « tout amour est voué à l’échec, comme un ballon de basket mal lancé qui manque le panier », ou encore les clichés, comme celui-ci : « les gens heureux vivent des bonheurs différents, mais le malheur est le même pour tout le monde ».

Etonnée enfin par les références récurrentes à la littérature anglaise, citation de Thackeray, lecture des Hauts de Hurlevent…

 

- Sylvie Duchesne a elle aussi, en lisant « Le Clou », été accrochée par la découverte progressive des personnages et des liens entre eux, bien que, en y réfléchissant, elle ait été plus intéressée par le passé que par le présent.

 

Ce roman, cependant, lui a paru trop fouillis, et elle ne lui donnerait qu’une note moyenne. L’auteure se projette trop dans ses personnages. Elle a préféré « L’Hôtel du cygne » dont la narration lui a semblé être bien mieux maîtrisée, sans doute parce qu’elle est plus courte.

 

Cet avis négatif sur l’aspect formel a été partagé par les participants restants, à des degrés divers.  

 

- Zhang Guochuan a lu en septembre les deux livres de Zhang Yueran en chinois et en traduction, et en avait tout de suite rédigé des notes de lecture[6]. Elle a vu dans « L’Hôtel du cygne » une fausse utopie dépeignant le quotidien sombre d’un petit garçon tentant de rompre sa solitude en s’entourant d’animaux. Mais, comme le groupe en général et à quelques exception près, elle s’est plus intéressée au « Clou ».

 

Elle a repris les points essentiels qui lui ont semblé intéressants : le thème principal du « cocon », comme l’indique le titre chinois (jian ), le clou n’étant que le ressort de l’intrigue (et le titre de la nouvelle du père de l’auteure censée l’avoir inspirée) - un cocon enveloppant les personnages comme dans un brouillard, cocon du passé qui est aussi cocon de haine héritée de ce passé. Mais cocon, aussi, dont tente de s’échapper l’écrivaine elle-même, représentative d’une génération sans mémoire.

 

Ayant lu d’autres romans de l’auteure, elle trouve aussi que son style s’est amélioré, jugement partagé par des écrivains comme Yu Hua (余华) [7]. Elle conclut cependant par des réflexions critiques sur la forme : pour regretter d’abord que les deux voix en alternance ne soient pas plus différenciées, Li Jiaqi et Cheng Gong étant  différents tant par leur expérience personnelle que par leur caractère ; et regretter par ailleurs que les parcours personnels ne soient pas plus individualisés, celui du père de Li Jiaqi, par exemple, se fondant dans l’histoire collective au point d’en apparaître comme un symbole. Elle a donc eu l’impression, au-delà des qualités de fond du récit, que les personnages étaient créés pour répondre à la nécessité de s’inscrire dans l’histoire de manière représentative.

 

Il restait deux voix discordantes, de deux lectrices qui n’ont pas aimé du tout les deux livres de l’auteure, et tout particulièrement « Le Clou ».

 

Avis négatifs

 

- Françoise Huelle a poursuivi sa lecture du « Clou » jusqu’à environ la moitié du roman, sans parvenir jusqu’au bout, par ennui.

 

Elle reconnaît l’intérêt du sujet, mais donne deux raisons à son avis négatif : la première est l’impression d’écriture quasiment automatique, passant régulièrement d’un personnage à l’autre, sans qu’aucune différence n’apparaisse dans l’écriture ; la seconde est la propension au cliché ressentie au fil des pages, avec de temps en temps une image poétique venant rompre la monotonie de la narration.

 

- Avis partagé par Giselle Helmer qui n’est pas non plus arrivée au bout du « Clou » - peut-être, dit-elle en se cherchant des excuses, parce qu’elle a commencé sa lecture aussitôt après celle des nouvelles de Pu Ning (卜宁) [8] qui l’avaient enchantée, littéralement il faut croire. Elle n’a pas réussi à s’intéresser aux personnages ni à leur histoire.

 

Pour compenser, elle s’est plongée avec délices dans les « Nail Murders » de Van Gulik… nouvel enchantement, y compris au vu des dessins de l’auteur.

 

C/ Discussion finale

 

Chacun.e apportant sa pierre à l’édifice, jamais séance du club de lecture n’aura été aussi animée, et aussi utile pour tenter de comprendre les divergences de réactions à la lecture, divergences liées bien sûr aux goûts de chacun, mais allant bien au-delà de cet aspect personnel.

 

Appréciation du « Clou » en Chine

 

Après le premier échange de vues, la question qui s’est posée a été celle de la réception du « Clou » en Chine, et en particulier auprès de certains critiques littéraires et écrivains chinois : le roman a été porté aux nues comme représentatif de la génération dite des « post’80 », celle des écrivains nés au lendemain de la mise en œuvre de la politique de réforme et d’ouverture, génération qui n’a pas connu la Révolution culturelle et n’en sait quasiment rien, comme Cheng Gong dans le roman, obligé d’apprendre jusqu’au vocabulaire spécifique de la période.

 

Zhang Guochuan a avancé une donnée fondamentale qui permet de comprendre l’importance que revêt le roman aux yeux de certains critiques, en particulier Li Jingze (李晶泽), vice-président de l’Association des écrivains chinois : c’est parce qu’on manque d’œuvres littéraires de qualité représentatives de cette génération. En effet : les écrivains post’80,  Han Han (韩寒) et Guo Jingming (郭敬明) en tête, ont été bombardés sur la scène littéraire au début des années 2000, parce que les éditeurs cherchaient à renouveler leurs « stocks » de talents. Tapageurs et provocateurs, ils ont été célébrés et médiatisés un temps, puis la fièvre est retombée. Les éditeurs et critiques se sont alors tournés vers ceux qui avaient été oubliés, la génération « post’70 », qu’on a appelée « la génération intermédiaire » (作家的中间代). Ce sont aujourd’hui les écrivains chinois les plus prisés et les plus prometteurs, en particulier les écrivaines.

 

Et les post’80 ? Beaucoup d’écrivains de cette génération publient sur internet, ou sont nés sur internet, avec des succès divers. Il est vrai qu’il n’y a guère de grandes pointures. Zhang Yueran comble donc un vide, alors qu’on voit déjà se profiler des écrivains « post’90 ». C’est ainsi que « Le Clou » a été promu œuvre représentative d’une génération qui ne s’était pas jusqu’ici intéressée à l’histoire. Mais, dans la plupart des commentaires, c’est le fond qui est retenu, la forme très peu – Yu Hua, comme noté précédemment, étant l’un des rares à avoir loué un progrès dans le style de l’écrivaine.

 

Cette approche de l’œuvre, dans une optique d’histoire littéraire, est assez intéressante pour être notée. Mais elle ne change pas pour autant la double perception que l’on peut avoir du roman, et qui s’est manifestée lors de cette séance du club de lecture.

 

Divergences de lecture

 

C’est le problème de la forme qui semble être à la source des divergences : même ceux et celles qui ont apprécié le roman ont souvent « accroché » sur la propension aux clichés, aux phrases creuses ou convenues, certaines étant d’ailleurs citées de façon récurrente, mais – étonnamment – avec des connotations différentes selon les lecteurs. Le problème est que l’on sent trop souvent le désir de montrer un talent d’écriture se traduisant par « le bon mot ».

 

La traduction n’aide d’ailleurs pas toujours la lecture pour ceux qui y sont sensibles ; par exemple, s’agissant d’une cigarette : « j’ai tiré une bouffée en contemplant le cœur rouge humide inséré dans le filtre » (p. 380), ou encore : « Sur ses lèvres, l’ultime trace de rouge était en train de s’estomper. Soudain, comme avalée par quelque entité, elle disparut complètement. ». Par ailleurs, on sent la volonté éditoriale de refuser les notes ; pourtant, le texte étant truffé de références, intéressantes dans le contexte, à des chansons, des films, des opéras, des œuvres littéraires et autres, quelques notes auraient été bien utiles.

 

Le texte est de toute façon souvent répétitif, ou donne cette impression, du seul fait de la volonté de non-linéarité de la narration.

 

Les réactions sont donc différentes selon l’attention que l’on porte à la forme et à l’expression :

 

- pour ceux et celles des lecteurs et lectrices qui ont particulièrement apprécié l’originalité de l’intrigue, les personnages, la richesse de l’évocation historique, dans toute sa noirceur, les avis ont été positifs ;

- les autres, rebuté.es par la forme, et en particulier par le caractère perçu comme artificiel de l’alternance des voix narratives, ont trouvé le livre ennuyeux et long, tout en reconnaissant qu’il y avait là « plein de choses intéressantes ».

 

Par extension, « L’Hôtel du cygne » a été bien mieux apprécié par les lecteurs et lectrices qui n’ont pas aimé « Le Clou » : le récit a été jugé mieux maîtrisé, mais en contrepartie moins original sur le fond.

 

Ironiquement, c’est Van Gulik qui sort vainqueur de la confrontation. On va essayer d’en lire un autre l’année prochaine en reprenant les « Nail Murders » dont les commentaires ont été un peu étouffés par l’attention portée aux autres livres au programme de la séance.

 


 

II. Prochaine séance : le mercredi 20 avril

 

Cette séance sera consacrée à l’œuvre en prose du poète Bei Dao (北岛) avec au programme :

- d’une part, ses mémoires d’enfance et de jeunesse :

S’ouvrent les portes de la ville (《城门开》), Ypsilon éditeur, 2020, 380 p.

- d’autre part, deux ouvrages plus anciens :

                Vagues (un roman), Philippe Picquier, 1994

                13 rue du Bonheur (recueil de six nouvelles), Circé, 1999

Le tout traduit par Chantal Chen-Andro.

 

 

 


[2] Il a d’ailleurs une cohortes de fans, dont certains ont créé des sites qui lui sont dédiés. Par exemple, celui-ci, cité par Françoise Huelle : http://www.judge-dee.com/index.php?lng=fr

(site qui témoigne de l’enthousiasme du grand public pour le « juge Ti » et tout ce qui le concerne, jusqu’aux adaptations cinématographiques et jeux vidéo)

[3] Deleuze y parle aussi de « pointes de présent et nappes de passé » (chap. 5) qui pourraient fort bien définir le roman de Zhang Yueran.

[4] Pratique qui s’est développée à partir des années 1970, en s’appuyant sur les traumatismes, les secrets et les conflits vécus par les ascendants d'un individu comme éléments conditionnant ses faiblesses, ses troubles psychologiques, ses maladies et ses comportements parfois inexplicables. Ces pratiques sont aussi à lier avec le concept de « constellation familiale » qui s’appuie sur l’inconscient pour faire émerger, et résoudre, les problèmes familiaux.

[6] Notes de lecture sur « Le Clou » et sur « L’hôtel du cygne ».

[7] On peut remarquer qu’il y a peu de grands auteurs à avoir laissé un commentaire favorable, à part Yu Hua et Mo Yan. Si le vice-président de l’Association des écrivains chinois, Li Jingze, a été le principal « promoteur » de Zhang Yueran, on cherche en vain un mot de la présidente Tie Ning (铁凝), par exemple.

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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