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Le vagabond sous une ombrelle trouée : mauvaise traduction et mythification

par Brigitte Duzan, 21 décembre 2023

 

Trois citations

 

En tête des exergues de son ouvrage « Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée », Jean d’Ormesson a choisi trois citations explicatives de son titre, qui renvoie ainsi expressément à une citation de Mao Zedong – une déclaration faite à Edgar Snow en conclusion de son dernier entretien avec lui, en décembre 1970 :

« Bah ! Tout compte fait, qu'aurai-je été ? Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ».

 

 

Edgar Snow avec Mao Zedong en janvier 1965 (photo rfa)

 

 

Ou du moins telle que cette déclaration a été traduite par le journaliste américain, et ensuite traduite en français. Ce qui justifie la citation de Simon Leys qui suit :

 

« La connaissance très rudimentaire que Snow avait de la langue chinoise et qui n'inclut sans doute jamais l'art de la contrepèterie ne s'était certes pas améliorée après un intervalle de quelque trente années passées loin de la Chine [1] ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il n'ait pas su reconnaître dans ce moine sous un parapluie évoqué par le Président un calembour archiconnu. L'expression par homophonie (Wu fa wu t'ien) appelle plutôt le sens : je n'ai ni foi ni loi. »

 

Critique de Simon Leys que Jean d’Ormesson complète par une troisième, de Han Suyin :

 

« La formule de Mao Tsé-toung que Snow traduit par Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée et Simon Leys par je n'ai ni foi ni loi signifierait plutôt : je ne crains rien ni personne sous le ciel et sur la terre ; ni Dieu ni maître, je suis un homme libre. »

 

 

Edgar Snow avec Mao Zedong, Lois Wheeler et Zhou Enlai à Pékin, ler octobre 1970

 

 

On est dans le cas de figure typique des « belles infidèles », où la traduction voile et déforme le sens véritable du propos non tant en prenant des libertés avec le sens littéral, mais bien plutôt en passant à côté des connotations, allusions et jeux de mots qu’il peut recouvrir. En l’occurrence, c’est bien le cas de la « traduction » d’Edgar Snow.

 

Mais qu’a dit Mao ?

 

Il a dit : héshang dǎsǎn, wúfǎ wútiān (和尚打, 无法无).

 

Il s’agit d’un jeu de mots en forme de double chengyu : [comme] un moine sous un parapluie (和尚打), chauve (wúfà 无发) puisque les moines ont la tête rasée et “sans ciel” (wútiān 无天) puisque le parapluie le cache. Ce qui se comprend en réalité, par homophonie comme dit Simon Leys, comme : sans respecter ni la loi (wú fǎ 无法) ni les décrets du ciel (wútiān 无天).      

 

Han Suyin interprète : je suis un homme libre, sans Dieu ni maître. Mais c’est plus insidieux que cela : il s’agit d’un homme qui ne se sent tenu par aucune loi ni aucune obligation, quelqu’un qui ne tient rien pour sacré, avec une certaine note de défi à l’égard des règles, voire de la parole donnée. Ce qui, dans la bouche de Mao, prend une signification d’un cynisme révélateur.

 

Mythification

 

La traduction mièvre de Snow est une erreur sans doute involontaire, mais qui tient aussi à son aveuglement et va dans le sens de la mythification de Mao à laquelle il a participé - mythification à laquelle n’ont pas été étrangers les Sollers et autres « maos » qui, après 1968 et pendant toutes les années de la Révolution culturelle en France, ont été fascinés par la Chine de Mao dans une sorte de mythologie collective [2].


 

[1] Snow est arrivé pour la première fois en Chine pendant l’été 1928. Il a rencontré Mao une première fois à Bao’an (保安), près de Yan’an, en octobre 1936. Il est retourné aux États-Unis en 1941, s’est exilé en Suisse en 1959 pour échapper aux griffes du FBI en pleine période maccarthiste, revenant en Chine épisodiquement en 1960 et 1964. Les trente ans mentionnés par Simon Leys sont calculés à partir de son retour aux États-Unis.

En 1970, Snow a fait un dernier voyage en Chine avec sa seconde épouse. Le 1er octobre, il était aux côtés de Mao lors de la parade de la Fête nationale. Puis, en décembre, Mao lui-même l’a convoqué un matin pour un entretien « informel » qui a duré cinq heures et au cours duquel Mao a glissé son désir de recevoir le président Nixon. Snow est mort le 15 février 1972, juste avant la fameuse visite de Nixon (21-28 février 1972).

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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