« Mille ans de joies et de peines » : Ai Weiwei raconte sa vie
et ressuscite son père
par
Brigitte Duzan, 19 février 2022
« Mille
ans de joies et de peines » est un travail de mémoire, par un
électron libre de la scène artistique chinoise qui explique à la
fin de son livre avoir voulu laisser à son fils le récit de ce
qu’il a vécu, et son père avant lui. C’est en 2011 qu’Ai Weiwei
(艾未未)
a conçu ce projet alors qu’il était en détention, comme il
l’explique aussi dans une vidéo enregistrée en anglais :
Du
père au fils, travail de mémoire
Le livre est ainsi structuré en deux parties à peu
près égales, la première étant consacrée au père
d’Ai Weiwei, le poète
Ai Qing (艾青),
dont la vie est retracée en flashbacks au début à
partir de celle de son fils. Le récit est donc
construit comme une remémoration, à l’image du
travail de mémoire fait par Ai Weiwei pour retrouver
et recoller des bribes de souvenirs. Et c’est une
remémoration en forme d’hommage, pour souligner tout
ce que son père a dû subir quasiment toute sa vie.
Hommage au poète et au résistant
Ces souvenirs sont
illustrés de poèmes d’Ai Qing, souvent cités in
extenso. Le titre lui-même choisi par Ai Weiwei est
une citation d’un poème que son père a écrit après
avoir visité, en 1980, les ruines d’une ancienne
cité sur la Route de la soie, à une dizaine de
kilomètres de Turpan
[1] :
« Les ruines de la vieille ville de Jiaohe » (《交河古城遗址》).
Le poème est cité in extenso en introduction. Après
Mille ans de joies et de peines
avoir
imaginé une caravane traversant la ville dans le passé, au
milieu d’un marché animé, le poète se rend à la réalité : tout
n’est plus que ruine.
千年的悲欢离合 De mille
ans de joies et de peines
找不到一丝痕迹ne reste
aucune trace.
C’est
justement pour éviter que ne restent aucunes traces du passé
qu’Ai Weiwei a décidé d’écrire son livre, pour éviter surtout
que son fils se retrouve dans la même situation que lui, tentant
de comprendre la vie et la pensée de son père en étant obligé de
recourir à ce que d’autres ont écrit sur lui pour combler les
trous de sa mémoire. L’idée initiale, qui s’est imposée à lui
alors qu’il était en détention, s’est renforcée ensuite quand il
a vu que son nom était peu à peu effacé de l’internet chinois et
des catalogues d’expositions, selon la manière extrêmement
efficace instaurée à grande échelle depuis l’arrivée au pouvoir
du président à vie Xi Jinping. On réduit les trublions au
silence non plus en les emprisonnant, ce qui leur donnait un
éclat médiatique, mais en les faisant disparaître,
littéralement.
« Mille ans de joies et de peines » est ainsi le
récit d’un double combat pour survivre, celui du
fils après celui du père, le combat inlassable du
père ayant insufflé au fils un esprit de résistance
analogue.
Tel père, tel fils
Après avoir encouru l’ire de Mao à Yan’an, déjà,
pour s’être opposé ouvertement à l’embrigadement des
intellectuels,
Ai Qing
a en effet passé vingt ans de sa vie à en subir les
conséquences, dans le Grand Nord puis au Xinjiang,
de la campagne contre les droitiers à la fin de la
Révolution culturelle, et ce dans des conditions
particulièrement éprouvantes qui lui ont usé la
santé et l’ont laissé avec un œil en moins, faute de
soins.
Or Ai Weiwei enfant était aux côtés de son père. Il
est allé à l’école au Xinjiang pendant que son père
était astreint à nettoyer les latrines, vivant avec
lui dans des abris de fortune comme dans un stage de
survie en conditions extrêmes. Il aurait pu lui
aussi y laisser la peau. Il a survécu mais en a tiré
des leçons, des traumatismes aussi, forcément. Et
l’une de ses leçons, la principale sans doute, c’est
qu’on ne baisse pas les bras, on ne transige pas
avec la liberté, et en particulier la liberté de
s’exprimer en son âme et conscience.
Le poème d’Ai Qing : Les ruines
de la vieille ville de Jiaohe
Tout au long de son récit, qui est le récit d’un
long combat
pour cette liberté contre un régime qui la contrôle et
l’amenuise, il fait constamment référence à son père, comme le
modèle obsédant dont il faut se montrer digne. Il l’explique (p.
140), en relatant un épisode de sa vie au Xinjiang, à un moment
où son père avait commencé à travailler sur l’histoire d’un
pionnier venu défricher et cultiver le désert :
« Enfant, je l’ai vu peiner chaque jour sur ce manuscrit,
chaque page marquée de ratures, de révisions, d’ajouts. Cet
acharnement à écrire un livre qui risquait de ne jamais être
publié m’a influencé de façon mystérieuse, et plus tard dans ma
vie je me suis inspiré de lui en prenant des risques pour éditer
des ouvrages clandestins. Pour lui, l’acte d’écrire faisait
partie intégrante de la vie, et sa volonté d’écrire n’a jamais
pu être anéantie. »
Les références, éparses dans les trois quarts de l’ouvrage, se
multiplient vers la fin, dans les cent dernières pages,
comme si les conditions de plus en plus difficiles de la lutte
d’Ai Weiwei pour faire entendre sa voix lui rendaient à chaque
instant plus pressant le besoin de se conforter dans sa démarche
grâce au modèle paternel, comme un nageur à contre-courant
tentant d’éviter la noyade en se rattachant à une branche.
Ainsi, page 302, en conclusion de ce qu’il relate de son
exposition de 2009 « So Sorry » à Munich
[2],
il dit : « Recevoir un tel accueil à Munich […] renforça ma
connexion spirituelle avec mon père… » On suit ainsi son
combat ponctué d’un dialogue avec le père d’exposition en
exposition, et de manifestation en manifestation. Mais c’est
bien sûr le fait d’être emprisonné à son tour, pendant 81 jours,
en 2011, qui l’a le plus rapproché de cette figure
emblématique :
« … j’avais été kidnappé par l’Etat. […] je me sentais tel un
mineur piégé par un éboulement […]. Mais je me consolais,
sachant que mon père avait été emprisonné quatre-vingts ans plus
tôt : être accusé de crimes assez semblables aux siens ne
pouvait que me réconforter. »
C’est ce rappel constant du père qui donne à cet ouvrage un côté
humain et poignant, au-delà des dérives d’Ai Weiwei à New York
pendant douze ans, de ses succès et de ses déboires en Chine et
ailleurs, du détail de conception des œuvres et de leurs
réalisations parfois chaotiques, tout cela aussi intéressant
soit-il. On peut être lassé des provocations à répétition de
l’artiste, réfractaire à son œuvre pour son aspect bien souvent
plus monumental que subtil, on ne peut rester indifférent aux
manifestations discrètes à la mémoire de son père, illustrées de
dessins d’une grande finesse.
Ainsi (p. 378), quand il tente de récupérer son passeport (qu’on
ne lui rendra qu’en 2015
[3]),
Ai Weiwei met tous les matins un bouquet de fleurs fraîches dans
le panier d’une bicyclette appuyée contre un gingko dans la rue
devant chez lui, bouquet qu’il photographie et dont il poste la
photo sur Instagram en un rituel renouvelé chaque jour. Les
fleurs, dit-il, symbolisaient son acte de résistance silencieux
et témoignaient de sa foi dans la force de l’art : « Je
pouvais être "disparu" … pas mon art, de même que la poésie de
mon père continuait à vivre dans la tête des gens, même pendant
son exil. »
Forever, 2013, la bicyclette comme
objet dissident
Par la suite, le gingko a disparu, les fleurs sont
passées à la postérité dans diverses expositions, et
la bicyclette est devenue « objet dissident » élevée
au rang d’œuvre d’art (dans la série Forever,
en 2013).
Artiste conceptuel qui multiplie les motifs comme
dans une composition de musique répétitive, Ai
Weiwei est proche de Duchamp et de Warhol. L’art
n’est pas chez lui forcément recherche de beauté,
mais bien plus de force discursive, spirituelle plus
qu’esthétique, fondée sur le symbole et vecteur de
résistance. Chaque instant
devient œuvre d’art, en tant que
résistance et aspiration à la liberté, modulée et répercutée à
l’infini sur les diverses plateformes offertes par la
technologie moderne, Instagram, Twitter et autres.
Un ouvrage insolite où prime l’oralité
(entretien avec le traducteur français)
Le livre offre une vision de l’intérieur des œuvres d’Ai Weiwei
et des circonstances spécifiques dans lesquelles elles ont été
conçues, très souvent en réaction à un événement que le
gouvernement chinois enveloppe d’une chappe de silence pour que
le Parti n’en soit pas éclaboussé. L’un des exemples typiques
est le tremblement de terre de Wenchuan qui lui a inspiré une
série d’expositions, dont celle déjà citée de Munich où il a
accroché des cartables sur le mur de la Haus der Kunst.
Cependant, quand on ouvre le livre, on est frappé de lire à la
première page : traduit de l’anglais et du chinois.
Effectivement, le traducteur interrogé confirme que le texte a
été traduit de l’anglais ; ce qu’il a traduit du chinois, ce
sont les poèmes cités. Mais on n’est pas dans un cas classique
de traduction-relais. Il n’y avait pas en fait de texte chinois
constitué, il a été littéralement fabriqué par l’éditeur à
partir de séquences narratives enregistrées oralement par Ai
Weiwei, le tout étant au fur et à mesure traduit en anglais par
le traducteur américain Allan H.
Barr.
Ce
processus insolite d’écriture et d’édition est évoqué à la fin
du livre, dans les remerciements d’Ai Weiwei non à son éditeur,
mais plus précisément aux équipes de l’éditeur qui se sont
succédé pour effectuer ce travail de mise en forme, Ai Weiwei
s’excusant de ne pas être écrivain. Il répète donc qu’il a
décidé d’écrire le récit de sa vie et celle de son père en
sortant de ses quatre-vingt-un jours de détention afin de le
partager avec son fils qui avait alors deux ans :
« À ma
libération […] la première chose que j’ai faite a été
d’enregistrer au magnétophone mon histoire, en commençant par ce
qui s’était passé pendant ma disparition, pour en préserver les
détails tant qu’ils étaient encore frais dans mon esprit. »
Une première équipe a donné une orientation générale ; puis,
après révision par l’auteur, une deuxième équipe a proposé des
« changements structurels », c’est-à-dire que le texte a alors
trouvé sa forme définitive. Le récit initial des
quatre-vingt-un jours de détention constitue l’avant-dernier
chapitre ; on y sent bien la fraîcheur de l’expérience récente
dans la précision des détails, et les quelques allusions à ce
qu’il a pu glaner de la vie de ses jeunes gardiens pourrait
faire un début de récit à part.
Pour le reste, le texte oscille entre souvenirs
personnels et explications complémentaires pour
lesquels l’équipe d’Ai Weiwei a été chargée de faire
des recherches. C’est le cas tout particulièrement
pour la vie d’Ai Qing où se sentent très nettement
les apports extérieurs, sur le contexte historique,
et même familial ; d’ailleurs, dans une partie des
pages concernant Ai Qing, il est désigné par
« père » ou « mon père » et dans d’autres par Ai
Qing. Il est amusant de lire les remerciements d’ Ai
Weiwei « à ceux qui ont écrit sur son père ».
On a donc un texte intéressant par sa conception
même et son édition, qui est en outre superbement
illustrée. Le traducteur
Une illustration (p. 398)
français a ajouté quelques notes explicatives, mais
il a dû aller très
vite : la sortie du livre en français était à l’origine prévue
en même temps que l’édition en anglais. Il y a eu un léger
décalage mais très peu. On appréciera en particulier la
traduction des poèmes d’Ai Qing qui donnent envie d’en lire
plus. En ce sens, le livre a rempli une partie de son objectif.
Et
après…
Le livre
refermé, Ai Weiwei en sort plus humain et plus profond que sous
ses traits habituels de provocateur professionnel se faisant un
nom en cassant des vases anciens et en faisant des doigts
d’honneur dûment médiatisés. On comprend qu’il est victime de
son temps et des circonstances politiques qui font que la
résistance est devenue chez lui une seconde nature, le souvenir
étant une forme de résistance pour lutter contre l’amnésie
imposée.
Contrairement à ses apparitions usuelles sur la place publique,
il a un discours relativement mesuré, avec des pointes d’humour,
contre les « pandas » qui ne le lâchent pas d’une semelle et
contre la bêtise institutionnelle qu’il raille avec brio en
décorant de belles lanternes rouges les caméras de surveillance
qui ont proliféré autour de son studio. Le remboursement de son
amende gigantesque écopée pour « fraude fiscale » prend des
allures de comédie burlesque ; on voit voler par-dessus le mur
de sa cour les billets de cent euros transformés en avions de
papier. On rit doucement avec lui mais on a aussi un instant
d’émotion en lisant la lettre d’une femme qui lui a prêté la
moitié de ses économies parce qu’il fait ce que jamais elle
n’oserait ni ne pourrait faire en tenant tête au pouvoir.
Mais on se
fatigue aussi avec lui et on voit mal l’avenir. La liberté reste
un but à atteindre et la résistance est devenue chez lui un art
de vivre, et un art tout court. Il a réussi à ne pas baisser les
bras, mais il a aussi bénéficié d’une clémence que le pouvoir
chinois n’accorde pas à beaucoup d’autres. Quand il a collecté
patiemment les noms des milliers d’enfants morts sous les
décombres de leurs écoles lors du tremblement de terre de
Wenchuan et qu’il les a diffusés urbi et orbi, quand il a
réalisé un documentaire dans un hôpital de Wuhan au moment de
l’épidémie de covid19 et qu’il l’a diffusé sur internet, il est
resté indemne tandis que d’autres ont été envoyés en prison pour
bien moins. Après avoir réclamé quatre ans son passeport, il lui
a été rendu. On l’a laissé partir.
On ne peut
que se poser des questions sur cette tolérance du pouvoir à son
égard. Tout ce que l’on peut trouver comme explication, c’est
que le régime a pris des leçons du passé. Peut-être l’histoire
de Liu Xiaobo est-elle le cas à ne pas répéter, dévastateur pour
l’image du Parti qui veut soigner son soft power. Finalement,
peut-être laisser partir Ai Weiwei est-il la meilleure
solution : il est moins dangereux à l’extérieur qu’à
l’intérieur. Dans une Chine coupée du monde où son nom est
effacé de l’internet et des médias, Ai Weiwei n’a plus
d’existence, sauf à l’étranger et pour les internautes chinois
qui ont un bon vpn.
Maintenant, cependant, semble venue pour Ai Weiwei l’heure des
désillusions : l’Occident n’a plus d’idéal, a-t-il déclaré lors
d’une rencontre dans les locaux du Monde avec les abonnés du
journal. Il a entrepris désormais un nouveau combat qu’il
annonce dans la postface de son livre : pour les réfugiés
chassés de leurs pays par la guerre et refoulés un peu partout.
Il a remplacé les cartables d’écoliers par des bouées de
sauvetage, mais le combat, finalement, est le même : celui qui
lui permet sans doute, en lui-même, de se sentir digne de son
père.
Mille
ans de joies et de peines
trad. de
l’anglais et du chinois par Louis Vincenolles,
Buchet-Chastel, coll. Essais et Documents, février 2022, 432 p.
(édition
originale en anglais :
1000 Years of Joys and Sorrows: A Memoir,
tr. Allan H. Barr, Crown Publishers, November 2021, 400 p.)
[1]Jiaohe ou
Yarkhoto (交河古城)
est une ancienne ville qui existait déjà au premier
millénaire avant J.C. mais s’est développée surtout à
partir des Han. Elle a été abandonnée après les
destructions causées par l’invasion des Mongols au 13e
siècle. Ses ruines ont été explorées par Aurel Stein.
Elles sont entrées au patrimoine mondial de l’UNESCO en
2014.
[2]So sorry,
Haus der Kunst, Munich, en mémoire des écoliers disparus
lors du tremblement de terre de Wenchuan, l’un des
combats d’Ai Weiwei contre l’oubli :