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Zhang Xianliang : les grands textes

II. La mort est une habitude

par Brigitte Duzan, 26 août 2022 

 

 

Édition originale 1989, éditions des arts et des lettres des Cent Fleurs

百花文艺出版社

 

 

Publié en 1989, « La mort est une habitude » (《习惯死亡》) est le roman écrit par Zhang Xianliang (张贤亮) après « La moitié de l’homme, c’est la femme » (《男人的一半是女人》). Publié quatre ans auparavant, ce roman-ci est caractérisé par un mélange de descriptions des épreuves passées et de réflexions sur ce passé. Dans son nouvel opus, Zhang Xianliang médite sur les mêmes questions, obsédantes : comment vivre une vie « normale » et concevoir la mort après avoir passé vingt ans en camp ?

 

Cependant, écrit dans un style différent, ce nouveau roman marque une progression dans l’écriture, en approfondissant la réflexion que comportait le précédent, mais qui restait inaboutie, ou plutôt partielle. Il y manquait encore le recul nécessaire. Il est accompli dans « La mort est une habitude », avec une douloureuse lucidité.

 

Il ne s’agit plus ici de narration au sens classique du terme, mais d’un aller-retour constant entre présent et passé, Chine et ailleurs, cette confrontation entre des univers séparés dans l’espace-temps faisant remonter les traumatismes du passé pour montrer combien ils sont ancrés au plus profond de l’être, au point de resurgir à tout moment. Cette remontée dans les limbes obscurs du passé, au point de rencontre avec l’expérience de la mort, non avenue mais toujours présente, trouve son apogée dans le souvenir de la mère, comme modèle de mort sublime.

 

Allers-retours entre l’ici et l’ailleurs      

 

Ce roman a été écrit après des voyages à l’étranger, en France et aux Etats-Unis, qui fournissent une trame narrative, mais surtout l’espace sensoriel où, avec la distance et surtout à chaque nouvelle rencontre féminine, s’opère la répétition ad libitum de l’expérience de la mort, la mort qu’il a vécue, sous des formes diverses, la mort dont il a réchappé, de justesse, plusieurs fois, mais dont il n’est, justement, jamais revenu.

 

Thème principal : l’obsession de la mort et l’impossibilité de la mort

 

Le premier chapitre [1], introductif, donne les clés thématiques qui se retrouvent dans tout le récit qui suit. Mais l’écriture est allusive, volontairement obscure, le passé surgissant comme des tréfonds de la conscience. C’est en fait le substrat mémoriel confus dont procède la réflexion, où elle se débat pour tenter de trouver une issue à l’obsession de la mort. Et le sens de cette première partie est d’autant plus difficile à saisir que le moi est en fait dédoublé, exprimé à la troisième personne comme observé par un témoin extérieur.  

 

Ce dont il est question, c’est d’une première expérience de la mort, une tentative de suicide :

 

他曾经主动地去寻找过死亡。死亡是一次壮举。由于这种壮举一生中只能进行一次,因而具有绝顶的重要性。那是在劳改农场的一次晚点名之后 一面思索着寻死的方法。 各个组的报数声都隐没在黑暗里,成了另一个世界传来的声音,又像是打在沙土地上的噼噼剥剥的干燥的雨点,寂寞地响成一片。“完了!”他在心中反复呼叫。他觉得他自己就漂浮在“完了”的波涛之上。“完了”,这个词毫无意义,他力图在“完了”这个词中寻找意义,那还是后来的事。             

Il était allé de lui-même à la recherche de la mort. Mourir est un brillant exploit, et d’une importance extrême du fait qu’on ne peut l’accomplir qu’une fois dans sa vie. C’était un soir, après l’appel dans la ferme du camp de travail … pendant ce temps, il avait réfléchi à la manière de mourir. […] Les voix répondant à l’appel, groupe par groupe, avaient été englouties par les ténèbres, comme venues d’un autre monde, telles des gouttes de pluie sèche crépitant sur le sol sablonneux, jusqu’à se fondre dans la solitude de l’espace. « C’est fini ! » fut le cri qu’il se répéta à plusieurs reprises en son for intérieur. Et il lui sembla qu’il flottait sur cette vague déferlante de « C’est fini ! ». […]  Ce « C’est fini ! », il n’en  n’avait pas alors saisi le sens, ce n’est que plus tard qu’il s’était efforcé d’en chercher la signification.

 

La corde restera inutilisée et il rentrera au camp en la traînant derrière lui. C’est à partir de cette première expérience de mort non avenue que Zhang Xianliang amorce sa réflexion et sa narration. On peut dès ces premières pages admirer la poésie allusive et atmosphérique du texte, illustrée d’une série d’images symboliques – la lumière de la lune, les cris des arbres et les ombres dans la nuit  –   qui reviendront émailler la pensée tout au cours du récit et dont on ne comprendra vraiment la portée qu’une fois la lecture quasiment terminée.

 

 

Édition des arts et des lettres du Shandong 山东文艺出版社, mars 1998

 

 

Il avait raté ce premier suicide, mais cela l’avait épuisé. C’était un premier exercice de la mort dont il peinera à trouver le sens, mais les mots « C’est fini ! » le poursuivront sans relâche. Il frôla ensuite la mort plusieurs fois, et toujours en en sortant tellement épuisé qu’il n’avait plus envie de continuer à vivre, mais sans pouvoir mourir pour autant :

 

所以他经常想到死,死亡成了他的习惯。但被死亡搞得筋疲力尽的他已无力去死,或是懒得去死

C’est ainsi qu’il pensa souvent à la mort et qu’elle devint son habitude, mais il y dépensait tant d’énergie qu’il n’avait plus la force de mourir, ou qu’il était trop paresseux pour le faire…

 

Dès cette première partie est ainsi posé le thème essentiel qui parcourt tout le roman. Les autres thèmes de réflexion apparaissent ensuite au cours du récit, amenés naturellement par les développements narratifs, eux-mêmes liés à l’émergence spontanée des souvenirs.

 

Thèmes secondaires : l’omniprésence de la peur et l’impossibilité du sens

 

Les autres expériences de la mort, ou plus exactement d’avoir réchappé de justesse à la mort, sont rapportées de manière tout aussi allusive, comme si ces événements traumatisants n’étaient qu’un mauvais rêve, et que lui-même l’avait vécu ainsi, comme une sorte de miracle insensé : une exécution qui n’était qu’un simulacre, et un sauvetage in extremis alors que, victime de la famine, son corps inanimé gisait parmi des cadavres dans une morgue improvisée.

 

 

Édition de l’Association des écrivains 作家出版社, avril 2009

 

 

Les traumatismes ont laissé des marques indélébiles qui se manifestent régulièrement, souvent après l’amour car la relation avec les femmes en est perturbée – ce qui était l’un des thèmes du roman précédent. Mais le récit procède par images, telles qu’elles surgissent soudain dans l’esprit du narrateur. C’est ainsi qu’est contée à demi-mots la première évocation de l’exécution dont on ne comprend qu’une dizaine de pages plus loin qu’il s’agissait d’un simulacre, comme un spectacle offert aux villageois. Pire, peut-être, est l’épisode narratif contant le transport de son corps de la morgue à l’hôpital, sur une charrette traînée par un âne, d’un pas si lent qu’on aurait dit en fait un cortège funèbre et que, par la suite, il eut du mal à distinguer la lumière des ténèbres et à faire la part entre la vie et la mort.

 

Le sentiment dominant qui reste, finalement, c’est la peur constante, faite de l’incertitude du lendemain et de l’absurdité du moment, de l’impression d’être toujours « redevable d’une balle », que cette balle est là, quelque part, au-dessus de sa tête comme l’épée de Damoclès, qu’un camp fait suite à un autre et qu’à une peur en succède une autre,  indéfiniment.

 

À cette peur immuable est liée aussi l’impossibilité de trouver le bonheur, mais surtout, dans ces conditions, de trouver un sens et à la vie et au monde.

 

Apogée : le modèle maternel

 

Ces allers-retours entre passé et présent culminent à la fin du roman dans une confrontation magistrale entre les deux femmes qui représentent en quelque sorte deux choix existentiels opposés dans le contexte de la Chine maoïste : l’une est celle avec laquelle avait vécu son père à la fin de sa vie, l’autre est sa mère. La première est partie aux Etats-Unis en y épousant un Américain, la mère est restée en Chine où elle a été attaquée, dépouillée de ses biens, obligée de faire des tricots pour survivre. Avec la première, dit l’auteur, il n’avait pas de langage commun (“没有共同的语言”). Il était au contraire en parfaite symbiose avec sa mère, elle aussi passée par la « rééducation » – elle dont les épaules constellées de pellicules comme de la neige incarnaient pour lui l’image même du vieux monde écroulé.

 

 

Éditions des arts et des lettres d’octobre de Pékin

北京十月文艺出版社, août 2012

 

 

Elle était devenue « un dictionnaire vivant », dépositaire de la mémoire des amis disparus de son mari. Lorsque la police vint lui demander de témoigner, elle leur dit qu’elle avait besoin de réfléchir avant de pouvoir leur dresser des listes par écrit. Mais quand ils revinrent, ils trouvèrent son cadavre glacé qui les attendait.

 

On ne pourrait imaginer plus bel hommage, qui est aussi hommage aux valeurs qu’elle représentait. C’est bien avec elle qu’il avait un langage commun, en elle qu’il trouvait l’interlocutrice capable de comprendre ce qu’il écrivait. Celle, finalement, pour laquelle cela avait du sens.

 

Style et humour

 

Outre sa parfaite maîtrise narrative, le roman est remarquable par son style, à la fois poétique et réaliste [2], et son humour décapant, comme si c’étaient justement cette poésie et cet humour qui permettaient de survivre, en dépassant la trivialité absurde du quotidien.

 

La poésie affleure en fait dans les interstices du quotidien le plus sombre et vient renforcer le réalisme des descriptions. Ce réalisme poétique est dans la peinture au scalpel des menues atrocités de la vie dans le camp (une petite fille dans les rangs des condamnés à être exécutés, le cadavre d’une femme dont restaient les os et une longue natte…) mais sans que cette peinture soit appuyée, que la cruauté soit soulignée, tout en fait paraît normal, dans l’ordre des choses : c’est cela le plus terrible.

 

 

Éditions Littérature du peuple 人民文学出版社, mars 2014

 

 

Surtout, Zhang Xianliang nous livre des pages d’un humour grinçant qui, en prétendant décrire les faits de la manière la plus réaliste et objective qui soit, en souligne l’absurdité et l’inhumanité. Le summum de cet humour de l’absurde est atteint dans les pages sur la recherche des os des morts dans le camp, qui sont réclamés par les familles des disparus après la mort de Mao ; or, ce sont les innombrables victimes de la famine qui ont été enterrés à la va-vite dans le sable du désert. Alors on envoie des détenus avec des sacs en plastique déterrer des os anonymes, avec un quota à remplir comme pour n’importe quel autre boulot. Cette quête des os dans le désert, Zhang Xianliang en fait l’une des plus belles images symboliques de son roman

 

Réactions en Chine

 

Le roman a été fraîchement accueilli à sa sortie en Chine, mais pour des raisons différentes de celles auxquelles on pouvait s’attendre. Zhang Xianliang y fait allusion dans son roman ; il en fait même un élément autofictionnel dans la dernière partie. Alors que le narrateur se trouve au Etats-Unis, lui parviennent des échos de nouvelles critiques dont il fait l’objet dans la presse chinoise. Michelle Loi en donne quelques précisions dans sa préface à la traduction française parue en 1994 [3] :

« Ce dernier roman, publié simultanément à Pékin et Hong Kong, lui vaut aussitôt un blâme sévère de la critique chinoise officielle, essentiellement – apparemment – pour le crime de ce qu’il est convenu d’appeler là-bas « pornographie » : crudité du vocabulaire, hardiesse des scènes d’ébats amoureux. L’auteur n’aura pas d’ennuis graves ; il gardera, au moins formellement, son poste de responsable culturel de cette province perdue où il a appris à vivre… »    (La mort est une habitude, p. 8)

 

Ces éléments « pornographiques » paraissent bien légers aujourd’hui. Pourtant, la critique n’a guère évolué : aujourd’hui encore, les commentaires restent négatifs dans l’ensemble, et dans les mêmes termes. Ce qui est le plus souvent reproché à l’auteur, ce n’est pas tellement sa critique politique, c’est l’accent mis sur le sexe et son impuissance à affronter la réalité au-delà des mots. Les commentaires critiques que l’on trouve sur baidu, et sont repris sur d’autres sites, sont représentatifs à cet égard. Le roman, lit-on sur la page consacrée au roman [4], est scandé par le sentiment répété que « c’est fini », mais ce qui est fini, ce n’est pas la vie, c’est la vie spirituelle. Le monde apparaît ainsi vide et atone. Se sentant impuissant, l’auteur, nous dit la critique, cherche une rédemption dans le sexe, avec force indulgence. Le roman analyse le processus de dégénérescence de l’âme humaine (小说无情地剖析了人的灵魂堕落的过程), mais nous présente ce processus dans une perspective essentiellement fondée sur le sexe :

 

他通过这一最能代表人的特征的视角为我们呈现了这一人的过程。小说中的主人公无法承受其生活的庸俗和虚伪,想要反抗又明知无路可走,就甘愿以堕落来表示反抗,寻求解脱,渴望再生。正是在这一点上张贤亮对堕落人性的揭露超越了他以前的作品

Ce processus humain, [l’auteur] nous le présente dans la perspective de la caractéristique essentielle de l’homme : le sexe (“”). Incapable de supporter la vulgarité et l’hypocrisie de son existence, le protagoniste du roman veut résister, mais comprend qu’il n’a aucune issue ; il recourt donc à la dépravation pour exprimer sa résistance et chercher à se libérer en aspirant à une renaissance. C’est précisément à cet égard que la mise à nu de la dépravation humaine dans ce roman dépasse ce que Zhang Xianliang a fait dans ses romans antérieurs [5]

 

On peut s’étonner d’une lecture aussi partielle et partiale, encore aujourd’hui, de l’œuvre de Zhang Xianliang, qui laisse de côté les autres aspects du roman, et en particulier la critique politique ; or, celle-ci est par ailleurs liée à la répression sexuelle qui est justement l’un des points dénoncés par l’auteur – au point d’en faire une explication possible des violences absurdes perpétrées pendant la Révolution culturelle et, avec un clin d’œil plein d’humour, le proposer comme sujet de recherches.

 

Cela n’a pas empêché le roman de connaître de nombreuses éditions depuis 1989 et d’être dûment répertorié sur le site de l’Association des écrivains. C’est devenu un grand classique de la littérature chinoise contemporaine, tant pour le fond que pour la forme.

 

                   III. Grass Soup / My Bodhi Tree

 

 


[1] Texte original en ligne de ce premier chapitre : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/HTML/65691.html

[2] Il y a aussi un jeu sur les pronoms, je, tu, il, s’adressant au même personnage, dans une perspective de distanciation narrative que l’on retrouvera chez Gao Xingjian (高行健). Cela contribue ici à renforcer le flou narratif savamment entretenu.

[3] La mort est une habitude, trad. An Mingshan et Michelle Loi, avant-propos de Michelle Loi, Belfond, 1994/2004, 288 p.

[5] C’est en effet un thème récurrent chez Zhang Xianliang, et en particulier le thème principal du roman précédent : « La moitié de l’homme, c’est la femme » (《男人的一半是女人》).

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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