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Zhang Guixing
张贵兴/張貴興
« La traversée des sangliers »《野猪渡河》
Notes de lecture
par Brigitte Duzan, 5 février 2023
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La traversée des
sangliers, édition
taïwanaise, septembre
2018 |
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Publié en 2018 après dix-sept ans de maturation, « La traversée
des sangliers » est un sommet dans la création romanesque de
Zhang Guixing (张贵兴/張貴興).
Plus encore que dans les romans précédents, on y retrouve mêlés
avec une époustouflante maestria les thèmes qu’il a peu à peu
complexifiés au fil du temps en croisant monde de la nature et
monde de l’homme pour aboutir à une vision inédite de l’histoire
de Sarawak brouillant les distinctions entre l’homme et
l’animal.
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Villageois, sangliers et Japonais
Publié en 1998, le roman « La harde des éléphants » (《群象》)
se situait dans le contexte de l’apogée du mouvement
d’insurrection communiste à Sarawak à partir de 1973. Vingt ans
plus tard, « La traversée des sangliers » (《野猪渡河》 )
dépeint, à sa manière, l’invasion de Sarawak par les troupes
japonaises et leur occupation de la région, de 1941 à 1945, ce
qu’on a appelé dans l’histoire locale, « les trois ans et huit
mois » (“三年八个月”).
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La
traversée des sangliers, édition du
Sichuan
(四川人民出版社), janvier 2021 |
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« La harde des éléphants » comportait une ligne narrative fondée
sur les animaux de la forêt où éléphants et crocodiles avaient
valeur métaphorique, entre réel et imaginaire. Dans « La
traversée des sangliers », c’est sur les sangliers, mis en
parallèle avec les troupes japonaises, que repose l’aspect
métaphorique de la narration, mais pas seulement : chaque
villageois a sa part de mystère, et d’animal, le danger et la
violence sont omniprésents, comme inhérents à la nature même. La
construction narrative elle-même, non strictement linéaire,
contribue à brouiller les pistes en renforçant les
caractéristiques stylistiques, dans un magico-réalisme
sophistiqué transplanté dans la forêt de Bornéo.
Le village
Jusqu’ici, les romans de Zhang Guixing étaient construits autour
d’une histoire familiale ; dans « La traversée des sangliers »
c’est un village, replacé dans le contexte historique du début
des années 1940, qui est au centre de la narration : Zhuba (豬芭村),
devenu dans la traduction française
le « Bouk aux Sangliers », village au milieu de la forêt et
vivant en symbiose avec elle.
Les dix premiers des
25 chapitres en
décrivent les habitants et leur quotidien, rythmé par les
incursions régulières des hardes de sangliers. La narration
commence par un chapitre introductif, « Les pieds du père » (父亲的脚),
qui débute un soir par le suicide d’un homme « pendu sous le
jacquier » : Guan Yafeng (关亚凤/關亞鳳)
ou Kwan A-hung dans la transcription choisie Pierre Mong-lim.
L’auteur crée tout de suite l’ambiance : le pendu est découvert
au crépuscule quand se sont dissipées les fumées d’un feu de
brousse qui a brûlé toutes la journée, par des enfants qui se
sont amusés à tirer avec leur lance-pierre sur les oiseaux qui
fuyaient l’incendie ; certaines pierres tombant sur les toits en
tôle des maisons faisaient un bruit qui effrayait les villageois
car ils croyaient que cela attirait la colère divine et
présageait des catastrophes…. L’enfant que l’on appelle en lui
criant que son père est mort arrive en portant autour du cou
deux dépouilles d’oiseaux qu’il a abattus avec sa fronde…
Quant au pendu, il est présenté dans un flashback tout en
allusions que l’on ne comprendra vraiment qu’à la fin - il
faisait tout avec ses pieds car il avait perdu ses deux bras à
vingt et un ans et il faisait des cauchemars où revenaient en
boucle les images des traumatismes passés : un homme sans tête
jouant une comptine japonaise sur un harmonica, une vieille
femme aux cheveux blancs brandissant une faux en poursuivant une
tête volante, un escadron de soldats japonais passant à vélo en
roulant sur des cadavres d’enfants, une femme aux bras ornés
d’anneaux suivie d’un chien noir, un coq sans tête….
Dès ces premières pages, on a ainsi une synthèse préliminaire
des thèmes narratifs plus ou moins mystérieux qui vont revenir
en boucle dans la suite du récit.
Les Japonais
Le deuxième chapitre introduit le thème historique de l’invasion
japonaise, mais c’est sur un ton humoristique, en en indiquant
la date vue sous divers angles, ce qui lui fait perdre de sa
réalité, comme tout ce qui se passe dans le village souvent
perdu dans le brouillard et la fumée des feux de brousse : en
l’an 1941, le 16 décembre de la 30ème année de la
République de Chine (国民三十年十二月十六日),
ou 28ème jour du 10ème mois du 8ème
tronc céleste du cycle sexagésimal (罗次辛巳十月二十八日),
ou an 16 de l’ère Shōwa
(昭和十六年), cent ans après
les guerres de l’opium et cent ans après le règne du rajah blanc
James Brooke à Sarawak,
etc. La seule mention de ce personnage historique authentique
mais digne d’un roman d’aventure à la Conrad contribue dès
l’abord à créer une impression d’histoire hors du commun où tout
est possible et où l’on perd la notion de vérité historique
factuelle.
Ce jour-là donc, nous conte l’auteur, dix mille soldats japonais
embarquèrent sur divers bâtiments de la marine de guerre
japonaise pour débarquer au petit matin dans la rade du petit
village du Bouk aux Sangliers au milieu d’un orage et d’une
pluie diluvienne. Débarquement désastreux dont la description
fantastique est un prélude à celles qui vont suivre, comme des
cauchemars hallucinés : les corps des soldats rejetés sur la
rive sont la proie de charognards, d’autres dans l’eau sont
dévorés par des crocodiles dans les ventres desquels on
retrouvera des casques…
Les morceaux emportés par les oiseaux tombant de ci de là
permettent de faire connaissance avec les principaux villageois
qui les voient tomber, et avec un marchand ambulant japonais,
joueur d’harmonica à l’identité double qui sera l’un des
premiers à avoir la tête tranchée, devenant ainsi l’un des
personnages énigmatiques au centre de la narration. Il n’était
d’ailleurs pas le seul Japonais dans le village, il y avait
aussi l’herboriste, le dentiste, le photographe, le marchand de
bois, autant de descendants des premiers Japonais arrivés au
début du 20e siècle pour planter des hévéas.
L’invasion à l’aune des grands
classiques
En même temps, l’histoire est mise en parallèle avec les grands
classiques de la littérature chinoise que conte le lettré du
village, maître Hsiao, aux enfants qui l’écoutent bouche bée :
« Le Voyage en Occident » (Xiyouji《西遊記》)
et « L’Investiture des dieux » (Fengshen yanyi
《封神演義》),
dont l’histoire de la fin du dernier roi des Shang, le
tyrannique Zhou Xin (紂辛)
- autant d’histoires aux péripéties pleines de sang et de
fureur. Les enfants attendaient donc que le vainqueur de Zhou
Xin vienne restaurer la voie du ciel dans leur village aussi,
que le Roi des Singes, Grand Sage égal du Ciel, vienne y semer
le chaos comme au jardin de la Reine mère du Ciel pour liquider
les monstres japonais.
C’est aussi l’histoire du Singe qui inspire (avec beaucoup
d’humour encore) le spectacle monté par les enfants sous l’égide
de maître Hsiao afin de récolter des fonds pour le Comité d’aide
aux victimes de la patrie (筹赈祖国难民委员会),
spectacle dont tous les participants seront sur la liste noire
du chef de brigade Yamazaki, ce qui leur vaudra d’être
sauvagement pourchassés et trucidés, y compris les enfants et
les femmes enceintes, celles-ci d’ailleurs éventrées comme dans
le 89ème chapitre de « L’Investiture des dieux » qui
sera la dernière leçon de maître Hsiao : « Le roi Zhou [dernier
roi des Shang] fait éventrer trois parturientes » (《纣王敲骨剖孕妇》).
Mais il est vrai que ce dernier roi, justement, était
sanguinaire au point d’avoir perdu le mandat du ciel et d’avoir
été forcé de s’immoler.
Les sangliers
Les Japonais, cependant, déferlent sur le village comme les
sangliers qui régulièrement, tous les ans, reviennent attaquer
le village en hardes de centaines d’animaux. Mais les sangliers
sont mus par leur force vitale et leur instinct de survie ; les
Japonais sont d’une cruauté gratuite. Leur vénération pour deux
sabres légendaires dépeints au chapitre sept (Les lames magiques
妖刀)
les entraîne à éventrer et couper les têtes à tour de bras. À la
violence furieuse des sangliers, qui est violence de la nature,
répond la cruauté des soldats japonais qui acquiert une aura
quasi mythique par la force de la légende attachée aux sabres.
Mais l’une est aussi force vitale, l’autre violence
destructrice, lovée à l’affût au cœur de la forêt, à laquelle
personne ne semble pouvoir réchapper.
Zhang Guixing joue avec brio du parallèle entre les animaux et
les soldats, et même entre les indigènes et les soldats, tous
deux coupeurs de tête. Quand les soldats auront quitté le
village, à la fin de la guerre, les sangliers reviendront, comme
à l’accoutumée, à la saison des pluies. Le retour des sangliers,
avec les pluies, marque le retour au rythme naturel de la vie au
village, que les naissances annoncées vont repeupler très vite.
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Personnages ambigus, masques et
opium
Village dans la brume
Les personnages sont aussi mystérieux que la forêt dans laquelle
ils vivent. On aimerait en dresser une liste comme on dresse des
généalogies familiales, mais on est très vite arrêté par le flou
de leurs identités. Aucun n’est ni bon ni mauvais, ni héros ni
brigand, un peu des deux selon les circonstances et les
nécessités de la survie, comme les animaux qui les entourent ou
plutôt comme les êtres fantastiques qui peuplent la forêt selon
les légendes locales.
Le chef de village lui-même porte un nom qui semble directement
tiré de « L’Investiture des dieux » : l’Empereur Zhu (朱大帝).
Mais, si cet « empereur » sait mobiliser les villageois dans la
lutte contre les sangliers, puis contre les Japonais, avec la
bravoure qui sied au chef, il lui arrive aussi de se conduire en
souverain décadent assouvissant ses besoins sexuels avec les
jeunes filles du village, comme le dernier roi des Shang. Il est
mis en parallèle avec le quasi mythique « roi des sangliers » (豬王)
qui possède les mêmes attributs de force sauvage, de sexe et de
violence.
Le personnage le plus haut en couleur est sans doute la vieille
Mapopo (马婆婆),
la fantastique gardienne du cimetière avec son perroquet blanc
et sa longue faux, capable de venir à bout des « têtes
volantes » aux entrailles à nu qui hantent la forêt en quête de
victimes – têtes volantes qui deviennent emblématiques des têtes
coupées des Japonais, de même que le « coq sans tête », décapité
certes, mais toujours bien vivant, d’un autre villageois. On
n’est jamais loin de la légende et du mystère. Quand la vieille
femme est tuée par les Japonais, c’est tout un pan de
l’imaginaire collectif qui disparaît avec elle et son perroquet.
Le personnage le plus énigmatique, cependant, est celui d’Emily
(愛蜜莉),
inséparable de son chien noir comme la vieille Mapopo de son
perroquet blanc. C’est une étrangère dans la forêt, dont on ne
sait trop d’où elle vient et comment elle a atterri là, avec son
chien, et qui finit par disparaître sans qu’on comprenne mieux
pourquoi. Les explications ne viennent qu’à la fin, dans le
chapitre conclusif, qui ouvre plus qu’il ne conclut, sur une
histoire qui parachève tout ce que le roman comporte d’atroce,
comme une apothéose.
Masques
Supportant le flou identitaire qui flotte sur les personnages,
l’un des éléments récurrents de la narration est celui des
masques avec lesquels jouent les enfants du village, masques
japonais vendus par le marchand ambulant japonais Kobayashi Jirô
dépeint comme proche de l’enfance, mais devenu après le
débarquement le soldat Ito Hideo à la solde des envahisseurs. Il
est donc lui-même un personnage ambigu au double visage, qui
finira d’ailleurs lui aussi décapité.
Ces masques de yōkai
(yaoguài
妖怪), créatures
surnaturelles du folklore japonais, introduisent tout un
imaginaire qui vient s’ajouter aux légendes locales, dans un
syncrétisme parfaitement naturel. Les enfants les portent pour
jouer, mais aussi dans la vie quotidienne, comme une seconde
peau, devenant ainsi kappa (河童génie
de l’eau ressemblant à une tortue), tengu (天狗
chien céleste ailé), tanuki (狸mi-chien
mi blaireau) ou encore renarde à neuf queues (kyūbiko
ou jiu wei hu
九尾狐) comme dans « Le
livre des monts et des mers » (Shanhaijing《山海经》)
de l’antiquité chinoise.
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Tengu et bonze par
Kawanabe Kyōsai (19e s.) |
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Ils sont d’autant plus symboliques, ces yōkai,
que l’une de leurs caractéristiques est de pouvoir se
métamorphoser. Ils symbolisent l’impossible identification
précise des personnages, le flou qui les entoure et caractérise
la narration. Chacun, comme la forêt et ses êtres fantastiques,
recèle ses secrets, ses coins d’ombre, et ses désirs cachés. Les
masques recouvrent tout cela en noyant subtilement la limite
incertaine entre l’homme et l’animal, où s’intègrent
parfaitement les « monstres » de l’armée japonaise.
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La renarde à neuf
queues du Shanhaijing |
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Cependant, si l’implacable cruauté de l’animal et du « monstre »
atteint sous la plume de Zhang Guixing des niveaux
d’incandescence hallucinée, c’est grâce à l’opium.
Opium
On avait déjà des opiomanes dans « La horde des éléphants »,
mais dans « La traversée des sangliers » ce sont quasiment tous
les villageois qui consomment leur boulette d’opium quotidienne,
avec de sérieuses conséquences quand ils se retrouvent en manque
plusieurs jours, l’occupation japonaise coupant leurs sources
d’approvisionnement. Dans ces conditions, la forêt prend des
aspects fantastiques où tout réel finit par disparaître dans les
hallucinations provoquées par la drogue, au point qu’un père
finit par trancher la tête de son fils qu’il a pris pour un
Japonais car il est masqué. L’écriture elle-même se fait
vibrante et hallucinatoire. Le villageois rejoint le « monstre »
et l’animal dans le même délire de cruauté sans fin.
On est bien au-delà du symbolisme animal que l’on trouve dans
les romans d’auteurs chinois contemporains : « La dure loi du
karma » (《生死疲劳》)
de
Mo Yan (莫言)
ou « Souvenir des loups » (《怀念狼》)
de
Jia Pingwa (贾平凹),
même si, dans ce dernier roman, les loups sont l’image
emblématique de la campagne d’antan promise à disparaître comme
les sangliers chez Zhang Guixing. Sous sa plume, c’est
l’histoire même de Sarawak et des Chinois de Sarawak qui semble
promise à un destin funeste…
On rejoint là l’idée développée par David Der-wei Wang (王德威)
dans sa préface (序论)
à l’édition du roman parue aux Éditions du peuple du Sichuan en
2021, intitulée « Le bon enfer perdu » (《失掉的好地狱》)
.
Il fait référence au texte éponyme de
Lu Xun (魯迅)
faisant partie de ses poèmes en prose (散文诗),
initialement publié en juin 1925 dans le journal Yusi (《语丝》),
puis dans le recueil « La mauvaise herbe » (Yecao《野草》)
.
Le bon enfer perdu est celui qui était aux mains du diable
d’autrefois ; l’homme s’est désormais emparé de l’enfer et le
régime infernal est devenu bien pire que celui du passé.
Ah, conclut Lu Xun, plutôt que l’homme, je préfère aller
chercher les bêtes sauvages et les esprits mauvais (我且去寻野兽和恶鬼……).
On retiendra de « La traversée des sangliers » l’extrême
complexité de la narration et l’effervescence hallucinée de
l’écriture. On comprend qu’il ait fallu à son auteur près de
vingt ans pour l’écrire.
Le roman a été couronné en Malaisie du prix littéraire Hua
Zong (花縱文學獎)
et, en octobre 2020, du prix Hongloumeng (ou
prix du Rêve dans le pavillon
rouge 紅樓夢獎)
décerné par l’Université baptiste de Hong Kong.
Les 25 chapitres
(traduction de Pierre Mong-lim)
1/
父亲的脚
Les pieds du
père 2/
面具
Les masques 3/
玩具
Les jouets 4/
帕朗刀Parang
5/
江雷Le
tonnerre du fleuve 6/
油鬼子Orang
Minyak
7/
妖刀Les
lames maudites
8/
惠晴Hui-tsen
9/
何芸Ho-ngi 10/
黑环Les
anneaux noirs 11/ White Stork
12/
神技Un
don des dieux 13/
山崎的名单La
liste de Yamazaki 14/
庞蒂雅娜Pontianak
15/
白孩Le
Pâlot 16/
断臂L’homme
sans bras 17/
吉野的镜子Le
miroir de Yoshino
18/
朱大帝的高脚屋La
maison sur pilotis de Tzo Da-dy 19/
沉默En
silence
20/
爱蜜莉的照片La
photo d’Emily 21/
无头骑士Les
cyclistes sans tête
22/
箭毒树下Sous
l’upas
23/
草岭上Sur
la butte 24/
野猪渡河La
traversée des sangliers
25/
寻找爱蜜莉À
la recherche d’Emily
Texte des onze premiers
chapitres
https://yuedu.163.com/source/a31d3ffd81bd47529df246fcc407ff2d_4
Renarde à neuf queues que
l’on retrouve dans « L’Investiture des dieux », comme
esprit maléfique ayant pris possession du corps de
l’épouse du tyran Zhou Xin. Il y a une profonde unité
thématique dans la symbolique animale développée dans
« La traversée des sangliers ».
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