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				Wencheng 
				(La ville introuvable) : un conte plein de bruit et de fureur de 
				Yu Hua 
				 Écrit par 
				Brigitte Duzan et Zhang Guochuan, 12 octobre 2023   
				C’est en mars 
				2021, huit ans après « Le 
				Septième jour » (《第七天》), 
				qu’est sorti en Chine le sixième roman de 
				
				Yu Hua (余华) 
				intitulé « Wencheng » (《文城》). 
				Le roman a aussitôt agité la sphère littéraire et médiatique ; 
				il a été couronné en
				
				octobre 2022 du prix
				
				Shi Nai’an (施耐庵文学奖), 
				puis, en mai 2023, du prix littéraire décerné par la revue 
				Shouhuo (《收获》) 
				qui fêtait en même temps son 65e anniversaire : un 
				nouveau Yu Hua est toujours un événement.    
						
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							Wencheng, édition de Chine continentale, mars 2021 |  |  
					
					  
				Un journaliste 
				a titré 
				
				
				 : 
				« Huit ans plus tard, Yu Hua est de retour avec un tout nouveau 
				roman » (时隔八年,余华全新长篇重磅归来!). 
				En précisant : est sérieusement de retour (重磅).
				 
				  
				·        
				
				Trente ans après « Vivre ! » 
				  
				En fait, ce 
				n’est pas tant huit ans après « Le Septième jour » (《第七天》) 
				qui importe – ce n’est qu’une donnée chronologique. Le véritable 
				rapprochement est à faire avec « Vivre ! » (《活着》), 
				publié en 1993. 
				En effet, comme Yu Hua l’a expliqué, il a commencé à écrire 
				« Wencheng » juste après « Vivre ! », comme une préquelle, en 
				quelque sorte, pour dresser une chronique du même ordre un 
				demi-siècle auparavant ; mais il a laissé le roman inachevé 
				pendant longtemps, et ce n’est qu’en 2020, pendant le 
				confinement, qu’il a repris son texte et l’a terminé. 
				  
				o   
				
				Vivre dans la Chine post-impériale 
				  
				Bien que le 
				récit ne le précise que fugitivement, on devine vite qu’il se 
				situe au début du 20e siècle, dans le contexte 
				chaotique de la période charnière entre la chute de la dernière 
				dynastie impériale et les débuts de la République. C’est un 
				 moment typique des transitions dynastiques : aucun pouvoir fort 
				n’ayant émergé après la chute de l’empire, la Chine est partagée 
				entre « seigneurs de la guerre » et sombre dans le chaos créé 
				par les bandes de brigands (土匪) 
				qui mettent la plupart des régions à feu et à sang, et sont 
				d’ailleurs souvent liés au précédents 
				
				
				.
				 
				  
				o   
				
				L’histoire de deux personnages 
				  
				C’est un récit 
				en deux parties, autour de deux personnages principaux. Lin 
				Xiangfu (林祥福) 
				et Ji Xiaomei (纪小美). 
				Le premier vit dans un village du nord, il est charpentier, 
				humble et taciturne, et n’est toujours pas marié malgré les 
				efforts de son père pour lui trouver une épouse. Mais voilà 
				qu’un jour débarquent à sa porte deux jeunes venus du sud ; se 
				disant frère et sœur, ils demandent l’hospitalité pour la nuit. 
				Le lendemain, cependant, le frère repart seul en laissant sa 
				sœur aux soins de Lin Xiangfu, en promettant de revenir la 
				chercher dès qu’il le pourrait. Promesse creuse, on s’en doute : 
				les jours passent, Ji Xiaomei se révèle être une épouse idéale 
				pour Lin Xiangfu qui en est tombé amoureux. Et puis un jour elle 
				disparaît, en emportant une partie des lingots d’or économisés 
				par Lin Xiangfu… 
				  
						
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							Wencheng, édition 
							taïwanaise, avril 2021 |  |    
				Les jours 
				passent, Lin Xiangfu a repris sa vie calme lorsque soudain Ji 
				Xiaomei réapparaît : elle est enceinte et revient donner 
				naissance au bébé, l’offrir à son père en quelque sorte. Et la 
				vie reprend, à trois cette fois, au rythme de la croissance de 
				la petite fille. Une vie heureuse et paisible, comme dans un 
				conte. Mais le conte déraille à nouveau : une nuit, Xiaomei 
				s’enfuit derechef, cette fois sans rien emporter, pas même sa 
				fille.  
				  
				Alors Lin 
				Xiangfu décide de partir à sa recherche, avec le bébé. Le 
				problème est qu’il ne sait rien de Xiaomei. Il n’a que deux 
				pistes, très vagues, pour tenter de la localiser : d’une part, 
				le « frère » lui a dit qu’ils venaient du sud, d’une ville 
				nommée Wencheng, et d’autre part ils parlaient entre eux une 
				langue différente de la langue du nord, très rapide. Lin Xiangfu 
				part ainsi vers le sud à la recherche de la ville de Wencheng, 
				en portant le bébé emmailloté sur la poitrine. 
				  
				On pourrait 
				résumer le roman en disant qu’il s’agit de l’histoire d’un homme 
				parti à la recherche de sa femme qui a disparu. 
				  
				o   
				Un 
				conte douloureux 
				  
				La quête de 
				Xiaomei, cependant, est une quête du Graal : Lin Xiangfu finit 
				par se rendre compte – mais le lecteur l’avait deviné bien plus 
				tôt – que Wencheng est un mythe, une invention pour brouiller 
				les pistes, pour que, justement, Lin Xiangfu ne puisse pas 
				retrouver les deux fuyards. Il finit cependant par s’installer 
				dans une ville, Xizhen (溪镇), 
				qui lui semble correspondre à ce qu’il imagine être Wencheng ; 
				en tout cas, on y parle la même langue que celle parlée par 
				Xiaomei. Le bébé lui sert de passeport dans la ville, 
				l’introduit auprès d’une famille de charpentiers comme lui.
				 
				  
				Il s’installe 
				avec eux et reproduit dans le sud la vie qu’il menait dans le 
				nord, mais dans un cadre familial chaleureux et un réseau social 
				où il s’intègre parfaitement. La vie continue, la petite fille 
				grandit tandis qu’il poursuit sa quête inaboutie.  
				  
				Conte certes, 
				mais où le rêve de vie paisible est battu en brèche par la 
				réalité du terrain, dans un contexte de chaos croissant, de plus 
				en plus dangereux, la région de Xizhen étant livrée aux 
				exactions de bandits qui y sèment la terreur, surtout d’ailleurs 
				quand ils tombent sur des troupes de l’armée nationaliste qui ne 
				font qu’ajouter au chaos.  
				  
				o   
				Un 
				roman en deux parties 
				  
				On reste 
				malgré tout dans le domaine du conte, car les atrocités décrites 
				sont d’une telle cruauté qu’elles finissent par prendre un 
				aspect tout aussi irréel que le reste malgré la précision des 
				détails, comme dans un cauchemar dont on ne parvient pas à 
				s’éveiller. 
				  
				Le roman est 
				en deux parties, la première partie étant centrée autour de Lin 
				Xiangfu, et laissant des zones d’ombre autour du personnage de 
				Xiaomei. La deuxième partie, beaucoup plus courte, vient, comme 
				un repentir, combler les lacunes de la narration principale et 
				enlever tout le flou qui entourait Xiaomei, en revenant en 
				flashback sur sa vie et les motivations de ses actes.  
				 
				  
				o   
				Un 
				chuanqi signé Yu Hua 
				  
				Yu Hua a 
				expliqué à la sortie du roman qu’il l’avait en fait commencé 
				après « Vivre ! », mais qu’il n’était pas parvenu à le 
				terminer ; il l’avait laissé inachevé au bout de 200 000 
				caractères, en 1998. « Wencheng » est donc à replacer dans ce 
				contexte. L’idée initiale était de revenir à la forme du 
				
				chuanqi 
				(传奇), 
				ces contes dans le genre fantastique – ou de l’étrange – de la 
				tradition chinoise que Yu Hua avait déjà illustré dans ses
				
				
				zhongpian
				de 
				la fin des années 1980 
				– la période dite « d’avant-garde ». 
				On retrouve dans « Wencheng » la trame d’une histoire d’amour 
				analogue à celle de 
				
				
				Liang Shanbo et Zhu Yingtai (《梁山伯与祝英台》) ; 
				l’analogie est même soulignée à la fin du roman, quand les 
				fidèles serviteurs de Lin Xiangfu, ramenant son cadavre chez 
				lui, dans le nord, et prenant un chemin détourné pour éviter une 
				zone de combat, débouchent sur des tombes, dont celles de 
				Xiaomei – rencontre post-mortem des deux amants comme celle des 
				amants-papillons de la tradition.    
						
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							La Ville introuvable, 
							traduction française, 2023  |  |  
					  
				 « Wencheng » 
				est aussi un récit empruntant au genre du
				wuxia 
				, 
				avec ses brigands évoquant ceux du grand classique « Au bord de 
				l’eau » (Shuihuzhuan《水浒传》). 
				Cependant, les descriptions des atrocités commises par ces 
				bandes de hors-la-loi rappellent l’horreur cauchemardesque des
				zhongpian de la fin de la décennie. C’est une sorte de 
				carnaval macabre décrit dans un raffinement de détails. Cette 
				minutie dans le détail, dans « Wencheng », suggère que ces 
				scènes de tortures ont été écrites dans les années 1990, alors 
				que Yu Hua était encore sous l’emprise de ses cauchemars 
				récurrents, comme il l’a expliqué pour éclairer la genèse de ses
				zhongpian. Cependant, dans ceux-ci, la cruauté est nimbée 
				d’une aura de mystère et sublimée en quelque sorte par la 
				concision de l’écriture. Ce n’est pas le cas dans « Wencheng » 
				où le récit est au premier degré, et d’une crudité excessive.
				 
				  
				On conçoit que 
				Yu Hua n’ait pu poursuivre son écriture ; mais, en reprenant son 
				texte, il aurait pu alléger ces passages qui sont en outre très 
				longs, dénués de la légèreté machiavélique et jouissive des 
				supplices dépeints par 
				
				Mo Yan 
				dans « Le 
				Supplice du santal » (《檀香刑》). 
				On a l’impression d’un manuscrit repris pour le terminer afin de 
				s’en libérer, impression que vient renforcer la dernière partie 
				comme rajoutée en appendice au dernier moment 
				
				
				, 
				et qui vient à l’encontre du style elliptique du chuanqi 
				traditionnel, et de ceux de Yu Hua en particulier. Cet apologue 
				final fait de « Wencheng » une histoire d’amour impossible sur 
				fond de rencontres ratées. 
				  
				« Wencheng » 
				apparaît ainsi comme le reflet d’une aspiration à une vie 
				paisible dans un monde qui ne l’est pas, aujourd’hui comme hier. 
				Il apparaît aussi comme un refuge dans une histoire d’une 
				période passée pour un écrivain qui ne peut guère écrire autre 
				chose, et surtout pas une histoire du temps présent, encore 
				moins contée avec son humour habituel.  
				  
				Mais Yu Hua 
				reste Yu Hua : il a présenté son roman comme une histoire 
				« d’amour et de destin ». Il comporte de très beaux passages, 
				pleins de sensibilité et d’émotion, que l’on peut choisir de 
				privilégier, comme l’a fait Zhang Guochuan. 
				  
				·        
				
				« Wencheng » entre souffrance et tendresse 
				(par Zhang 
				Guochuan) 
				  
				J'ai beaucoup 
				apprécié le roman de Yu Hua, à l'exception, bien sûr, de toutes 
				ces longues descriptions détaillées des atrocités commises par 
				les bandits que j'ai rapidement parcourues. C'est tellement 
				horrible, cette narration de la violence. […]  Yu Hua va même 
				jusqu'à transformer cette cruauté en un jeu compétitif et semble 
				éprouver une certaine satisfaction à le décrire par le menu, en 
				privilégiant cette « écriture au degré zéro », une écriture 
				neutre, voire inhumaine, le narrateur semblant refuser de 
				pénétrer la psychologie des personnages pour offrir ainsi aux 
				lecteurs une observation extérieure et détachée. 
				  
				À côté de la 
				violence des bandits, il y a également la cruauté de l'époque et 
				de la nature. Dans le passage de la mort de Xiaomei, le 
				narrateur nous révèle la période précise de l'histoire : c'était 
				après la fondation de la République, pendant la tumultueuse 
				période des seigneurs de la guerre (民国初立,军阀混战), 
				une époque chaotique. La nature ne ménageait pas non plus les 
				pauvres gens. Dans le roman, la tempête détruit de nombreuses 
				maisons, et la neige recouvre les corps d'une centaine de 
				personnes priant le Ciel pour que la neige cesse de tomber. 
				Comme le dit Laozi, « Ciel et Terre n'ont pas de bonté : ils 
				traitent les dix mille êtres comme des chiens de paille. » (天地不仁,以万物为刍狗). 
				Dans cet environnement hostile, heureusement, les gens pouvaient 
				encore apprécier l'amour, la famille, l'esprit fraternel. Tous 
				ces petits bonheurs constituaient leur seule arme contre la 
				violence extérieure. 
				  
				La souffrance 
				et la tendresse sont deux thèmes récurrents dans les écrits de 
				Yu Hua. L'auteur ne se contente pas de mettre en avant le 
				désespoir des personnages, il y insuffle également une touche de 
				tendresse, c’est cela qui est vraiment touchant. Lin Xiangfu 
				retrouve sa fille après une tempête dévastatrice ; il abandonne 
				sa famille pour émigrer, mais est accueilli avec bienveillance 
				par la famille de Chen Yongliang (陈永良) 
				; Lin Xiangfu et Gu Yimin (顾益民), 
				l’édile locale, se mobilisent pour former une milice et 
				combattre les bandits, collectant de l'argent pour sauver des 
				otages… Dans l'incertitude du destin et le chaos de la vie, ces 
				personnages incarnent l'amitié fraternelle et la bonté de la 
				nature humaine, apportant de la chaleur à une époque 
				tumultueuse. 
				  
				Ainsi peut-on 
				dire que le contenu de ce roman suit la tradition de l'écriture 
				de l’auteur, sans grande surprise pour les lecteurs de Yu Hua, 
				mais avec toujours autant d’émotion. Cependant, par rapport aux 
				précédents romans, « Wencheng »  présente une innovation dans sa 
				structure : une narration en deux parties. À la fin de la 
				lecture, on se demande si l'ajout d'un épilogue était réellement 
				nécessaire : 
				- d'une part, 
				on pourrait dire que cela nuit à la structure du roman, car le 
				mystère entourant le personnage de Xiaomei, construit dans la 
				première partie, maintient la curiosité du lecteur. L'épilogue, 
				où l'histoire est racontée du point de vue de Xiaomei, perturbe 
				le rythme narratif et restreint l'espace imaginaire du roman. 
				- mais, 
				d'autre part, on peut considérer que la partie principale du 
				roman et l'épilogue construisent deux systèmes narratifs 
				distincts : l'un centré sur Lin Xiangfu, qui commence au nord du 
				fleuve Jaune, et l'autre centré sur Xiaomei, qui commence au sud 
				du fleuve Yangtsé. L'existence de cet épilogue permet au lecteur 
				de reprendre un point de vue omniscient dans le texte, le point 
				de vue narratif n'est plus restreint. Ces deux lignes narratives 
				se croisent brièvement et forment une boucle, boucle qui devient 
				absurde lorsque le mystère est révélé : Lin Xiangfu recherche 
				une femme décédée, et une ville introuvable. Sa quête constitue 
				le fil conducteur principal du roman, mais l'épilogue rend cette 
				quête dénuée de sens, laissant le lecteur à la fin de sa lecture 
				face à un vide. Cela rejoint le titre du roman en français, 
				« ville introuvable » 
				
				
				. 
				Cette ville, objectif de la quête de Lin Xiangfu, symbolise une 
				certaine utopie d'amour et de paix, elle est une métaphore 
				devenue introuvable. L'absurdité atteint son paroxysme, ce qui 
				n'aurait pas été possible sans cette deuxième ligne narrative. 
				J'ai donc bien apprécié ce roman dans sa globalité.  
				  
				Note sur 
				l’illustration de la couverture 
				  
				C’est Yu Hua 
				qui a choisi l’illustration de la couverture du roman édité à 
				Pékin, par les éditions d’Octobre (北京十月文艺出版社). 
				Il s’agit d’un tableau du peintre Zhang Xiaogang (张晓刚) 
				de la série « Amnésie et mémoire » (“失忆与记忆”系) 
				intitulé « Amnésie et mémoire : Homme » (《失忆与记忆:男人》). 
				Pour la 
				traduction française, l’éditeur Actes Sud a retenu un autre 
				tableau du même peintre évoquant les deux personnages du roman : 
				tableau de la série « Bloodline » (《血缘-大家庭》), 
				Big Family n° 3 (《大家庭3号》). 
 
						
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							Bloodline: Big Family n° 
							3.  |  |      
 
						 
						
						
						
						
						Ce 
						roman reste le bestseller incontesté de Yu Hua, au point 
						que l’auteur et le roman se confondent dans l’esprit de 
						la plupart des lecteurs : Yu Hua est « l’auteur de 
						"Vivre !" », de même que 
						
						Su 
						Tong (苏童) 
						est « l’auteur d’"Épouses et concubines" », et dans les 
						deux cas en grande partie grâce à l’aura médiatique 
						apportée par les films adaptés des deux œuvres. 
						 
						 
						 
						
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