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				Yu Hua
				余华 
				II. Les nouvelles 
				« moyennes » de la fin des années 1980 
				par Brigitte 
				Duzan, 13 mai 2023   
				Neuf nouvelles 
				« moyennes » (zhongpian xiaoshuo 
				
				中篇小说) de
				
				
				Yu Hua (余华) 
				publiées entre 1987 et 1990 sont caractéristiques de 
				
				l’écriture d’avant-garde 
				de la fin des années 1980 en Chine dont l’auteur est à ce titre 
				l’un des  principaux représentants 
				
				
				. 
				Ce sont des récits d’une rare violence qui sont aussi des 
				modèles d’écriture. 
				  
				o  
				
				L’Incident du 3 
				avril 
				《四月三日事件》 
				 
				o  
				1986
				
				《一九八六年》
				 
				o  
				Un monde 
				incertain《世事如烟》 
				o   
				Pages 
				pour Yang Liu《此文献给少女杨柳》
				 
				o  
				Un 
				incident fortuit《偶然事件》 
				o   
				Erreur 
				au bord de l’eau 
				《河边的错误》 
				o   
				Un 
				destin inévitable 
				《难逃劫数》 
				  
						
							|  | 
							 
							Fin des années 1980 :Yu 
							Hua et ses amis de l’avant-garde littéraire De droite à gauche : Ge Fei (格非), Yu Hua, Cheng 
							Yongxin (程永新) et Ye Zhaoyan (叶兆言)
 |  |    
				Yu Hua a dit : 
				
				“这是从噩梦出发抵达梦魇的叙述。为此,当时有人认为我血管里流淌的不是血,而是冰碴子”。
				 
				
				
				Ce sont des récits nés de rêves cauchemardesques qui se 
				terminent en cauchemars. Aussi y avait-il des gens pour penser 
				que ce n’était pas du sang qui coulait dans mes veines, mais de 
				la glace. 
				  
				À partir de 
				1991, le mode narratif évolue avec des nouvelles où la violence 
				est repoussée à l’état de menace latente et fait place à une 
				narration fondée sur l’impossibilité d’appréhender le réel 
				autrement que par bribes imprécises en même temps qu’apparaît 
				une note d’humour, toujours aussi froid : 
				  
				
				o   
				
				Typhon estival
				
				《夏季台风》1991 
				
				
				o   
				
				Mort d’un 
				propriétaire foncier 
				《一个地主的死》 
				1992 
				
				o   
				
				Frisson 
				
				《战栗》 
				1994 
				  
				Une 
				certaine réalité 
				  
				Ce récit écrit 
				en 1986-1987 et publié à l’automne 1987 est emblématique de 
				cette période d’écriture.  
				  
				Histoire 
				inspirée d’un fait divers 
				  
				Yu Hua s’est 
				inspiré d’une histoire vraie qui s’est passée dans le nord du 
				Zhejiang. Il en a fait une fable d’une indicible cruauté qui 
				plonge aux sources de l’inconscient collectif de l’après-maoïsme 
				tout en évoquant les histoires classiques de wuxia et 
				leurs héros éternellement en quête de vengeance. 
				  
				Le récit est 
				construit selon un enchaînement de faits parfaitement 
				symétriques, la symétrie commençant avec les deux personnages 
				principaux : les deux frères Shangang (山岗) 
				et Shanfeng (山峰), 
				l’aîné ayant un fils de quatre ans, Pipi (皮皮), 
				et le cadet un bébé. La chaîne de vengeance se déploie quand la 
				symétrie est rompue et avec elle, en quelque sorte, l’ordre des 
				choses : alors qu’il portait le bébé, le trouvant trop lourd, 
				Pipi le laisse tomber ; le bébé meurt sur le coup. Shanfeng tue 
				Pipi d’un coup de pied vengeur. Sur quoi Shangang fait subir à 
				son frère un supplice digne des raffinements des bourreaux 
				impériaux ; Shanfeng meurt. Le cycle de vengeance n’est pas 
				achevé pour autant : Shangang est condamné à mort ; sa veuve se 
				faisant passer pour celle de Shangang donne son corps « à la 
				science » ; le récit se termine par une description détaillée du 
				dépeçage du cadavre par les médecins ravis de l’aubaine qui se 
				partagent la peau et les organes pour les greffer… avec des 
				succès divers.  
				  
				Froideur et 
				violence  
				  
				Ce qui a frappé 
				quand la novella a été publiée, et qui dérange toujours, 
				c’est la froideur avec laquelle l’histoire est contée, froideur 
				qui est caractéristique aussi des autres récits de Yu Hua écrits 
				ces années-là. Ce style fait de concision sans surcharge 
				émotionnelle culmine dans l’extrême précision de la description 
				finale du démembrement du cadavre. Il découle d’une volonté de 
				réalisme, ou plutôt d’une fausse prétention au réalisme affichée 
				dans le titre : « une sorte » de réalité. Ce style dénué du 
				moindre sentiment a pour effet de souligner et de mettre à nu la 
				violence aveugle qui multiplie inéluctablement les victimes. 
				  
				Le critique
				
				
				Chen Sihe (陈思和) 
				a dit des nouvelles de Yu Hua écrites en 1986-1987 qu’il faut 
				les lire comme des allégories. « Une certaine réalité » est de 
				cet ordre. Le récit traduit une réflexion anti-traditionnelle 
				sur le thème de la vengeance, liée au modernisme de l’écriture. 
				Ce thème est une constante des 
				
				histoires classiques de wuxia 
				et le moteur de nombreux récits qui en sont inspirés, dont la 
				nouvelle « Forger 
				les épées » (Zhujian《铸剑》) 
				du recueil « Contes anciens sur un mode nouveau » (《故事新編》) 
				de 
				
				Lu Xun (魯迅) 
				pour ne citer que lui.  
				  
						
							|  | 
							 
							Une certaine réalité |  |  
					  
				Selon certains, 
				d’ailleurs, Lu Xun lui-même aurait médité des idées de vengeance 
				au moment où il écrivait son conte, à l’automne 1926, après
				
				la manifestation d’étudiants du 18 mars à Pékin pour protester 
				contre l’ingérence du Japon dans les affaires chinoises ; la 
				troupe avait tiré sur les étudiants, faisant 47 morts et 150 
				blessés. Lu Xun écrivit : « Il faut que la dette de sang soit 
				acquittée par un paiement de même nature… ». 
				
				
				  
				Yu Hua a 
				d’ailleurs traité ce thème de la vengeance dans une autre de ses 
				nouvelles de la même période qui est un pastiche d’une histoire 
				de wuxia comme la nouvelle de Lu Xun. C’est la nouvelle 
				courte « Sanglantes fleurs de prunier » (Xianxue meihua《鲜血梅花》) 
				parue dans le numéro de mars 1989 de la revue Littérature du 
				peuple (《人民文学》). 
				Dans les deux cas, un jeune garçon est chargé par sa mère de 
				partir venger son père et il accepte sans poser de question. 
				Dans la nouvelle de Lu Xun, le jeune garçon se sacrifie pour 
				satisfaire une vengeance abstraite, tandis que, dans le récit de 
				Yu Hua, le jeune Ruan Haikuo (阮海阔) 
				erre à l’aventure car c’est son destin, mais sans remplir sa 
				mission car le meurtrier de son père a été tué par deux héros de
				wuxia rencontrés en chemin. La nouvelle est une réflexion 
				sur l’absurdité de sa quête, voire de toute quête individuelle, 
				mais une réflexion comme apaisée après la sanglante cruauté de 
				l’histoire des deux frères d’ « Une certaine réalité ». 
				 
				  
				Dans« Une 
				certaine réalité », Yu Hua prend le contre-pied des images 
				positives du héros vengeur des histoires de wuxia. Son 
				récit est à replacer dans une réflexion générale sur les ravages 
				commis par la violence perpétrée pendant la Révolution 
				culturelle, mais en allant au-delà des faits récents pour 
				réfléchir sur la violence latente dans la société. C’est en ce 
				sens que son récit devient allégorique : il reprend le thème 
				classique de la vengeance et de la violence qu’elle entraîne en 
				s’opposant à la tradition pour resituer le thème dans la réalité 
				de l’âge moderne – d’où le titre. Son récit est indissociable de 
				la tradition, mais une tradition déconstruite pour s’en évader
				
				
				 : 
				- la vengeance 
				n’obéit pas à une quelconque éthique, c’est une suite 
				d’enchaînements dramatiques à partir de l’étourderie d’un 
				enfant. La manière même dont est décrit le geste, avec 
				l’innocence de l’enfant, lui enlève toute rationalité, voire 
				toute réalité.  
				- la suite de 
				l’histoire plonge dans la crise des valeurs éthiques 
				traditionnelles, fondées sur les cinq relations fondamentales de 
				la société confucéenne, dont trois sont en question dans le 
				récit : les relations entre frères, entre mère et fils et entre 
				mari et femme. Toutes ces relations sont ici faussées, la 
				première surtout, mais aussi celle entre mère et fils car la 
				mère est en train de mourir.  
				  
				Yu Hua semble 
				impliquer que le système traditionnel de valeurs qui fondait 
				l’éthique de toute la société ne fonctionne plus, mais qu’aucun 
				autre ne l’a remplacé, laissant libre cours à la cruauté sauvage 
				qui mène à la ruine de la famille. Le récit pousse la violence à 
				des extrêmes de cruauté absurde, où elle devient presque une fin 
				en soi, culminant dans une chute digne d’un film d’horreur, mais 
				d’un réalisme tout aussi extrême.  
				  
				1986 
				  
				La violence 
				froide est inhérente à tous les récits de cette période, d’une 
				manière ou d’une autre et à des degrés divers. « 1986 » en est 
				un autre exemple : initialement publiée fin 1987 dans la revue 
				Shouhuo (《收获》), 
				juste après « L’Incident du 3 avril » (《四月三日事件》) 
				paru dans le numéro d’octobre 
				
				
				, 
				c’est sans doute l’une des plus célèbres novellas de Yu Hua, 
				l’une des plus éprouvantes aussi.  
				  
						
							|  | 
							 
							L’incident du 3 avril, 
							publication dans Shouhuo  |  |    
				Elle dépeint le 
				retour, au lendemain de la Révolution culturelle, d’un homme qui 
				n’est plus que l’ombre de lui-même, dans une petite ville où 
				vivent son ancienne épouse et sa fille qui ont refait leur vie 
				en tentant d’oublier le passé. Ancien professeur d’histoire 
				spécialiste des supplices de l’antiquité chinoise, devenu fou, 
				il finit par les appliquer sur lui-même en s’automutilant 
				publiquement, dans la rue, selon un processus décrit avec la 
				même précision clinique que le dépeçage du cadavre de Shangang. 
				Mais le pire est que son geste n’émeut personne et que ses 
				restes, après cette mort horrible, sont littéralement balayés 
				comme des ordures. Les gens ne veulent pas que l’on vienne 
				troubler leur petite vie tranquille en leur rappelant les 
				horreurs d’un passé encore récent. 
				  
						
							|  | 
							 
							Les célébrités de 
							Shouhuo |  |    
				Sang et 
				violence vécus et rêvés 
				  
				Yu Hua avait 27 
				ans en 1987 et la violence de ses récits était celle de ses 
				cauchemars.  
				  
				On le trouve 
				expliqué en détail dans le chapitre « Écriture » (写作) 
				de « La Chine en dix mots » (《十个词汇里的中国》) : 
				il y dit 
				
				sa frayeur, tous les matins, quand il était enfant et qu’il 
				allait à l’école avec son frère, de voir le nom de son père 
				apparaître sur les affiches en gros caractères. Son père venait 
				en effet d’une famille de propriétaires fonciers et même si son 
				grand-père avait mené une vie dispendieuse et vendu déjà toutes 
				ses terres au moment de la fondation de la République populaire 
				(comme Xu Fugui [徐福贵] 
				dans « Vivre ! »), 
				l’histoire familiale continuait à le tourmenter. Et finalement 
				un matin, ce qu’il redoutait était arrivé : le nom de son père 
				figurait sur une affiche… Et pendant ce temps, c’était le chaos 
				autour de lui, la violence et le sang étaient partout… 
				
				
				  
				
				然后在一九八六年至一九八九年,我突然写下了大面积的血腥和暴力。中国的文学批评家洪治纲教授在二00五年出版的《余华评传》里,列举了我这期间创作的八部短篇小说,里面非自然死亡的人物竟然多达二十九个。 
				
				
				De 1986 à 1989, j’ai soudain écrit des histoires pleines de sang 
				et de violence. Dans son ouvrage « Commentaires sur Yu Hua » 
				publié en 2005, le critique littéraire Hong Zhigang, cite huit 
				de mes nouvelles écrites pendant cette période, dans lesquelles 
				29 personnages meurent de mort violente.  
				
				这都是我从二十六岁到二十九岁的三年里所干我的写作在血腥和暴力里难以自拔。白天只要写作,就会有人物在杀人,就会有人物血淋淋地死去。到了晚上我睡着以后,常常梦见自己正在被别人追杀。梦里的我孤立无援,不是东躲西藏,就是一路逃跑,往往是我快要完蛋的时候,比如一把斧子向我砍下来的时候,我从梦中惊醒了,大汗淋漓,心脏狂跳,半晌才回过神来,随后发出由衷的庆幸:“谢天谢地!原来只是一个梦。” 
				
				
				Pendant les trois années entre mes 26 et mes 29 ans [entre 1986 
				et 1989], il m’était difficile, en écrivant, de m’abstraire du 
				sang et de la violence. Quand j’écrivais pendant la journée, il 
				y avait des gens qui se tuaient, donc mes personnages aussi. Et 
				la nuit, quand je dormais, je me voyais pourchassé en rêve ; 
				j’étais seul, sans défense, je me cachais ou je fuyais, et 
				c’était souvent au moment où j’allais être tué, quand la hache 
				allait s’abattre sur moi, par exemple, que je me réveillais, en 
				nage, le cœur battant la chamade. Il me fallait un bon moment 
				pour retrouver mes esprits, et je me disais alors avec 
				soulagement : « Dieu merci, ce n’était qu’un rêve. » 
				
				…这三年的生活就是这么的疯狂和可怕,白天我在写作的世界里杀人,晚上我在梦的世界里被人追杀。如此周而复始,我的精神已经来到崩溃的边缘,自己却全然不觉,仍然沉浸在写作的亢奋里,一种生命正在被透支的亢奋。直到有一天,我做了一个漫长的梦,以前的梦都是在自己快要完蛋的时候惊醒,这个梦竟然亲身经历了自己的完蛋。也许是那天我太累了,所以梦见自己完蛋的时候仍然没有被吓醒。就是这个漫长的梦,让一个真实的记忆回来了。 
				
				
				Ces trois années de ma vie ont été de la sorte folles et 
				terrifiantes. Dans la journée, je tuais dans le monde de mes 
				récits, et la nuit j’étais traqué dans le monde de mes rêves. 
				Dans ce cycle infernal, j’avais l’esprit au bord de 
				l’effondrement, mais je n’en étais pas conscient, j’étais 
				immergé dans la fièvre de l’écriture, dans une sorte 
				d’effervescence qui épuisait mes forces vitales. Jusqu’à ce que, 
				un jour, je fasse un long rêve où, contrairement aux précédents, 
				je ne me suis pas réveillé sur le point de mourir, j’ai vécu ma 
				mort. Peut-être étais-je trop fatigué, ce jour-là, pour me 
				réveiller à temps. Ce rêve, en fait, me rappelait des souvenirs 
				bien réels.  
				
				
				[souvenir des exécutions publiques auxquelles il avait assisté 
				non loin de la cour de l’école – dans son rêve il était aussi 
				« condamné à mort, avec exécution immédiate » 
				
				判处死刑,立即执行。 
				] 
				
				
				Ce rêve a été une prise de conscience et un tournant crucial 
				dans son écriture : 
				
				现在,差不多二十年过去了。回首往事,我仍然心有余悸。我觉得二十年前的自己其实走到了精神崩溃的边缘,如果没有那个经历了自己完蛋的梦,没有那个回来的记忆,我会一直沉浸在血腥和暴力的写作里,直到精神失常。 
				
				
				Maintenant, presque vingt ans se sont écoulés. Pourtant, j’ai 
				toujours un reste de ces frayeurs en moi. Je pense que j’étais 
				alors au bord de la dépression nerveuse. Si je n’avais pas fait 
				ce rêve qui avait resurgir mes souvenirs, j’aurais sans doute 
				continué à écrire ces histoires de sang et de violence jusqu’à 
				en devenir fou…. 
				
				
				  
				Il y a donc 
				quelque chose de profondément somnambulique et désaxé dans les 
				récits de cette époque, mais cela ne suffirait pas à fasciner 
				autant : c’est la qualité de l’écriture qui en fait des œuvres 
				d’exception, représentatives à ce titre de l’avant-garde 
				littéraire de la fin des années 1980.  
				  
				Violence 
				transcendée par l’écriture 
				  
				Les nouvelles, 
				et surtout les novellas, de cette période ont toutes un style 
				particulier, au-delà de la concision soulignée de manière 
				récurrente par les critiques – concision que Yu Hua a un jour 
				expliquée avec son humour habituel en disant que c’était parce 
				qu’il n’avait pas pu faire beaucoup d’études et qu’il ne 
				connaissait pas beaucoup de caractères. On peut les lire comme 
				des exercices de style, voire des pastiches. 
				  
				Écriture 
				fragmentaire et labyrinthique 
				  
				La novella 
				« Une certaine réalité » a été publiée en 2004 dans un recueil 
				de huit nouvelles, courtes et moyennes, de la même période sous 
				le titre de la dernière qui prend ainsi valeur de symbole : « Un 
				monde incertain » (shìshì 
				rúyān《世事如烟》)
				
				
				. 
				Yu Hua a expliqué la genèse de l’écriture de ces récits dans son 
				recueil d’essais (随笔集) 
				publié en 1998 « Puis-je me croire ? » (ou puis-je avoir 
				confiance dans ce que je raconte Wo nengfou xiangxin ziji《我能否相信自己》) : 
				il dit avoir cherché à s’éloigner des faits réels et à s’évader 
				de toute logique externe en ayant recours à une technique de 
				structure labyrinthique par juxtaposition non linéaire de bribes 
				narratives. C’est tout particulièrement le cas d’« Un monde 
				incertain ». 
				  
						
							|  | 
							 
							Puis-je me croire ? 
							Wo nengfou xiangxin ziji  |  |    
				o   
				Un 
				monde incertain  
				
				shìshì rúyān《世事如烟》 
				  
				Ce zhongpian 
				se présente comme une suite de fragments narratifs rapportant 
				une certaine vision ou interprétation d’incidents et faits 
				divers intervenus dans un temps incertain et transmis par la 
				rumeur publique. Les personnages sont voilés dans un mystère 
				d’autant plus insondable qu’ils ne sont pas désignés par des 
				noms mais par des chiffres et par leur fonction ou leur 
				profession : la sage-femme, le devin, la femme en gris, le 
				chauffeur du camion, l’aveugle. Ils apparaissent ainsi 
				déshumanisés dès le départ, ombres incertaines dans un paysage 
				noyé dans la brume. L’histoire, ensuite, est le récit de ce qui 
				mène à leur mort, inéluctablement, dans un village fantomatique 
				sur lequel règne un vieux devin de 90 ans arrivé à cet âge en 
				cultivant son yang grâce à l’appoint de celui de ses cinq fils 
				morts, voire en violant les jeune filles qu’on lui amène à des 
				fins de divination.  
				  
						
							|  | 
							 
							Un monde incertain 
							Shishi ruyan |  |    
				Le récit 
				déroule meurtres, incestes et viols comme des événements 
				inscrits dans le destin de chacun, la jeune fille 4 étant pour 
				sa part condamnée par son chiffre même, homonyme de mort. 
				L’étrange fait partie intégrante du quotidien, le vieux devin 
				présidant à toutes ces destinées en les manipulant à son profit. 
				C’est le seul qui n’est pas désigné par un chiffre, mais il est 
				associé au chiffre 5 : il a eu cinq fils, il a cinq coqs, son 
				dernier fils survivant meurt à cinquante ans. Il semble être 
				l’incarnation des croyances et superstitions nées de l’ignorance 
				et de la peur qu’elle génère. Cependant, contrairement à ceux 
				des 
				
				contes de Pu Songling, 
				les fantômes chez Yu Hua ne sont pas des apparitions nées 
				d’illusions, et c’est bien pire : les deux pêcheurs 
				fantomatiques vus par le père qui vend ses filles lui 
				apparaissent à l’endroit exact où la plus jeune va se noyer ; 
				appelée une nuit auprès d’une parturiente froide et pâle, la 
				sage-femme opère dans un endroit étrange qui se révèle dans la 
				journée être un cimetière où vient d’être enterrée une femme 
				morte enceinte, et où elle-même va mourir peu après. 
				  
				Sur ce récit 
				fragmentaire plane une peur latente, née de l’impossibilité de 
				savoir exactement ce qui s’est passé, ou se passe. Yu Hua 
				emprunte ici au genre des récits fantastiques du zhiguai 
				(志怪) 
				et du 
				
				chuanqi 
				(传奇), 
				en les coulant dans une réalité moderne qui n’est pas coupée de 
				cette tradition, de ses superstitions, de sa violence latente et 
				de ses peurs irraisonnées ; l’individu se trouve ainsi pris dans 
				un réseau d’irrationnalité qui bloque toute compréhension et 
				suscite l’affabulation. On devine plus qu’on ne sait. Et ce 
				qu’on devine, c’est une série de suicides, de meurtres et de 
				violences en tout genre où même les viols sont cautionnés par la 
				tradition divinatoire, et où tout est conditionné par l’idée de 
				l’inéluctabilité du destin.  
				  
				Finalement, les 
				personnages sont livrés à un destin incontrôlable et opaque sous 
				la coupe du devin du village au centre du récit, dont le mystère 
				s’effiloche au fil de la narration, quand la fumée du titre 
				s’éclaircit un peu de temps en temps. Mais ce destin est en fait 
				lié à la force maléfique du vieux devin, à la foi absurde qu’il 
				génère et qui incite les villageois à venir le consulter, 
				chacune de ces consultations se terminant en drame. Yu Hua 
				semble suggérer que les anciens contes et légendes ont contribué 
				à créer un inconscient collectif fondé sur des archétypes 
				définis par Jung comme l’héritage du passé de l’humanité. 
				 
				  
				Les fragments 
				de l’histoire de Shishi ruyan sont en fait inspirés 
				d’incidents ou événements locaux arrivés dans des petites 
				localités rurales du sud de la Chine et transmis par le bouche à 
				oreille sur lesquels sont greffés des éléments fantastiques 
				typiquement chinois : valeur prémonitoire des rêves, 
				pratique de la divination, théorie taoïste du yin et du yang, 
				rites mortuaires, autant d’éléments négatifs de la culture 
				chinoise traditionnelle contre lesquels s’élève l’auteur. 
				  
				o   
				Pages 
				pour Yang Liu《此文献给少女杨柳》
				 
				  
				C’est une 
				structure fragmentaire et labyrinthique proche que l’on retrouve 
				dans les « Pages pour Yang Liu ». C’est une histoire de bombes à 
				retardement laissées dans une petite ville en 1949 par un 
				régiment de l’armée nationaliste en déroute, les bribes de cette 
				histoire, contées par un témoin, étant entrecoupées de bribes 
				d’une autre histoire, celle de la jeune Yang Liu morte dans un 
				accident de la circulation et dont les yeux ont été greffées sur 
				un homme qui était en train de devenir aveugle, le tout conté 
				par un narrateur dont on ne sait trop s’il raconte ce qu’il a vu 
				ou ce qu’il a rêvé.  
				  
				L’histoire est 
				reprise quatre fois, en douze épisodes numérotés qui reviennent 
				sans rupture au numéro un quand la narration reprend du début, 
				avec des détails différents chaque fois, mais toujours les mêmes 
				dates très précises. Cela ressemble beaucoup au style narratif 
				d’Italo Calvino dans « Si par une nuit d’hiver un voyageur », 
				avec une  narration en douze fragments aussi, caractérisée par 
				une série de mises en abyme brouillant les niveaux narratifs. 
				 
				  
				Par la simple 
				force de sa structure narrative et de l’ambiguïté des 
				personnages autant que du narrateur, le récit de ces « Pages 
				pour Yang Liu » rend la réalité floue, difficile à cerner ; la 
				violence reste latente, présente dans la menace des bombes, dont 
				l’une reste encore à exploser à la fin du récit, comme si 
				c’était emblématique de la réalité de la Chine moderne. 
				 
				  
				Évocation 
				des fantômes du passé… littéraire 
				  
				Ce jeu sur le 
				caractère fantomatique de la réalité et des apparences prend 
				aussi les dehors d’un jeu littéraire dans des récits qui font 
				renaître des spectres littéraires ; mais la réalité, sous la 
				plume de Yu Hua, subvertit les récits classiques et soumet les 
				personnages à un sort bien plus cruel que les illusions 
				d’autrefois. 
				  
				  
				Cette novella 
				reprend en effet une histoire des plus classiques : celle des 
				amants légendaires comme 
				
				Liang Shanbo et 
				Zhu Yingtai (《梁山伯与祝英台》) 
				ou encore ceux du « 
				
				Récit 
				du Pavillon de l’Ouest » (Xixiangji《西厢记》), 
				à l’origine un chuanqi de la période Tang développé à 
				partir de récits antérieurs, le tout dans la grande tradition 
				littéraire des histoires de « belles jeunes femmes et lettrés 
				talentueux » (才子佳人).
				 
				  
				Le récit de Yu 
				Hua commence comme un de ces contes traditionnels : un lettré se 
				rend à la capitale passer les examens mandarinaux, et en chemin, 
				passant devant une superbe propriété, parvient à se glisser par 
				une pluie battante sous les fenêtres d’une jeune beauté qui, 
				pour lui éviter de se tremper, lui offre l’abri de sa chambre 
				pour la nuit. Au petit matin, le lettré repart en gardant ce 
				souvenir mémorable, mais il rate les épreuves et rentre chez lui 
				reprendre ses études. Et quand il revient trois ans plus tard, 
				sur la même route pour aller passer les mêmes examens, tout a 
				changé : il traverse un paysage dévasté, la maison n’est plus 
				que ruine et un terrain vague a remplacé le luxuriant jardin. 
				Mais on n’est plus chez Pu Songling : la maison n’était pas un 
				rêve, et la dévastation de toute la région est bien réelle, due 
				à une terrible sécheresse qui a provoqué une grande famine. 
				  
				Fini le récit 
				traditionnel, on est de plain-pied dans un réel atroce où femmes 
				et enfants sont vendus comme chair à pâté, y compris la jeune 
				fille retrouvée en train de se faire dépecer dans une auberge. 
				On retombe dans le fantastique à la fin de l’histoire, un peu 
				comme dans le « Pavillon 
				aux pivoines » (Mudanting《牡丹亭》), 
				mais pas question de résurrection comme dans la scène 35 (回生) 
				et encore moins de réunion finale comme à la fin de la pièce : 
				 les fantômes n’ont pas droit de cité chez Yu Hua. 
				 
				  
				o  
				Un 
				incident fortuit《偶然事件》 
				  
				Cet « Incident 
				fortuit » est un autre exemple de jeu narratif par mise en abyme 
				tendant à brouiller les pistes d’une histoire très simple : un 
				homme entre dans un bar et en poignarde un autre qui était en 
				train d’y prendre un verre. Le reste est un brillant échange de 
				correspondance visant à déterminer les raisons du meurtre, et se 
				terminant… sur la scène initiale du meurtre.  
				  
				Le mode 
				narratif et le style rappellent Marguerite Duras : celle 
				d’« Emily L » pour le style et de « Moderato Cantabile » pour le 
				thème et l’atmosphère, et même une temporalité cyclique très 
				semblable. « Emily L », c’est le bar de la Marine, où « il n’y 
				avait presque personne, cet après-midi-là », comme au café des 
				Gorges chez Yu Hua, et « Moderato Cantabile », c’est l’histoire 
				d’un meurtre, dans un autre café. « Emily L » date de 1987, 
				comme l’histoire de Yu Hua qui le précise : septembre 1987. 
				« Moderato Cantabile », c’est la fin des années 1950, dans le 
				contexte tragique de l’après-guerre, 
				post-Auschwitz-post-Hiroshima-post-Staline, atmosphère anxiogène 
				où plane la peur. « Moderato Cantabile », c’est un travail sur 
				l’écriture, fondée sur la répétition, l’ellipse, le minimalisme, 
				« écriture du tâtonnement » que l’on retrouve chez Yu Hua.
				 
				  
				La violence 
				semble être s’être envolée, dans l’histoire, mais elle est 
				pourtant là, larvée, en attente comme dans les « pages pour Yang 
				Liu » ; là aussi c’est comme une bombe à retardement, qui finit 
				par exploser quand la tension a atteint ses limites. 
				 
				  
				Les autres 
				nouvelles moyennes de la période comportent la même recherche 
				sur la forme et l’écriture, dans une atmosphère apparemment 
				pacifiée, mais où la violence anxiogène est tapie dans les 
				replis de l’inconscient comme dans la nouvelle (courte) « Je 
				suis timoré comme une souris » (《我胆小如鼠》) 
				et où les meurtres sont des histoires de fous, comme dans 
				« Erreur au bord de l’eau » (《河边的错误》).
				 
				  
				Évolution 
				après 1990  
				  
				Au début des 
				années 1990, la narration évolue imperceptiblement. La violence 
				est toujours là, mais latente et menaçante, même si c’est une 
				menace naturelle, d’autant plus imprévisible, comme celle d’un 
				tremblement de terre ou d’un typhon comme dans « Typhon 
				estival ». 
				  
				Cette nouvelle 
				moyenne marque justement un tournant. Le mode narratif évolue 
				vers une structure alambiquée cultivant le flou et l’incertain, 
				comme si l’histoire était contée par un fou ou un amnésique, et 
				qu’il n’en restait que des bribes pour tenter de la reconstituer
				
				
				 
				– des « cris dans la bruine » (《在细雨中呼喊》) 
				comme l’annonce le premier roman de Yu Hua, publié en 1991 
				également, année-charnière donc tant du point de vue de la 
				thématique que de la forme. 
				  
				Avec 
				« Frisson », on voit en outre apparaître dans les nouvelles de 
				Yu Hua une note d’ humour qui va devenir une caractéristique des 
				récits à venir, dont « Brothers » (《兄弟》) 
				bien sûr, dix ans plus tard. Mais c’est un humour grinçant, 
				toujours aussi froid. 
				  
				À partir de « Vivre », 
				Yu Hua s’oriente vers des narrations plus longues brossant des 
				tableaux de la société souvent pleins d’humour, mais « Le 
				septième jour » (《第七天》), 
				en 2013, revient vers la forme du zhongpian et de la 
				narration onirique et fragmentaire : c’est une satire sociale 
				froide et sans concession où la violence revient en force en 
				reprenant des thèmes antérieurs, et en posant l’au-delà, après 
				la mort, comme un paradis égalitaire offrant la perspective d’un 
				apaisant repos éternel aux morts sans sépulture. 
				  
 
				  
				Traductions 
				en français  
				Voir à la fin 
				de la 
				
				présentation de l’auteur. 
				  
   
				
				À lire en complément 
				  
				- 
				Haunted Fiction: Modern Chinese Literature and the Supernatural, 
				Anne Wedell-Wedellsborg (université d’Aarhus, Danemark), The 
				International Fiction Review, Vol. 32, No. 1 & 2, 2005. 
				
				
				
				https://journals.lib.unb.ca/index.php/IFR/article/view/7797/8854 
				  
				- 
				The Disenchantment of History and the Tragic Consciousness of 
				Chinese Postmodernity, Alberto Castelli, Comparative Literature 
				and Culture 21.4 (2019) 
				
				
				
				https://docs.lib.purdue.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3085&context=clcweb 
					
					
 
 
						
						
						
						
						
						
						
						
						
						
						
						
						 
						 
						
						 
						
						
						
						Chinese 
						“Avant-Gardism”: A Representative Study of Yu Hua's 
						“1986” 
						 
						
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