Xu Zhenya
est un célèbre romancier et homme de presse de la fin des
Qing et des débuts de la République. Son œuvre la plus
connue, le roman « L’âme de Yuli » (Yuli hun
玉梨魂),
écrit en langue classique, lui a valu en 1921 le titre de
« Père des histoires d’amour tragiques » (yanqing
xiaoshuo zhi zu
言情小说之祖).
Il est l’un des principaux représentants du courant
littéraire des Canards
mandarins et papillons (鸳鸯蝴蝶派).
Un
amour malheureux : Yuli hun
Xu Zhenya
est né en 1889 à Changshu, dans le Jiangsu (江苏常熟).
Son père était enseignant et a commencé très tôt l’éducation
de son fils. En 1904, Xu Zhenya a arrêté ses études pour
enseigner dans l’école primaire dont son père était le
directeur. Mais le père meurt en 1907 et l’école est fermée.
Xu Zhenya part à Wuxi (无锡).
De 1909 à
1911, il est instituteur à l’école primaire Hongxi du bourg
de Xicang (西仓镇鸿西小学堂),
dans la préfecture de Wuxi. Son frère Xu Tianxiao (徐天啸)
l’introduit dans la société Nanshe (南社),
l’une des principales sociétés littéraires de l’époque. Il
écrit des centaines de poèmes dont beaucoup sont publiés
dans la revue de la société (南社丛刊),
créée à Wujiang (吴江)
par Liu Yazi (柳亚子).
Parallèlement, il est le tuteur d’un enfant dans la maison
proche de l’école où il enseigne, celle du grand calligraphe
Cai Yinting (蔡荫庭).
Il a alors une histoire d’amour malheureuse avec la mère de
l’enfant, Chen Peifen (陈佩芬).
Ils ont été passionnément amoureux, échangeant lettres et
poèmes. Mais, étant veuve et ne pouvant donc l’épouser par
respect pour son mari défunt, selon les règles de convenance
confucéennes, Chen Peifen lui fait épouser sa nièce Cai
Ruizhu (蔡蕊珠).
Le mariage a lieu en 1910. C’est cette histoire qui a
inspiré à Xu Zhenya son roman « L’âme de Yuli » (Yuli
hun《玉梨魂》)
dont il écrit les premières ébauches dès 1911.
Yuli hun (L’ame
de Yuli)
Les
relations avec sa belle-mère étant tendues, Xu Zhenya repart
enseigner à Changshu. Mais, en 1911, son frère Xu Tianxiao
part à Shanghai faire des études de droit ; il écrit pour le
journal Minquan bao (《民权报》),
alors très populaire, et y introduit son frère.
C’est
ainsi que, en 1912, Xu Zhenya part à Shanghai avec son
camarade de classe Wu Shuangre (吴双热)
pour travailler au Minquan bao. Il devient rédacteur
en chef du supplément littéraire du journal, et c’est dans
ce supplément qu’il publie son roman Yuli hun,
« L’âme de Yuli », qui a aussitôt un immense succès.
Autofiction en trente chapitres
[1],
le roman dépeint les amours malheureuses d’un jeune lettré,
He Mengxia (何梦霞),
qui a été engagé comme précepteur du fils d’un lointain
parent décédé. La veuve, Bai Liying (白梨影),
tombe amoureuse de lui, mais c’est un amour condamné par les
règles confucéennes. Bai Liying présente donc He Mengxia à
sa belle-sœur Cui Yunqian (崔筠倩)
et se suicide après leur mariage. Mais Yunqian est une femme
moderne qui n’est pas satisfaite du mariage arrangé par sa
belle-sœur. Quand elle apprend l’amour qui existait entre He
Mengxia et Bai Liying, prise de remords, elle se suicide à
son tour. Quant à He Mengxia, suivant les dernières
instructions de Liying, il part faire des études au Japon
puis revient participer au soulèvement de Wuchang (武昌起义)
[2]
et meurt pour la patrie.
Très
moderne dans sa thématique, à la fois dans sa dénonciation
des tabous sociaux concernant le mariage et dans sa note
nationaliste, le roman annonce les œuvres sur le même sujet
de la période de la Nouvelle Culture. Mais le roman est
aussi original et novateur dans sa forme. Il est écrit en
langue classique, et en prose parallèle (pianti wen骈体文),
mais avec une structure syntaxique personnalisée qui ne suit
pas strictement les règles. En outre, Xu Zhenya a utilisé
des poèmes et des lettres (quatorze au total) qui permettent
aux personnages d’exprimer leurs sentiments, dans un style
lyrique et avec une évolution progressive de l’exaltation au
désespoir. Xu Zhenya a ajouté à la fin la forme du journal
(que tient Yunqian avant sa mort), innovation stylistique
qui va devenir populaire.
« L’âme de
Yuli » a exercé une profonde influence sur la littérature de
l’époque, tant pour la forme que pour le fond. Après la
publication en feuilleton dans le journal, il a été édité en
livre en 1913 par les presses du Minquan bao et
réédité des dizaines de fois aux cours des années suivantes.
Immense succès d’édition, il a même été piraté, à Hong Kong
et à Singapour. Ensuite, il a été adapté au cinéma en 1924,
1939 et 1953 (voir ci-dessous).
Yuli hun, film
cantonais de 1953
De tous
les romans du courant des Canards mandarins et papillons,
c’est certainement le plus connu et celui qui aura eu le
plus de retentissement – on le considère même comme le roman
fondateur du mouvement. Il a suscité un véritable
engouement, surtout chez les lectrices. L’une d’elles, Liu
Yuanying (刘沅颖)
[3],
est même venue de Pékin à Shanghai dans l’intention d’en
épouser l’auteur… ce qu’elle réussira à faire après la mort
de la première épouse de Xu Zhenya, quinze ans plus tard.
Après le succès
Xu Zhenya
est désormais célèbre. Mais, pendant l’hiver 1913, le
Minquan bao est obligé de suspendre sa publication pour
avoir critiqué le projet de restauration monarchique de Yuan
Shikai.
En janvier
1914, il devient rédacteur en chef de la revue littéraire
« Le monde de la fiction » (《中华小说界》)
des éditions Zhonghua (中华书局).
Mais il quitte Zhonghua en mai pour devenir rédacteur en
chef de la nouvelle collection de textes de fiction
Xiaoshuo congbao (《小说丛报》)
créée par un groupe de jeunes autour de Liu Tieleng (刘铁冷).
Il réécrit
alors « L’âme de Yuli » sous forme de journal, en ajoutant
de nombreux poèmes
[4],
et le publie dans le Xiaoshuo congbao sous le titre
« Les larmes de l’oie des neiges » (Xue
hong lei shi《雪鸿泪史》).
Le roman a le même succès que le précédent.
Les larmes de l’oie des
neiges,
premier roman sous forme
de journal
Il publie
dans la même collection la courte nouvelle Jue (《觉》)
[5],
au sens de « Conscience », qui est tout aussi
caractéristique de son style et de ses thèmes, en reflétant
le courant de fiction populaire de la période. C’est une
réflexion introspective
[6]
d’un jeune révolutionnaire qui a quitté la femme qu’il aime
pour participer à la révolution de 1911 : après plusieurs
années d’errances, déçu par une cause à laquelle il ne croit
plus, bourré de remords et honteux de ne pas être devenu un
héros, il ne voit d’autre solution que la réclusion
[7].
Cette méditation sur le sens du sacrifice se conclut sur
l’idée que le dévouement inconditionnel à la nation ne vaut
pas qu’on lui sacrifie ses sentiments intimes et ses
aspirations personnelles. L’impression finale est celle
d’une vie gâchée, tout comme celle de He Mengxia.
En juillet
1918, cependant, en raison de désaccords avec la rédaction,
Xu Zhenya quitte le Xiaoshuo congbao et fonde sa
propre maison d’édition, Qinghua (清华书局),
avec une revue trimestrielle (xiaoshuo jibao《小说季报》).
Mais la revue cesse très vite d’être publiée. La maison
d’édition n’est pas un succès non plus.
Difficiles dernières années
En
septembre 1922, sa femme Cai Ruizhu tombe malade et meurt.
Il écrit cent « Poèmes du souvenir » (《悼亡词》)
sous le nom de plume Qizhusheng (泣珠生),
c’est-à-dire « l’homme qui pleure des larmes comme des
perles ». Puis, en 1923, il devient un temps le rédacteur du
mensuel « Bambou vert » (《绿竹》).
En 1926, il finit par épouser Liu Yuanying (刘沅颖)
(voir note 1). Mais cela ne fait que créer des tensions
familiales.
Sa maison
d’édition périclite. En 1934, il la vend aux éditions
Dazhong (大众书局),
et rentre dans sa ville natale. Pour vivre, il ouvre un
magasin d’antiquités qu’il nomme « Le zhen lu » (“乐真庐”)
– soit : la vraie chaumière du bonheur - et dans lequel il
vend ses calligraphies et des sceaux. Il noie son chagrin
dans l’alcool et n’écrit pratiquement plus. Il n’a que
quarante ans, mais il est atteint de tuberculose.
Une calligraphie de Xu
Zhenya
Liu
Yuanying meurt de maladie pendant l’hiver 1936. En novembre
1937, Changshu tombe aux mains des Japonais. Malade, Xu
Zhenya s’enfuit à la campagne. Il meurt de maladie, dans la
pauvreté, à l’âge de 49 ans.
Outre une
dizaine de romans, ses œuvres complètes comportent quatre
volumes de textes divers, dont des poèmes, des souvenirs (《杂忆》)
et même une « Brève histoire des romanciers modernes » (《近代小说家小史》).
Quelques publications
(fiction
et autofiction)
1912 :
L’âme de Yuli Yuli hun
《玉梨魂》
1915 : Les
larmes de l’oie des neiges Xue hong lei shi《雪鸿泪史》
1916 : Le
sac de brocard Jin nang
《锦囊》(avec
Wu Shuangre
吴双热)
1916 : La
femme de trop Yu zhi qi
《余之妻》
1916 : Les deux servantes Shuang huan ji《双鬟记》
1917 : Les
regrets de la chambre des femmes Lan gui hen
《兰闺恨》
1918 :
Devenir gendre Rang xu ji《让婿记》
Adaptations cinématographiques
1924 : The
Death of Yuli (《玉梨魂》)
de
Zhang Shichuan (张石川)
et Xu Hu (徐琥),
scénario Zheng Zhengqiu (郑正秋).
1939 :
Yuli hun (《玉梨魂》),
film cantonais co-réalisé par Shi Youyu (石友宇)
et Li Lianqia (李连洽).
1953 :
Yuli hun (《玉梨魂》),
film cantonais de Lee Sun-fung (李晨风).
- Le calme
avant la tempête ? Littérature chinoise en langue classique
et fabrique de la modernité chinoise au début de la période
républicaine, Joachim
Boittout, China Perspectives, 2019-2.