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Su Manshu 苏曼殊

1884-1918

Présentation

par Brigitte Duzan, 18 avril 2024

 

 

Su Manshu

 

 

Poète, peintre, romancier, traducteur, et moine, Su Manchu est aujourd’hui considéré en Chine comme un « grand maître » en littérature (wénxué jùjiàng文学巨匠). Il fait cependant partie de ces écrivains du tournant du 20e siècle, entre une dynastie finissante et une République chaotique, que l’on a longtemps dédaignés.

 

Il a cumulé bien des avanies. Très tôt ostracisé car écrivant dans un chinois classique, loin du vernaculaire promu par les adeptes de la Nouvelle Culture, il a ensuite été étiqueté décadent et jugé bien sombre dans une Chine maoïste qui voulait que tout écrit soit positif afin d’insuffler du tonus au peuple ; il a encore aggravé son cas en prônant des valeurs traditionnelles dignes de l’aristocratie « féodale ». Enfin, notre époque l’a poursuivi d’un mépris renouvelé pour avoir écrit de douloureuses histoires d’amour comme autrefois les romances de « jeunes lettrés et beautés » (caizi jiaren 才子佳人). On l’a appelé « le moine des sentiments » (qing seng 情僧) et on a fini par faire de lui, autre étiquette et pire des opprobres, un précurseur du courant des « Canards mandarins et papillons » (鴛鴦蝴蝶派)…

 

À la fin des années 1980, pourtant, ses principales nouvelles, publiées entre 1913 et 1916, ont été traduites en français, et publiées dans la collection « Connaissance de l’Orient » de la nrf, avec une préface élogieuse d’Etiemble [1] qui résume le personnage par ces mots :

« … Su Manchu est le parangon de l’homme libre. Sans rechigner, il en paya le prix : peu diffusé, on s’en doute, au début du 20e siècle, la tyrannie maoïste paracheva l’œuvre de la décadence mandchoue et offusqua proprement (je veux dire : salement) l’œuvre de cet impertinent qui prétendait tout seul, comme un grand qu’il était, penser ! … »

 

Bref, il est temps de reprendre le chemin tracé par Etiemble.

 

Une vie de moine errant

 

Su Manchu a connu une existence de paria, et d’abord parce qu’il est né d’un père chinois et d’une mère japonaise, et que son père est mort quand il était très jeune. C’est d’ailleurs l’un des thèmes récurrents de ses récits : pour les filles aussi bien que les garçons, la mort du père est une catastrophe car elle met les jeunes à la merci de leur famille, belle-mère, tantes et oncles, qui concoctent leur mariage pour favoriser leur propre ascension sociale.

 

Entre Chine, Japon et autres

 

Su Manchu est né à Yokohama en 1884, d’un père chinois, marchand de thé cantonais, et d’une mère japonaise qui était servante dans la maison paternelle. En 1888, l’enfant est envoyé avec sa mère à Canton pour aller à l’école. Mais, trois ans plus tard, en 1891, elle repart au Japon en l’abandonnant. Il étudie l’anglais à Hong Kong grâce à la générosité d’un missionnaire espagnol qui le recueille.

 

Comble de malheur, son père meurt en 1894. L’année suivante, le jeune Su Manshu entre dans un temple à Canton. Mais, en 1896, il part rejoindre sa mère au Japon. En 1898, il entre dans une école chinoise à Yokohama. Puis, en 1902, il étudie à l’université Waseda, à Tokyo, tout en participant aux activités d’associations révolutionnaires d’étudiants chinois, où il rencontre entre autres Sun Yat-sen et Chen Duxiu (陈独秀) avec lequel il se lie d’amitié.

 

En 1903, grâce à des fonds offerts par le missionnaire espagnol, il part apprendre le sanscrit en Birmanie, puis va à Bangkok et à Ceylan. En 1905, il est de retour à Canton, mais, malade, se rend au Japon. C’est une période d’intense activité littéraire : il traduit des poèmes choisis de Byron, qui seront publiés en 1909, et écrit les deux tomes de ses « Origines de la littérature » dont le premier tome est publié en 1907. Cette même année, il rédige aussi une préface au recueil de poèmes posthumes de Qiu Jin (秋瑾) publié à Tokyo juste après sa mort, sous le simple titre « Recueil de Qiu Jin » (《秋瑾集》).

 

En 1908, toujours à Tokyo, il fait encore paraître des essais ainsi qu’un récit indien antibritannique qu’il a retraduit de l’anglais. Il achève en même temps la traduction de poèmes, de Shelley et Byron, ainsi que du drame « Shakuntalâ », du poète indien Kâlidâsa, où l’on retrouve le thème cher à Su Manshu du mariage par consentement mutuel, hors rituels et contraintes familiales.

 

En 1909, il part pour Singapour et, sur le bateau, retrouve le missionnaire espagnol accompagné de l’une de ses filles, poète, que le missionnaire lui aurait bien fait épouser… En 1910, il est à Java, puis en Inde, et en 1911 de nouveau au Japon. La révolution de 1911 ne change rien à son existence errante : il refuse toute fonction et préfère continuer à vivre de sa plume, voire, en moine qu’il est, en mendiant, c’est-à-dire en empruntant de l’argent.

 

Entre Tokyo et Shanghai

 

En 1912, il est à Shanghai rédacteur du journal Taiping Yangbao (《太平洋报》) où il publie « La solitude de l’oie sauvage » (voir ci-dessous). Et il envisage de retraduire « La dame aux camélias », la traduction qu’a fait paraître Lin Shu (林纾) en 1899 ne lui plaisant pas. Ce projet-là tombe à l’eau, il en a d’autres. Après un bref aller-retour au Japon, il quitte Shanghai pour Suzhou où il participe à la rédaction d’un dictionnaire chinois-anglais.

 

En mai 1914, il commence la publication, en feuilleton dans la revue Minguo (《民国》杂志) lancée à Tokyo par Sun Yat-sen [2], de sa nouvelle restée inachevée : « Les larmes rouges du bout du monde » (《天涯红泪记》). Suivent en 1915 les nouvelles « L’épée brûlée » (《焚剑记》) et « Le foulard pourpre » (《绛纱记》), où l’on trouve des échos des troubles, pillages et atrocités impunément perpétrés par la soldatesque après la « deuxième révolution » déclenchée en 1913 pour tenter d’évincer Yuan Shikai et contrer sa tentative de restauration du pouvoir impérial.

 

En 1916, la nouvelle « L’épingle brisée » (《碎簪记》) est publiée dans le numéro de novembre du journal « La Jeunesse » (新青年), lancé à Shanghai le 15 septembre 1915 par Chen Duxiu dans le but de promouvoir l’idée de « révolution littéraire » (文学革命论) [3].

 

En 1917, bien que malade, Su Manshu rêve d’un séjour en Italie pour approfondir ses connaissances en peinture, car il est aussi peintre. Pour tenter d’obtenir une bourse, il écrit à son ami Chen Duxiu qui vient d’être nommé par Cai Yuanpei (蔡元培) doyen de la faculté de lettres de l’université de Pékin (Beida). 

 

Il n’aura cependant pu réaliser son rêve ni poursuivre son œuvre. Miné par la maladie, il meurt le 2 mai 1918 à l’hôpital Guangci (广慈医院) [4] de Shanghai, à l’âge de 34 ans. Son ultime sépulture [5] est sur le mont Jilong (鸡笼山), au sud-ouest du lac de l’Ouest à Hangzhou.

 

Ses œuvres complètes (《苏曼殊全集》) ont été publiées dès 1927, par Liu Yazi (柳亚子), avec lettres, préfaces, postfaces et autres documents complémentaires. C’est la publication considérée comme la plus complète à ce jour, en cinq volumes ; elle a été rééditée en 1947 par les éditions Beixin Shuju de Shanghai (上海北新书局), puis en 1985 par le China Bookstore (中国书店) de Pékin, cette fois en caractères simplifiés, après relecture et réduction à 4 tomes.

 

 

Su Manshu, œuvres complètes

(rééd. 2011 de la compilation de Liu Yazi)

 

 

Une édition spéciale de ses traductions a en outre été publiée, par la maison d’édition Xueyuan (学苑出版社), sous le titre « Collection extérieure de Manshu – quatre recueils de traductions de Su Manshu » (《曼殊外集——苏曼殊编译集四种》).

 

Œuvre représentative 

La solitude de l’oie sauvage (duàn hóng líng yàn jì断鸿零雁记) [6]

 

Le récit a initialement été publié en feuilleton du 12 mai au 7 août 1912 dans le journal Taiping Yangbao (《太平洋报》) lancé à Shanghai en avril, dont Su Manshu est l’un des rédacteurs. Il sera publié séparément en 1929 par les éditions Guangyi (上海广益书局) – maison de presse qui éditait à l’origine les manuels pour la préparation des examens impériaux et s’est ensuite reconvertie dans l’édition de livres populaires. En 1925, la Commercial Press (商务印书馆) en publie la première traduction en anglais, par Liang Sheqian (梁社乾) alias George Kin Leung, sous le titre « The Lone Swan » [7] ; la traduction est rééditée chez le même éditeur en 1934 sous le titre « The Lone Swan, the Autobiography of the Great Scholar and Monk the Reverend Mandju » - réédition après la catastrophe du 1er février 1932, lorsque les locaux de la Commercial Press à Zhabei, et les quelque 500 000 livres de ses collections, ont été détruits par un bombardement japonais.

 

 

The Lone Swan, éd. 1924

 

 

Il s’agit d’une autofiction romancée en 27 courts chapitres, un format inhabituel qui tient plus du zhongpian (ou novella) que du « roman court » comme l’œuvre est souvent cataloguée ; qui plus est, il s’agit d’une narration à la première personne, ce qui est aussi innovant. On y trouve la plupart des leitmotivs des nouvelles de Su Manshu. Le personnage principal, de père chinois et mère japonaise, est son alter ego. Au début du récit, sous le nom de Sanlang (三郎), il est novice dans un monastère du sud de la Chine. Son maître l’envoie mendier, il se fait voler par des brigands, s’enfuit, se perd et se retrouve dans un lieu inconnu. Ayant demandé de l’aide à un jeune garçon qui chassait des grillons (pour acheter un manteau à sa mère), celui-ci l’emmène chez lui et surprise : sa vieille mère n’est autre que la nourrice de Sanlang. On apprend ainsi ses origines japonaises : il s’appelle Saburo et appartient à une vieille famille d’Edo (aujourd’hui Tokyo) – ce qui devait être le fantasme de Su Manshu. Saburo décide alors de partir au Japon voir sa mère.

 

 

The Lone Swan, rééd. 1934

 

 

Avant de partir, cependant, il revoit la jeune Xuemei (雪梅) que son père avait prévu de lui faire épouser, mais qui a été promise à un autre quand le père est mort, ruiné. Saburo va dès lors être partagé entre ce premier amour et celui de Shizuko, la jeune cousine japonaise que sa tante, à Yokohama, veut lui faire épouser. Dilemme d’autant plus angoissant qu’il est moine et n’ose le dévoiler. Il tombe malade, en proie à une forte fièvre. On a là les traits récurrents des histoires de Su Manshu : un jeune moine partagé entre deux amours, voulant rester fidèle au premier et en tombant malade ; la vie monacale apparaît comme un idéal de paix hors des tracas du monde tandis que les jeunes femmes mettent fin à leurs jours – motifs récurrents chez Su Manshu.

 

 

Les nouvelles de Su Manshu (曼殊小说集),

éd. originale

 

 

Le récit est ainsi construit en brefs épisodes contant les aléas de la vie de Saburo et traduisant le chaos de l’époque (brigands omniprésents, personnages corrompus) ainsi que les malheurs causés par la tradition du mariage arrangé. Les détails autobiographiques abondent. On voit ainsi apparaître au détour du 6e chapitre – dépeignant une halte lors du voyage vers le Japon - un personnage de pasteur nestorien d’origine espagnole auprès duquel le jeune Saburo a étudié les langues « européennes » pendant deux ans. À son départ pour Yokohama, la jeune fille du pasteur lui fait cadeau de livres, dont des poèmes de Byron et Shelley, ce qui nous vaut un dithyrambe sur le Childe Harold de Byron, mais bref comme le reste…

 

Le ton est sombre, le temps glacial, il neige souvent, même les sentences parallèles apposées aux portes du temple derrière lequel se trouvent les sépultures du père et du grand-père reflètent les malheurs du temps :

蒲團坐耐江頭冷,香火重生劫後灰。

             Assis sur sa natte de prière, le moine endure du fleuve la froidure,

            Le temple renaît de ses cendres dans les vapeurs d’encens.

 

Les éditions modernes affichent sur la couverture : « premier bestseller des débuts de la République de Chine » (民国初年第一部成功之作). C’est ce récit qui est plus particulièrement considéré comme précurseur du courant des « Canards mandarins et papillons ». Il n’a pourtant rien d’une légère histoire d’amour contrarié.

 


 

Adaptations cinématographiques

 

La nouvelle a été une première fois adaptée au cinéma en 1939. Réalisé par Lee Tit (Li Tie 李铁) [8], « The Lone Swan » (《断鸿零雁记》) est un film cantonais, en noir et blanc, produit par la société Weiming (伟明公司) de Hong Kong. Il est sorti le 21 avril 1939.

 

 

Le film de 1955 adapté de « The Lone Swan »

 

 

Une deuxième adaptation, éponyme, a été réalisée en 1955, également à Hong Kong ; réalisé par Lee Sunfung (Li Chenfeng 李晨风) [9], c’est un autre film cantonais, en noir et blanc, sorti à Hong Kong le 22 décembre 1955.

 


 

Traductions

 

- Poèmes choisis de Lord Byron (Bàilún shī xuǎn《拜伦诗选》) : publiés en Chine en 1909, traduction en forme de poésie classique chinoise.

- Les Misérables, traduit « Une société misérable » (悲惨世界), publié en feuilleton dans le Quotidien de la République (Guomin ribao《国民日日报》) pendant les quelques mois d’existence du journal, du 15 juin au 13 octobre 1903. La traduction n’est que partiellement celle du texte de Hugo, l’histoire est de la main de Su Manshu à partir du chapitre sept.

 


 

Film biographique

 

« Su Manshu » (《苏曼殊》), sorti en 2024, est un biopic de Du Changbo (杜昌博) sur un scénario de Liu Bing (刘兵) [10] et Ma Yuzhuo (马玉琢). Il montre le regain d’intérêt en Chine continentale pour un auteur qui avait été voué aux gémonies dans la Chine de Mao. En même temps, c’est une manière de redorer son image en faisant de lui un révolutionnaire et ami de révolutionnaires.

 

Su Manshu est présenté comme un « géant littéraire », traducteur hors pair, ami entre autres de Sun Yat-sen et de Chen Duxiu, et, en outre, un combattant pour la révolution. Le film a été conçu pour « le 40e anniversaire de la signature du traité d’amitié entre la Chine et le Japon [11] et le 100e anniversaire de la mort de Su Manshu [12] ».

 

 

Su Manshu, le biopic

 

 


 

Traduction en français   

 

Les larmes rouges du bout du monde, trad. Dong Chun et Gilbert Soufflet, nrf Gallimard, 1989.

Traduction de six nouvelles :

1/ La solitude de l’oie sauvage断鸿零雁记1912

2/ Le foulard pourpre 《绛纱记》1915

3/ L’épée brûlée 《焚剑记》1915

4/ L’épingle brisée 《碎簪记》1916

5/ Ceci n’est pas un rêve 《非梦记》1917

6/ Les larmes rouges du bout du monde《天涯红泪记》(début de sérialisation 1914, inachevé)

 

 

Les larmes rouges du bout du monde

 

 

 


[1] Les larmes rouges du bout du monde, trad. Dong Chun et Gilbert Soufflet, nrf Gallimard, 1989. Traduction accompagnée de tout un dossier de notes, textes complémentaires et critiques.

Seul regret : que les auteurs n’aient pas donné les titres chinois des œuvres citées et des références plus précises, en particulier à la fin de l’ouvrage dans la Bibliographie (pp. 239-240) et dans les notes détaillées sur le style de Su Manshu (pp. 242-252).

[2] Lancée à Tokyo le 10 mai sous l’égide de Sun Yat-sen.

[4] Aujourd’hui l’hôpital Ruijin (瑞金医院).

[5] Ultime car même mort il aura été moine errant : il a eu une première sépulture au pied du mont Gushan (孤山), au nord du lac de l’Ouest, financée par Sun Wen (孙文), avec une inscription de Zhu Zongyuan (诸宗元) de la société du Sud, Nanshe. Or la tombe s’est effondrée dans les années 1950. La nouvelle sépulture, au sud-ouest du lac, date de 1964.

[6] Selon la traduction du titre en français par Dong Chun et Gilbert Soufflet (voir note 1).

Texte original chinois en ligne.

[7] Traducteur sino-américain né à Atlantic City, New Jersey. De lui aussi est la première traduction en anglais des nouvelles choisies (Selected Stories) de Lu Xun, sous le titre « The True Story of Ah Qiu », traduction en 1925, publiée par la Commercial Press en 1926. Cette proximité éditoriale montre que Su Manchu tenait une place de choix parmi les sommités littéraires de l’époque.

[8] Acteur et réalisateur du cinéma cantonais de Hong Kong né en 1913 et mort en 1996, Lee Tit a réalisé quelque 70 films durant sa carrière de réalisateur, de 1936 à 1977.

[9] Réalisateur, scénariste et acteur cantonais né en 1909 dans le Guangdong et mort en 1985 à Hong Kong. Il a réalisé une soixantaine de films entre 1940 et 1978, dont certains co-réalisés avec Lee Tit.

[10] Le scénariste, entre autres, de « Damp Season » (《回南天》) de Gao Ming (高鸣) et de « Manchurian Tiger » (《东北虎》) de Geng Jun (耿军).

[11] Signé le 12 août 1978, entré en vigueur le 23 octobre suivant à l’occasion de la visite d’Etat au Japon de Deng Xiaoping en tant que vice-Premier ministre de la République populaire. Les négociations sur un traité de paix ont commencé en 1974.

[12] Les chiffres ne correspondent pas à 2024 : le traité d’amitié a été signé en 1978, et Su Manshu est mort en 1918. Le double anniversaire était en 2018. Le film a dû prendre du retard… qu’il ait eu des problèmes pour passer la censure n’aurait rien d’étonnant.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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