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Quand Sheng Keyi  « regarde le monde du dos d’un poisson » :

Notes de lecture de Zhang Guochuan

Publié le 16 mars 2022

  

En janvier 2022 est paru en Chine un nouveau recueil de textes courts de Sheng Keyi (盛可以), intitulé « Regarder le monde du dos d’un poisson » (《骑鱼看世界》) [1], recueil qui apparaît comme le pendant de celui paru en 2018 : « Souvenirs du pays natal » (《还乡书) [2].

 

Zhang Guochuan y a retrouvé un univers proche de celui de sa propre enfance, comme elle en témoigne dans ses notes de lecture ci-dessous où elle fait ressortir quelques-unes des subtilités du texte.

 

Un recueil de contes

 

Son titre donne d’emblée à ce recueil un aspect fantastique de contes pour enfants, les titres des chapitres apportant par ailleurs un aperçu du contenu du livre, composé

 

Le recueil 《骑鱼看世界》

principalement des souvenirs d’enfance de l’auteure. A cela s’ajoutent des illustrations simples, colorées et enfantines.

 

La lecture des récits renforce cette impression première. En effet, comme les contes pour enfants, ces histoires de Sheng Keyi sont pour la plupart imprégnées d’amour, de douceur et de beauté. Dans presque tous les textes, les personnages sont gentils et bienveillants, comme si l’auteure avait fait un tri dans ses souvenirs. L’Enfant (小孩子), personnage principal, ressent un amour pur et fort au sein du foyer familial et dans l’environnement qui l’entoure.  La beauté est primordiale sous sa plume de l’écrivaine ; même le chat préfère admirer la beauté du poisson au lieu de le dévorer (爱美的猫).

 

Rentrer à dos de buffle (lavis de l’auteure)

 

Ces souvenirs d’enfance sont marqués par une intimité avec la nature. L’auteure se souvient des cris des cigales en été (捕蝉去), de son émerveillement devant la vie magique d’une jeune pousse de potiron (攀登南瓜) ; elle se rappelle son enfance, quand elle apprenait à pêcher à la ligne (柳下垂钓) et attraper des lucioles ; le clair de lune venait illuminer la nuit (油灯下) et faisait partie de la vie (月光就是生活的一部分). Grâce à ces écrits, les lecteurs prennent connaissance de la vie et des loisirs des enfants de l’époque de Sheng Keyi.

 

Dans l’histoire « Rentrer à dos de buffle » (骑牛归来), l’Enfant qui garde son buffle tresse une couronne avec des sétaires vertes, elle cueille des fruits sauvages, attrape des libellules et fait une bataille d’herbes en chantant une comptine :

 

两根小草手中拿,一左一右先交叉。Tresser deux brins d’herbe, un dans chaque main.

一根弯腰钻过门,两手拉住系紧它。L’un s’incline et traverse la porte, des deux mains faut le tirer.

两只小兔来游戏,长出长长大耳朵。Deux petits lapins avec leurs grandes oreilles viennent jouer.

绕过树,钻进洞,拉紧就变蝴蝶花。Faire le tour de l’arbre, passer dans le trou, bien serrer,

                                              les fleurs de papillon [3], c’est ainsi qu’on les fait [4].

 

Le langage utilisé est à la fois simple et poétique. En effet, selon l’auteure, les enfants sont nés poètes et philosophes. L’aspect stylistique apparaît nettement si l’on prend pour exemple le passage suivant :

春天就这样突然破土而出了。于是你走到沟渠边,池塘旁,田埂上,凡是有水的地方,都能看到一些游动的肥逗号——小蝌蚪们成群结队地出来逛世界啦。它们脑袋肥肥尾巴扁扁,在温暖的春水中游来游去,它们在找什么呢?

Sous sa plume, le printemps est personnifié et « sort du sol » (破土而出) ; les têtards ressemblent à de « grosses virgules » (肥逗号). L’utilisation fréquente des particules exclamatives () et des caractères redoublés (肥肥 /扁扁) renforce l’aspect enfantin du langage.

 

Contes pour enfants ou pour adultes ?

 

En apparence, il s’agit bien de contes pour enfants, mais, dans le dernier paragraphe de ses textes, l’auteure met souvent en parallèle ses souvenirs d’enfance et ses expériences vécues en tant qu’adulte. Parfois, ses histoires invitent les lecteurs à réfléchir sur la société. Dans « Les petits pieds de l’arrière-grand-mère » (小脚太奶奶), l’enfant s’étonne devant les pieds bandés de son arrière-grand-mère. Nous voyons dans ce texte deux générations lointaines face à une coutume qui a été pratiquée en Chine pendant une dizaine de siècles. La société et le système de l’époque sont comparés à un « œuf gâté » (« 坏蛋 ») qui a, en quelque sorte, « dépassé sa date de fraîcheur » (« 老得没力气了»). La cruauté de cette coutume est encore plus flagrante en regard de la gentillesse de l’enfant qui assimile le système à un vieux mendiant à qui elle voudrait donner à boire.

 

Pêcher au bord de la rivière

(lavis de l’auteure)

 

L’auteure note également ses souvenirs des années difficiles où l’on ne mangeait pas à sa faim. Pour payer les frais de scolarité de l’Enfant, ses parents sont obligés de vendre une oie qui était son amie (鹅侣). Pourtant, durant cette période de grande pauvreté matérielle, l’Enfant ressentait beaucoup de bonheur, apporté parfois par un simple œuf poché « rempli de beauté et d’amour » (一个充满了美好和爱的荷包蛋) (« La récolte du riz » 拾稻穗). On voit aussi l’évolution de la société : « À la lumière de la lampe à huile » (油灯下) se passe à une époque où l’électricité était encore très rare dans les foyers, alors que « Le lointain » (远方)  relate l’époque de l’arrivée du téléphone dans les maisons.

 

Parfois, ce recueil où l’Enfant côtoie les animaux nous invite à une réflexion sur l’écologie. Dans l’histoire qui a donné son titre au recueil, par exemple, grâce aux récits des trois poissons, l’enfant demande aux adultes de ne plus jeter d’ordures dans la rivière et contribue ainsi à protéger l’environnement. Dans « La grenouille aventureuse » (冒险的青蛙), l’auteure affirme que « nous les hommes devons entretenir des relations amicales avec les animaux… » (« 我们动物和人,原本就该是朋友,  »).

 

Écho à la tradition chinoise et à la culture occidentale

 

Avec ces histoires, l’auteure nous invite à réfléchir sur la société moderne et contemporaine chinoise. Ces réflexions sont parfois prolongées en écho à la tradition chinoise et à la culture occidentale.

 

Échos des classiques chinois

 

Parfois, l’Enfant interprète à sa manière les classiques chinois. Comme, par exemple, dans « Levant la tête, contempler la lune » (举头望明月) où l’Enfant, assis sur la branche d’un arbre, contemple la lune et réfléchit sur le célèbre poème de Li Bai (李白) « Songe par une nuit calme » (Jing ye si《静夜思》). Selon elle, c’est la faute du poète si les critiques discutent longuement - et vainement - sur la signification du

 

Le poème de Li Bai Jing ye si

caractère « » [5] : est-ce un lit, une palissade entourant un puits, une fenêtre ? En effet, si le poète avait grimpé comme elle sur un arbre et écrit un poème intitulé plutôt « Contempler la lune devant l’arbre » (树前明月光), la discussion en aurait été simplifiée d’autant. De même, elle interprète à sa manière le premier poème du « Livre des odes » (《诗经》) dans « En écoutant l’histoire de grand-père » (听爷爷讲故事).  

 

Les têtards à la recherche de leur mère

(dessin original Te Wei)

 

En dehors des poèmes classiques, l’auteure s’inspire de textes inscrits au programme d’enseignement de l’école primaire et du collège en Chine. Par exemple : « Les "virgules" »  (« 肥逗号 ») ressemble à une réécriture du texte « Les têtards à la recherche de leur mère » (《小蝌蚪找妈妈》) [6]  ; les deux récits « La dèche, ça a quel goût ? » (« 亏是什么味道 ») [7]  et « Coqs de combat » (« 斗鸡 ») qui mettent en relief l’amour entre frères et sœurs font écho à l’histoire « Kong Rong laisse les poires [à ses frères] » (« 孔融让梨 » ) ; l’histoire

« Dans le lac » (« 湖中 ») fait penser à la citation de Mencius : « L’eau peut porter le bateau ou le renverser » (« 水能载舟亦能覆舟 » ) ; dans un autre récit, les enfants citent une phrase de Kong Yiji (孔乙己), célèbre personnage de Lu Xun (魯迅) [8] , etc.

 

Echos de la culture occidentale

 

Outre ces évocations de la société moderne et de la tradition chinoises, ces contes font également parfois écho à la culture occidentale. Ainsi, dans « Récolter le riz » (拾稻穗), l’auteure évoque la peinture de Millet « Les Glaneuses » ; dans « Un bol de riz » (一碗米饭), la réponse de l’enfant « Si on n’a pas de riz, pourquoi ne pas manger de la viande ? » (« 没饭吃,为什么不吃肉? ») rappelle à la fois la question de Jin Huidi (晋惠帝), deuxième empereur de la dynastie des Jin [9], alors que le pays était en proie à la guerre et à la famine - « Pourquoi n’a-t-on pas de viande hachée à manger ? » (« 何不食肉糜? ») – ainsi que la célèbre répartie de Marie-Antoinette, un peu dans les mêmes circonstances : « Qu'ils mangent de la brioche ! ». Autre exemple : l’histoire de « La fourmi  rusée » (狡猾的蚂蚁) pourrait être interprétée comme un conte retourné de La cigale et la fourmi de La Fontaine ; en effet, si dans la version originale la fourmi est travailleuse, dans la version de Sheng Keyi, elle est roublarde et perfide.

 

Pour conclure, j’ai beaucoup apprécié la lecture de ce recueil : d’une part, en lisant ses histoires, j’ai retrouvé des souvenirs de ma propre enfance ; d’autre part, Sheng Keyi utilise une écriture simple mais émouvante. Qui plus est, les illustrations contribuent à faire de ce recueil comme un délicat petit livre de chevet, en particulier pour les adultes nostalgiques de leur enfance.


 


[1] Titre plein d’humour qui rappelle l’expression de type chengyu « Voir les fleurs du haut de son cheval » (zǒu mǎ guān huā 走马观花). Le chengyu est fondé sur l’histoire du grand poète des Tang Meng Jiao (孟郊). Très pauvre, il finit par être reçu aux examens impériaux à l’âge de 46 ans. Tout à la joie de cette réussite, il revêtit des habits neufs et parcourut à cheval la capitale – Chang’an (长安) – en s’émerveillant des beautés de la ville ; il a ensuite écrit un poème pour dire le bonheur de découvrir, dans ces conditions, « les fleurs de Chang’an » du haut de son cheval (一日看尽长安花). Cette vision idéaliste s’oppose à celle de la misère que le poète a décrite par ailleurs, et que l’on peut voir, elle, en descendant de cheval.

(note de Brigitte Duzan)

[2] Traduit Le goût sucré des pastèques volées, trad. Brigitte Duzan/Ji Qiaowei, Philippe Picquier, 2021.

[3] Il s’agit de « nœuds de rosette » , ou nœuds de lacet. Voir la comptine expliquée et illustrée en vidéo :

 

 

[4] Traduction de Brigitte Duzan/Zhang Guochuan, de même que pour la traduction des titres et citations.

[5] Il s’agit d’un quatrain tout en symboles qui commence par le vers :

床前明月光 chuáng qián ming yuè guāng, généralement traduit : devant mon lit, brillant clair de lune.
Le poète imagine qu’il doit faire froid dehors et qu’il y a de la gelée blanche sur le sol (
疑是地上霜). En levant les yeux il voit la lune (举头望明月), en baissant la tête il pense à son pays natal (低头思故乡).

Le caractère chuāng est souvent interprété au sens de son quasi-homonyme chuāng la fenêtre,  si bien que beaucoup de peintures illustrant le poème représentent un homme debout devant sa fenêtre, regardant la lune.

[6] Connu pour son adaptation au cinéma : le récit a inspiré le premier film chinois de lavis animé, réalisé aux Studios d’art de Shanghai par Te Wei (特伟) et Qian Jiajun (钱家骏), en 1960.  
Voir
http://www.chinesemovies.com.fr/reperes_Studios_d_animation_de_Shanghai.htm

[7] Citation tirée d’une histoire du peintre du 17e siècle Zheng Banqiao (鄭板橋) qui disait : « Subir des torts / être dans la dèche, c’est une chance / le bonheur » (chikui shi fu 吃亏). L’expression chikui signifie littéralement « manger du mauvais sort », l’enfant demande donc quel goût cela a.

[8] Personnage d’une nouvelle célèbre de 1919. Voir Les nouvelles de Lu Xun.

[9] Né en 259, handicapé mental, et mort empoisonné en 307.

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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