Niu Jianzhe
牛健哲
Présentation
par
Brigitte Duzan, 21 août 2025
Né en
1979, Niu Jianzhe (牛健哲)
a pour caractéristique d’écrire des nouvelles originales,
généralement conçues comme des expériences introspectives
autour d’une idée centrale développée avec une extrême
précision. Il dit être influencé par Borges, et l’on
retrouve effectivement dans ses récits quelque chose de la
construction parfaitement logique de l’écrivain argentin,
logique poussée chez lui jusqu’à l’absurde.
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Niu Jianzhe (photo china writer)
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Un
natif de Shenyang
Niu
Jianzhe est né en 1979 à Shenyang. Il a figuré plusieurs
fois dans les anthologies des meilleures nouvelles de la
revue Shouhuo (《收获》),
et a reçu huit fois le prix Yu Dafu (达夫小说奖).
Il est né à Shenyang, mais il ne fait pourtant pas nommément
partie du groupe des écrivains et artistes du « renouveau
culturel du Nord-Est » (东北文艺復兴).
Il y a cependant comme un air de famille : son style et le
ton de ses écrits rappellent l’humour froid de
Zheng Zhi (郑执),
ou l’humour noir absurdiste du cinéaste Geng
Jun (耿军).
Mais il semble cultiver son originalité dans une solitude
feutrée.
En fait,
on le connaît encore peu : en cette fin d’été 2025, il n’a
encore publié que deux recueils de nouvelles, à trois mois
de distance. Cela suffit cependant à révéler une
personnalité et une écriture qui méritent le détour.
Deux
premiers recueils de nouvelles
1. C’est
en janvier 2025 qu’il a publié un premier recueil
de nouvelles au titre ambigu qui pourrait être traduit par
« Maintenant commence la perte » (《现在开始失去》)
- la perte comme une dérive progressive, résumée dans une
phrase de la nouvelle éponyme : « Quand j’ai choisi la
manière de la perdre, j’ai choisi de la perdre petit à
petit » (在选择失去她的方式时,我选了一点点地失去。).
Comme mourir à petit feu.
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Maintenant commence la perte,
janvier 2025
中信出版社 |
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Ce sont
onze nouvelles, ou plutôt dix plus une, des nouvelles
merveilleusement décalées qui explorent la peine de chaque
jour, dans la solitude et l’indifférence du monde moderne,
quand l’imagination s’empare de la moindre faille dans la
réalité quotidienne, en jouant sur les mots.
Une
histoire de phonétique
音声轶话
/
Maintenant commence la perte
现在开始失去 /
Balançoire et pelle
秋千与铁锹
/ À quoi
bon des oreilles
耳朵还有什么用
/
Magnifique
盛大/
Cette nuit c’est possible
这个夜晚可以
/ La nuit
des primates
灵长目之夜
/ Les
recherches de Mavis
梅维斯研究
/ 058431 /
Nuit ou nouvelle aube
夜或新晨
/ Un mot sur le roman « Lecture personnelle »
谈谈小说《个人阅读》.
Selon
certaines critiques, le recueil demande une intense
concentration, mais plus encore les quatre premières
nouvelles que les sept suivantes, plus exigeantes en termes
de qualités stylistiques et de construction narrative. On
est toujours dans une tension constante entre réalité et
fiction, mais dans une approche narrative différente, y
compris dans l’aspect thématique : les nouvelles comme « La
nuit des primates », « Les recherches de Mavis » ou
« 058431 » ont même une touche de science-fiction – ce qui
pourrait révéler une évolution dans l’écriture, en cultivant
une mode actuelle. On pourra alors privilégier une narration
ou une autre, et préférer les premières, en particulier les
deux premières
.
« Maintenant commence la perte »
est l’histoire d’un homme d’âge mûr, qui, fatigué de
cohabiter avec sa compagne, a décidé de s’en libérer,
c’est-à-dire de la « perdre petit à petit », et le lui
annonce tout de go en rentrant un soir. Tandis qu’elle
disparaît peu à peu de son existence, il se retrouve
confronté à la solitude, et rêvant d’un nouvel amour, ce qui
le fait tomber dans une autre aventure. Alors il choisit de
disparaître lui-même. Mais, tandis qu’il s’échappe, il reste
piégé dans le désespoir de ne pas réussir à obtenir ce qu’il
désire, et de fuir cet objet du désir quand il l’a obtenu et
qu’il en est comme ossifié. C’est typiquement le dilemme du
prisonnier, mais aussi l’aliénation de l’individu moderne
pris entre incapacité d’aimer et apathie sexuelle que l’on
constate aujourd’hui en Chine en particulier.
Cette
nouvelle est aussi remarquable pour ses qualités
stylistiques, le début et la fin de chaque paragraphe ayant
un rythme propre, comme cyclique, qui vient en parallèle
avec la disparition progressive dont il est question. Mais
il faudrait aussi s’attarder sur la nouvelle « À quoi bon
des oreilles »
qui dépeint un veuf occupé jour après jour, enfermé seul
dans une maison comme dans une cage, à lire le manuscrit du
roman écrit par sa femme défunte. Dans cette perspective
décalée, comme en miroir, on retrouve un procédé narratif
cher à Borges. Mais ici, l’irruption soudaine d’une femme
dans cet univers calfeutré rompt la lecture et déconcentre
l’homme qui se trouve à nouveau attiré dans une vie sociale
et affective alors qu’il avait perdu l’usage de ses sens,
pas seulement ses oreilles, mais rien n’est gagné pour
autant.
La
nouvelle « La balançoire et la pelle » est un dialogue
ironique entre le narrateur « je » et le lecteur à la
deuxième personne qui en est réduit, et incité, à se poser
des questions sur les ambiguïtés du récit que « je » lui
propose en se demandant là encore où est la vérité et où est
la fiction.
Enfin,
pour quiconque se passionne pour le langage, l’un des récits
les plus réussis du recueil est le premier : « Une histoire
de phonétique » (《音声轶话》).
Le personnage central est un linguiste obsédé par une langue
inconnue, le luozuo (洛佐语),
qu’il étudie grâce à des cassettes qu’il reçoit par la
poste, prêt à tout sacrifier pour cette passion, travail,
famille et même sa propre langue. Et là, on croirait presque
lire une histoire de Borges ! La nouvelle a été publiée dans
la revue Yan He (《延河》)
en février 2023 : le texte est
en ligne.
2. Le
deuxième recueil est paru trois mois plus tard, en
avril 2025 : « L’instant de la création » (《造物须臾》)
– avec dans le titre le terme très littéraire de xūyú
须臾,
en un éclair.
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L’instant de la création,
avril 2025,
上海文艺出版社 |
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Comme
l’indique la couverture, la nouvelle du titre
a été lauréate du 8ème prix Yu Dafu ; elle joue
sur l’idée de « création », comme si l’univers pouvait
recommencer, indéfiniment, à condition de trouver comment
l’arrêter pour le faire repartir. Mais le narrateur
prévient :
当有一天,我发现了时空重新开启暂留的马脚,我就找到了这个世界的秘密钥匙;当我明白了“无限可能性”只是一句空话,才是真正长大。
Un
jour, j’ai découvert ce que l’on m’avait caché : que
l’espace-temps avait été réouvert ; j’ai alors trouvé la clé
secrète de cet univers. Mais c’est quand j’ai compris que
ces « infinies possibilités » n’étaient que de vaines
paroles que j’ai véritablement grandi.
Ce sont
donc à nouveau dix nouvelles qui poursuivent dans le même
sens et la même tonalité que les précédentes :
Tang Wu
堂巫
/ L’instant de la création
造物须臾/
Un certain nombre de commencements
若干开头
/ Solution (chimique)
溶液
/ Traitez-la bien
对她好
/ Une histoire gluante
黏腻故事
/ La bête
pas encore rencontrée
猛兽尚未相遇
/ Jour d’absolution
赦免日
/ Points
clignotants
斑点闪动
/ Fonction d’onde
波函数 .
Il n’y a
encore aucune traduction de ces nouvelles ni en anglais ni
en français.