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Lent bateau vers la Chine : Ng Kim Chew et l’ombre de Yu Dafu

par Brigitte Duzan, 8 février 2023

 

On a tendance à considérer les œuvres des auteurs sinophones de Malaisie comme relevant de thèmes communs liés globalement à la forêt de leur enfance, comme c’est le cas de nombreuses nouvelles de Ng Kim Chew et des romans de ses aînés, en particulier ceux de Zhang Guixing (张贵兴).

 

Or ce n’est pas le thème principal des douze récits du recueil « Slow Boat to China and Other Stories », sélectionnés par Carlos Rojas[1] ; leur écriture s’étalant sur la décennie des années 1990, ces textes reflètent l’évolution des sujets alors privilégiés par l’auteur et de son écriture, dont « Pluie » (《雨》), publié en 2016, est une résultante.

 

Reflet d’une décennie

 

Les douze nouvelles ont été publiées dans trois recueils parus à Taiwan en 1994, 1997 et 2001 (et rééditées dans des recueils ultérieurs par la suite) :

-          De rêves, de porcs et d’aurore / 《梦与猪与黎明》[Jiuge Publishing九歌出版社1994] 

1/ The Disappearance of M / La disparition de M /M的失踪》 [1990] 

2/ Dream and Swine and Aurora / De rêves, de porcs et d’aurore / 《梦与猪与黎明》[1994] 

3/ Death in the South / Mort dans le Sud / 死在南方[1992]

-          Nuit noire / 《烏暗瞑》[Jiuge Publishing九歌出版社1997] 

4/ Deep in the Rubber Forest /  Au cœur de la forêt d’hévéas / 胶林深[1994] 

5/ Fish Bones / Arêtes de poissons / 《鱼骸》[1995]    

-          D’une île à l’autre / 《由島至島》[Rye Field Publishing 麥田出版社 2001]   

6/ Allah's Will / Le décret d’Allah /  阿拉的旨意[1996] 

7/ Monkey Butts, Fire, and Dangerous Things / Culs de singes, feu et choses dangereuses /

   猴屁股,火与危险的事物[2001] 

8/ Supplication /   《诉求》 [2001] 

9/ Untouchable / Intouchable /  不可触的 [2001] 

10/ Slow Boat to China / Lent bateau vers la Chine / 《民国的慢船》 [2001] 

11/ Supplement  / Addendum /《补遗》 [2001] 

12/ Inscribed backs / Dos tatoués /《刻背》 [2001]  

 

Ces nouvelles reflètent certes les événements intervenus en Malaisie pendant cette période, et les tensions qu’ils ont provoquées : il est question entre les lignes d’émeutes intercommunautaires, d’agitation communiste,  de collecte du caoutchouc dans les forêts d’hévéas, des problèmes d’identité et de langue, et du rêve persistant de retour dans la mère patrie, entendez la Chine, bien sûr.

 

Cette Chine vers laquelle rêve de partir l’enfant du « Lent bateau vers la Chine » (《民国的慢船》), vieille épave remise à flot d’une embarcation de Zheng He, dernier fil ténu reliant au Continent perdu. Chine disparue comme a disparu l’énigmatique personnage au cœur de ces récits dont la recherche forme l’ossature thématique - une forme comme une autre de recherche identitaire.

 

 

Lent bateau vers la Chine, 1994

 

 

Recherche de paternité

 

La quasi-totalité de ces récits semblent en effet être des fabulations obsessionnelles dérivées de supputations sur ce qui est arrivé à l’écrivain Yu Dafu (郁达夫) lorsque, le soir du 29 août1945, il est sorti de chez lui, à Sumatra où il s’était réfugié, pour disparaitre mystérieusement dans la nuit sans laisser de traces. Son ombre plane sur l’ensemble de ces histoires, comme une fantomatique figure tutélaire, celle du Père disparu.

 

Figure tutélaire, mais ambiguë : Yu Dafu représente pour les auteurs de Malaisie le modèle de la littérature du 4 mai, dont ils se sont inspirés, mais qu’ils ont aussi cherché à dépasser pour se forger un style personnel. Par son histoire emblématique de réfugié chinois persécuté, Yu Dafu offre aussi aux Chinois de Malaisie émigrés à Taiwan une image à laquelle s’identifier. 

 

De manière révélatrice, le recueil débute, comme en introduction, par une nouvelle de 1990 dont le sujet est justement la recherche d’un auteur connu par une seule initiale, dont personne ne parvient à deviner l’identité exacte : « La disparition de M » (M的失踪》). Ng Kim Chew en profite pour se railler du milieu littéraire qui est le sien, en imaginant un colloque sur le sujet : chacun apportant ses idées personnelles sur l’écrivain qui pourrait se cacher derrière cette initiale, le tout forme un tableau plein d’humour des écrivains du monde de la littérature mahua, avec leurs caractéristiques, leurs prétentions et leurs défauts, mais aussi avec une ligne floue entre auteurs réels et fictionnels. Ce qui offre des clés de lecture pour l’ensemble des nouvelles qui suivent.

 

D’un Yu Dafu à l’autre

 

On pourrait regrouper ces textes en faisant ressortir ceux qui sont directement liés à Yu Dafu en tentant d’imaginer une hypothétique survie loin des griffes de la police militaire japonaise ou tout autre de ses ennemis supposés. Mais même les récits qui ne semblent pas y faire ouvertement référence y renvoient pourtant indirectement, toute personne étrange à l’identité incertaine pouvant qualifier d’une possible analogie avec l’écrivain disparu. 

 

Le thème est lancé avec la troisième nouvelle du recueil, « Mort dans le Sud » (死在南方), qui commence par une série de citations en exergue attribuées à Yu Dafu, puis fait état des recherches de chercheurs japonais, avec citations de manuscrits tendant à prouver qu’il aurait survécu : il aurait fui à Singapour et, de fil en aiguille, aurait fini ses jours à Payakumbuh (à Sumatra-ouest)  en devenant une légende locale dont on croit voir l’ombre revenir de temps en temps, les jours de pluie, dans la petite ville elle-même ombre du passé, les habitants chinois ayant été envoyés vivre ailleurs, par décret gouvernemental.

 

 

Nuit noire, 2017

 

 

Dès lors, l’imagination prend le relais de la réalité défaillante. Cet homme vivant reclus dans la forêt, dont il est question dans « Au cœur de la forêt d’hévéas » (胶林深), ne serait-ce pas l’ombre de Yu Dafu ? Et même « Le décret d’Allah » (阿拉的旨意), finalement, pourrait en être une évocation : le sujet semble être différent, et porter sur la question de l’islamisation de la société malaisienne, mais cet homme sauvé par un « grand ami », exilé sur une île avec interdiction d’en sortir et forcé à se convertir en prenant un nom d’emprunt, ne serait-ce pas aussi un Yu Dafu condamné à oublier au fil du temps ses origines et sa langue ? Le monde extérieur est à feu et à sang, Bornéo en flammes, l’île est paisible, au moins provisoirement car son volcan semble vouloir se rallumer…

 

Finalement, la plus belle allégorie de ce Yu Dafu insaisissable, ne serait-ce pas ce fou de la nouvelle « Dos tatoués » (《刻背》) qui, pris d’une passion aveugle pour les caractères chinois, a conçu le projet insensé d’en calligraphier tout un roman sur le dos de coolies dans l’idée d’émuler Joyce ?

 

 

Dos tatoués, 2014

 

 

Richesse narrative et stylistique

 

Ce qui retient plus que tout, cependant, c’est la complexité narrative et stylistique de l’ensemble de ces nouvelles, Ng Kim Chew évoquant par allusions tout un contexte d’émeutes raciales et de problèmes identitaires liés à la question de la langue et de la culture, dans des constructions complexes de récits emboîtés et de citations multiples qui jamais ne dévoilent totalement le fond de l’histoire, comme si, finalement, il n’y en avait pas, pas d’avéré tout au moins.

 

Ainsi, dans la nouvelle « De rêves, de porcs et d’aurore » (《梦与猪与黎明》), le passé d’une femme est évoqué par bribes disparates, à travers ce qu’il en émerge dans sa tête alors qu’elle est malade et fiévreuse – apprend-on à la fin de la bouche de sa fille venue s’asseoir au bord de son lit : elle-même se demande si elle délire ou si ses rêves sont la réalité.

 

 

De rêves, de porcs et d’aurore, 1994

 

 

Le lecteur est laissé devant un horizon narratif aux lignes fuyantes et parfois ésotériques quand elles ne sont pas franchement incompréhensibles, comme dans le texte intitulé « Supplication » (《诉求》), formé d’un bref paragraphe de caractères étranges, résolument indéchiffrables.

 

Le flou narratif qui, dans « Pluie » (《雨》), est attribué à la pluie et aux brumes de la forêt, est ici partie intégrante de la narration et sa caractéristique essentielle, rapprochant l’œuvre de Ng Kim Chew du Nouveau Roman français et de son rejet du narrateur omniscient.


 

[1] Slow Boat to China and Other Stories, tr./ed. Carlos Rojas, Columbia University Press, 2016.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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