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Lu Xun

IV. « Fleurs du matin cueillies le soir »

Extraits de la préface et de la postface

par Brigitte Duzan, 26 décembre 2023

 

« Fleurs du matin cueillies le soir » (Zhāohuā xīshí《朝花夕拾》) est un recueil de dix essais (sanwen 散文) écrits par Lu Xun (魯迅) en 1926 et initialement publiés en septembre 1928 aux éditions Wei Ming de Pékin (北京未名社出版), dans une collection intitulée « Nouvelle collection Wei Ming » (《未名新集》) dont Lu Xun lui-même assurait l’édition [1].

 

 

Zhāohuā xīshí éd. originale 1928

 

 

La préface 小引

 

Dans la courte préface, datée du 1er mai 1927 à Canton, Lu Xun explique qu’il a atteint l’âge où ne restent plus à un homme que ses souvenirs, mais que même la mémoire se trouve parfois être déficiente. Alors il s’attache à éditer de vieux manuscrits, ce qui est aussi une manière de lutter contre la chaleur.

 

前天,已将《野草》编定了;这回便轮到陆 续载在《莽原》上的《旧事重提》,我还替他改 了一个名称:《朝花夕拾》。带露折花,色香自然要好得多,但是我不能够。便是现在心目中的离奇和芜杂,我也还不能使他即刻幻化,转成离奇和芜杂的文章。或者,他日仰看流云时,会在我的眼前一闪烁罢。

« Avant-hier, j’ai terminé « La mauvaise herbe » (《野草》) [2] et c’est prêt à être édité. Maintenant c’est au tour de « Réminiscences du passé » (《旧事重提》) qui doit paraître en feuilleton dans la revue « Wilderness » (《莽原》), mais dont j’ai changé le titre en « Fleurs du matin cueillies le soir » (《朝花夕拾》). Bien sûr, les fleurs cueillies encore couvertes de rosée ont des couleurs bien plus fraîches et sont bien plus parfumées, mais je n’ai pu cueillir celles-ci au petit matin. Alors maintenant, j’ai l’esprit confus et des idées bizarres sans pouvoir rien y faire, si bien que cela donne des textes confus et bizarres. Mais peut-être, à un moment ou un autre, levant les yeux vers des nuages furtifs, les verrai-je soudain étinceler devant moi. »

 

 

Fleurs du matin cueillies le soir, éd. Alfred Eibel 1976
(reprenant l’illustration de couverture

de l’édition chinoise originale)

 

 

Il dit avoir mangé des fruits et des légumes qu’il trouvait délicieux quand il était enfant sans leur trouver leur saveur d’antan. Ce n’est que rétrospectivement, dans son souvenir, qu’ils conservaient cette saveur. Il lui faut donc constamment se remémorer le passé.

 

这十篇就是从记忆中抄出来的,与实际容或有些不同,然而我现在只记得是这样。文体大概很杂乱,因为是或作或辍,经了九个月之多。环境也不一:前两篇写于北京寓所的东壁下;中三篇是流离中所作,地方是医院和木匠房;后五篇却在厦门大学的图书馆的楼上,已经是被学者们挤出集团之后了。

« Ces dix essais sont des souvenirs transcrits de mémoire, qui ne sont donc peut-être pas entièrement fidèles à la réalité des faits, mais c’est ainsi que j’en garde le souvenir. Ces textes sont sans doute quelque peu décousus car ils reflètent un processus irrégulier d’écriture sur plus de neuf mois. Ils n’ont même pas été écrits au même endroit : les deux premiers l’ont été près du mur est de ma maison de Pékin, les trois suivants dans des hôpitaux et jusque chez un menuisier [3], et les cinq derniers enfin dans la bibliothèque au dernier étage de l’université d’Amoy, alors même que les professeurs m’avaient exclu de leur clique. »

 

 

Dawn Blossoms Plucked at Dusk,

trad. Yang Xianying/Gladys Yang, éd. 1976

 

 

Le cadre est ainsi posé pour mieux apprécier les dix essais qui suivent [4] :

1. 《狗··     Chiens, chats et souris 

2. 《阿长与〈山海经〉》 Ah Chang et « Le livre des monts et des mers »  

3. 《二十四孝图》     Les 24 exemples de piété filiale illustrés

4. 《五猖会》         L’accueil des cinq chang [5]

5. 《无常》           Impermanence

6. 《从百草园到三味书屋》Du Jardin des cent herbes au Studio des trois saveurs

7. 《父亲的病》       La maladie de mon père     

8. 《琐记》           Souvenirs fragmentaires

9. 《藤野先生》       Monsieur Fujino

10.《范爱农》        Fan Ainong

 


 

La postface 后记

 

La postface débute par une rectification d’une erreur commise dans le troisième essai, celui sur « Les 24 exemples de piété filiale » (《二十四孝》). C’est un exemple typique de l’attention portée par Lu Xun aux caractères et à leurs multiples variations et significations.

 

我在第三篇讲《二十四孝》的开头,说北京恐吓小孩的马虎子应作麻胡子,是指麻叔 谋,而且以他为胡人。现在知道是错了,应作,是叔谋之名,见唐人李济翁做的《资暇集》卷下,题云《非麻胡》。原文如次:-- 俗怖婴儿曰:麻胡来!不知其源者,以为多髯之神而验刺者,非也。隋将军麻祜,性酷虐,炀帝令开汴河,威棱既盛,至稚童望风而畏,互相恐吓曰:麻祜来!稚童语不正,转祜为胡。只如宪宗朝泾将郝(王比),蕃中皆畏惮,其国婴儿啼者,以〖王比〗怖之则止。又,武宗朝,闾阎孩孺相胁云:薛尹来!咸类此也。况《魏志》载张文远辽来之明证乎?(原注:麻祜庙在睢阳。鹿阝方节度李丕即其后。丕为重建碑。)

原来我的识见,就正和唐朝的不知其源者相同,贻讥于千载之前,真是咎有应得,只好苦 笑。但又不知麻祜庙碑或碑文,现在尚在睢阳或存于方志中否?倘在,我们当可以看见和小说《开河记》所载相反的他的功业。

Au début de mon troisième essai sur  « Les 24 exemples de piété filiale », j’ai dit que le terme « Mahuzi » utilisé à Pékin pour effrayer les enfants devrait s’écrire non comme « cheval-tigre » (mǎhǔzi马虎子), mais comme « Ma le barbare » avec le caractère du chanvre et húzi comme barbare (máhúzi麻胡子) : c’est en effet une référence au général Ma Shumou (麻叔谋) dont le patronyme s’écrit avec ce caractère , et que je pensais être d’origine barbare. Mais maintenant, je m’aperçois que je me suis trompé. Hu était en fait le patronyme du général. C’est ce qui apparaît dans les « Notes pour les moments de loisirs » (《资暇集》) de Li Jiweng de la dynastie des Tang. On peut en effet lire dans le paragraphe intitulé « Réfutation de l’idée que Ma Shumou était un barbare » :

« Dans le peuple, on effraie les enfants en leur disant : "Voilà Mahuzi !". Ceux qui ne connaissent pas l’origine de l’expression pensent qu’il s’agit d’un dieu barbu [6] nommé Ma, préposé aux enquêtes sur les crimes commis dans le peuple. Mais c’est faux. En fait, du temps de la dynastie des Sui, il y avait un général tyrannique et cruel du nom de Ma Hu (麻祜 [7]) que l’empereur Yangdi [8] avait chargé de la construction du Grand Canal à Bianliang [9]. Il exerçait un tel pouvoir qu’il terrorisait jusqu’aux enfants qui s’amusaient à se faire peur en se criant : "Voilà Mahuzi !". Mais, les enfants prononçant mal, ils ont changé le de Ma Hu en [comme barbe ou barbare].

Ce fut également le cas sous les Tang du général Hao de la préfecture de Jing pendant le règne de l’empereur Xianzong […] et du temps de l’empereur Wuzong, de même, les enfants se menaçaient en criant en chœur : "Voilà le préfet Xue ! " comme s’il s’était agi du roi des enfers. Il y a nombre d’autres exemples, dans les « Chroniques de Wei », par exemple […]. »

Ainsi, je suis exactement comme « ceux qui ne connaissaient pas l’origine du terme » durant la dynastie des Tang, et je mérite d’être tourné en dérision par ceux qui le savaient il y a mille ans. Je ne peux qu’affecter d’en rire. […]. 

 

Lu Xun continue en relatant les recherches qu’il a faites pour trouver des illustrations pour ses essais, en commençant par l’essai n°3 pour lequel il a consulté un autre livre illustré,  « 240 exemples de piété filiale illustrés » (《二百册孝图》) édité à Suzhou en 1879. Mais, de manière caractéristique, il commence par s’étonner du caractère utilisé dans le titre pour 40, en soulignant qu’il doit ici se prononcer (册读如习) [10]. Ensuite, il compare les illustrations qu’il a trouvées dans diverses éditions de ces exemples de piété filiale.

 

 

Les 24 exemples de piété filiale, illustration d’une édition de 1846

 

 

Cette postface n’a pas été traduite par François Jullien [11], et on comprend pourquoi en tentant de le faire : elle ne se comprend qu’à grand renfort de parenthèses et de notes. Mais elle est aussi célèbre en chinois que les essais eux-mêmes, et on est étonné de voir cité aujourd’hui le terme de mahuzi un peu comme le loup-garou, la référence à la postface de Lu Xun étant implicite [12].

 


 

[1] Comme l’indique la note en exergue de la traduction en anglais par Yang Xianyi et Gladys Yang parue en 1976 aux Éditions des langues étrangères de Pékin, sous le titre « Dawn Blossoms Plucked at Dusk », traduction que l’on trouve numérisée sur le site bannedthought.net.

Textes originaux : http://t.icesmall.cn/bookDir/1/194/0.html

[2] Selon la traduction de Pierre Ryckmans, 10/18, 1975.

[3] Lu Xun évoque ici les poursuites du gouvernement des seigneurs de la guerre du Nord contre les intellectuels progressistes comme lui (à un moment chaotique après la mort de Sun Yat-sen) : en mars 1926, pour leur échapper, il a été obligé de se cacher dans des hôpitaux et un jour même, tous les lits étant occupés, de se réfugier dans l’atelier d’un menuisier.

[4] Dont il existe deux traductions en français :

-          l’une par François Jullien publiée en 1976 à Lausanne aux éditions Alfred Eibel, doublée d’une traduction publiée chez le même éditeur en 1978 du recueil d’essais parus courant 1925 : « Sous le dais fleuri » (华盖集) ;

-          l’autre publiée en 2004 aux Éditions des langues étrangères de Pékin.

[5] Les Wu chang étaient des divinités des villages du sud du Yangtsé, dont on disait qu’ils étaient cinq frères. Lu Xun évoque une fête annuelle appelée « Accueillir les cinq chang » dont la joie lui était gâchée par les études auxquelles il était astreint.

[6] Húzi (胡子) signifie à la fois barbe et barbare.

[7] Avec un autre caractère (avec un autre ton) signifiant « bénédiction des dieux ».

[8] Sui Yangdi (569-618), fils de l’empereur Sui Wendi dont il poursuivit les projets dispendieux, et en particulier la construction du Grand Canal, mais sans parvenir à vaincre la Corée ; il a été assassiné, après une révolte générale qui a entraîné à nouveau la fragmentation de l’empire.

[9] Bianliang, autre nom de la capitale Kaifeng, fondée pendant la période des Royaumes combattants (4e siècle avant JC). Un premier canal a été creusé à cette époque, pour relier la rivière locale au fleuve Jaune. Mais c’est au début du 7e siècle que la construction du Grand Canal, jusqu’à l’ouest du Shandong, a fait de la capitale le  centre d’un réseau commercial de première importance.

[10] Et non dans son utilisation courante au sens de tome, volume.

[11] Mais elle a été traduite par Yang Xianyi et Gladys Yang dans leur traduction de 1976.

[12] C’est le cas au début du zhongpian de Sun Pin (孙频) « Un monstre au fond du lac » (《鲛在水中央》).

(en cours de traduction pour la collection Novellas de Chine de L’Asiathèque)

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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