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Liu Liangcheng 刘亮程

Présentation

par Brigitte Duzan, 14 août 2023

 

 

Liu Liangcheng 

 

 

Liu Liangcheng est né en 1962 dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang et y a vécu toute sa vie.  En Chine, on l’appelle le « philosophe de village » (乡村哲学家). Il a d’abord été célébré comme essayiste, « le dernier essayiste chinois du 20e siècle » (“20世纪中国最后一位散文家), et ce n’est qu’en 2006 qu’il a écrit son premier roman. Il est depuis juillet 2022 président de l’Association des écrivains du Xinjiang. En 2023, il a été l’un des cinq lauréats du 11e prix Mao Dun pour son roman « Bomba » (《本巴》). Il est aujourd’hui l’un des représentants les plus célèbres de la littérature du Xinjiang.

 

L’essayiste, philosophe de village

 

Liu Liangcheng est né dans un village du district de Shawan (沙湾县), en bordure du désert de Gurbantüngüt (古尔班通古特沙漠), au nord du Xinjiang.

 

Il a travaillé la terre, gardé les moutons puis été directeur du stock de machines agricoles du village après avoir obtenu, à 18 ans, un diplôme de mécanisation agricole dans un collège technique local. Ce travail a été le sien jusqu’à l’âge de trente ans. Cela lui laissait suffisamment de loisirs pour écrire, d’abord des poèmes, puis des essais.

 

Finalement, il a quitté le village pour aller vivre en ville quand il a décroché un emploi temporaire à la rédaction d’un quotidien d’Urumqi. C’est alors, pendant sept ou huit ans, qu’il a écrit les essais qui ont ensuite été publiés dans son premier recueil : « Le village d’un seul homme » (一个人的村庄) paru en avril 1998 aux éditions du peuple du Xinjiang [1]. Le recueil a été salué comme un ovni dans les cercles littéraires chinois. Il décrit la vie au village de « Huangshaliang » (“黄沙梁”), mais de manière très personnelle, comme l’indique le titre. Des écrivains aux critiques, tout le monde a loué la beauté et l’originalité de son écriture.

 

 

Le village d’un seul homme, éd. 2006

 

 

Ce n’est pas la réalité de la vie rurale, avec ses coutumes et ses traditions ancestrales comme l’a dépeinte un Zhao Shuli (赵树理), par exemple. Ce n’est pas non plus une sorte d’encyclopédie de l’histoire et de la culture locales comme peut l’être l’œuvre de Jia Pingwa (贾平凹). C’est une réflexion introspective sur le quotidien, notée au fil du temps. C’est de la poussière du temps que naît la littérature, a-t-il dit [2] :

 

其实真正的好文学是在多年之后。” “当下的生活都是用来过的,不是用来想的。时间过去多年,你还能想起来,还能从时光的尘埃中把那个东西展示出来,那个东西才突然成了文学。”

« Il faut des années, en fait, pour écrire de la bonne littérature. […] Le cours de l’existence, c’est le moment de vivre, non celui de penser. Ce n’est que des années plus tard que l’on peut se souvenir, que l’on peut exhumer toutes ces choses de la poussière du temps, et ce n’est qu’alors qu’elles deviennent soudain littérature. »

 

Ce premier recueil a été suivi entre 2001 et 2005 de quatre autres qui forment une pentalogie de la vie au village, entre le vent, le soleil, les oiseaux, les animaux et les hommes. Le dernier, en 2005, s’intitule « La poussière à l’infini » (《天边尘土》). Si Liu Liangcheng est ensuite passé au roman, c’est sans rupture, d’une même écriture, l’univers du village étant aussi celui des romans. Ses essais sont régulièrement réédités, comme un éternel retour aux sources.

 

 

La poussière à l’infini

 

 

Se détachent de ces recueils les deux ouvrages qu’il a consacrés à la vieille ville de Kucha, au sud du Xinjiang, le premier, illustré, paru en 2007, ayant été commissionné par un éditeur.  Liu Liangcheng évoque un voyage au long cours dont la lenteur est annoncée par le titre : « Kucha en cariole tirée par un âne » (《驴车上的龟兹》). Lenteur propice à la réflexion développée dans un recueil d’essais paru quatre ans plus tard, une fois la poussière retombée : « Voyage à Kucha » (《库车行》) est une longue rêverie le long des rues, à l’écoute de la voix propre qui s’en dégage ; c’est un hommage à l’esprit de la vieille ville ouïgoure et aux témoins du passé qui y restent, dernier maréchal-ferrant (最后的铁匠), marchands et ormes centenaires, ou tout simplement la poussière (尘土), en laissant pour la fin « ce qui ne peut être dit » (无法说出).

 

En 2014, le recueil d’essais « Au Xinjiang » (在新疆), initialement publié deux ans auparavant, a été couronné du prix littéraire Lu Xun.

 

 

Au Xinjiang, éd. 2012

 

 

Le romancier, peintre de la « terre vide »

 

2006 : Une terre vide

 

C’est en 2006 que Liu Liancheng publie son premier roman, « La terre vide » (xū tǔ《虚土》), titre emprunté aux classiques, à commencer par le Livre des Zhou (周書/), c’est-à-dire l’une des 24 histoires dynastiques, celle des Zhou du Nord :

《周书》曰:土多人少,莫出其材,是谓虚土,可袭伐也。’”

Selon le « Livre des Zhou » : "si la terre est abondante mais les hommes peu nombreux, on ne peut en produire de la richesse, c’est ce qu’on appelle une terre vide, on peut l’attaquer."[3]

 

 

La terre vide

 

 

Cette « terre vide », c’est ici bien sûr l’environnement désertique du nord du Xinjiang qui prend sous la plume de l’auteur une aura de classique et de conte ancien, à lire comme tel.      

 

2010 : Un vide protecteur

 

Le deuxième roman de Liu Liangcheng, « Un vide ciselé au burin » (záo kōng《凿空》), se situe dans un petit village du sud du Xinjiang. Cet espace vide, c’est un dôme qui protège le village, mais un dôme invisible, créé par le braiement des ânes. Les ânes règnent en effet en maîtres sur le village, en lien avec le maréchal-ferrant créateur des bêches et pioches traditionnelles ketmen indispensables à chaque paysan, y compris pour creuser les grottes bouddhiques. Mais cet univers millénaire est menacé le jour où un plan est adopté au district, visant à remplacer chaque âne par une triporteur et à utiliser sa peau pour fabriquer un gel de beauté pour les femmes.

 

Si le braiement des ânes a longtemps protégé le village même contre les vents les plus violents, il est finalement impuissant contre le bruit infernal des motos, des tracteurs et des camions apportés par la modernisation. Et bien pire encore quand, au début du 21e siècle, est conçu le projet d’exploitation du pétrole et du gaz naturel pour alimenter la ville de Shanghai. Occasion unique pour le paysan local de s’enrichir, lui fait-on miroiter. Mais en attendant, il voit débarquer les bulldozers en lieu et place des ketmen et construire des centaines de petites maisons de béton. Le sol du village est creusé de tunnels, les avions qui le survolent étouffent tous les autres bruits : vide en-dessous contre vide au-dessus. Les ânes ont perdu devant la machine.

 

2018 : Faire passer le message

 

Il aura fallu encore près de huit ans à Liu Liangcheng pour achever ce nouveau roman : « Faire passer le message » (shāo huà《捎话》), autre fable dont l’âne est le personnage central et allégorique, cette fois sur le thème de la transmission.  

 

 

Faire passer le message

 

 

Le roman s’ouvre sur l’histoire de deux royaumes ennemis en guerre depuis des décennies, le royaume de Pisha à l’est (东边的毗沙国) et celui de Hele à l’ouest (西边的黑勒国). Les communications étant coupées entre les deux, ce sont des messagers secrets qui sont chargés de « faire passer les messages » (shāo huà 捎话) . L’un d’eux est un traducteur de Pisha nommé Ku () qui peut parler des dizaines de langues ; il a pour mission de convoyer une ânesse « comme il porterait un message », sans savoir que le message est en fait tatoué sur la peau du ventre de l’animal. Ku peut parler toutes les langues locales mais pas celle de l’ânesse, qui, elle, comprend la langue des fantômes et peut imaginer le monde que créent les paroles. Elle voit aussi comment les fantômes décapités des morts sur le champ de bataille tentent de revenir à la vie en retrouvant leur tête… ou une autre…

 

En fait, le roman est une fantaisie sur le thème de la parole et du désir de communiquer, les cris des animaux et les sons de la nature se mêlant aux voix de l’univers pour étouffer celles de l’homme : quand on s’éloigne d’un village, tout ce qu’on entend, ce sont les chiens et surtout les ânes, comme si le village était vidé de ses habitants. Le braiment de l’âne communique avec les fantômes et va droit au ciel… On est dans le registre des classiques du fantastique chinois.

 

2022 : Bomba

 

Publié en janvier 2022, « Bomba » (《本巴》) a été couronné du prix Mao Dun en 2023. Liu Liangcheng a délaissé le fantastique pour s’emparer du genre épique.

 

 

Bomba

 

 

Bomba est un endroit paradisiaque dans l’épopée mongole Jangar  (《江格尔》)[4] : personne n’y connaît ni la vieillesse ni la mort. Liu Liangcheng y situe l’enfance perdue de l’humanité.  Les personnages de son roman sont trois enfants, il est question de jeux, de rêves et des souvenirs qu’il en reste au réveil. Liu Langcheng dit que c’est là le récit le plus heureux qu’il ait jamais écrit : une épopée pleine de l’innocence de l’enfance, écrite pour lui-même. 

 

Retour au village

 

À cinquante ans, après avoir vécu en ville pendant vingt ans, Liu Liangcheng est retourné à ses racines, au pied des monts Tianshan. Il a choisi un village à moitié abandonné, Caizigou (菜籽沟村) dans le district autonome kazakh de Mori (木垒县), à environ 200 kilomètres à l’est d’Urumqi, où ne restaient que quelques personnes âgées. Il a acheté l’école, ou ce qui avait été l’école et était devenu une bergerie. Il ne connaissait personne, seule l’herbe lui était familière : c’était la même que celle qu’il avait dans la cour de sa maison, quand il était enfant. C’était comme retrouver un vieil ami. Dans cet environnement, toute végétation est rare et précieuse.

 

En juin 2023, il a inauguré dans ce village le premier musée du nord-ouest de la Chine dédié à la littérature. Portant son nom, le musée est destiné à préserver toutes les études qu’il a effectuées au cours de ses quelque 25 ans de carrière, ainsi que la cinquantaine de livres qu’il a écrits, tous sur sa vie au Xinjiang. Le musée est divisé en plusieurs sections, il est doté de salles de réunion et d’un auditorium pour des séminaires.

 

C’est en 2013 qu’il s’est installé à Caizigou, avec un groupe d’artistes. D’autres se sont joints à ce premier noyau, pour former une communauté qui s’est donné pour mission de développer et promouvoir l’art traditionnel chinois aussi bien que l’art moderne. En même temps, Liu Liangcheng est revenu à l’essai.

 

Retour à l’essai

 

En avril 2023, il a publié un nouveau recueil : « Ma solitude au milieu de la foule » (《我的孤独在人群中》). Ce sont des textes qu’il a écrits à différentes périodes, certains quand il avait une trentaine d’années, d’autres tout récemment, dans le calme du village de Caizigou.

 

 

Ma solitude au milieu de la foule

 

 

Certains des textes sont repris de recueils antérieurs, dont le premier, « Le village d’un seul homme » (一个人的村庄), mais édités avec une autre logique, comme un montage différent donnant un film inédit. Le recueil est divisé en trois parties reprenant celles du titre : Ma  我的 // solitude 孤独 // au milieu de la foule在人群中. Dans la première partie, les articles sont à la première personne : « Un matin quand j’avais cinq ans » (我五岁时的早晨), « Pleurant dans le lointain je ne peux rien entendre » (我在远方哭我听不见), Finalement c’est mon tour de parler » (终于轮到我说话了) etc. Les articles de la deuxième partie sont à la troisième personne singulier et insistent sur l’observation des animaux et de la nature – avec l’occasionnel effet ironique comme « Une vie de chien » (狗这一辈子) pastichant le titre de Lao She « Ma vie » (《我这一辈子》), tandis que les articles de la troisième partie traitent plus particulièrement de groupes, collectivement.

 

Au total, l’auteur continue d’apparaître comme un individu isolé, en marge du monde, plus que jamais « philosophe de village », au retour de la ville.

 


 

Principales publications

 

Essais

1998 : Le village d’un seul homme一个人的村庄

2001 : Les champs à l’heure de midi 《正午田野》

2001 : Le vent à la porte de la cour 《风中的院门》

2002 : En bordure de Huangshaliang 《站在黄沙梁边上》

2005 : La poussière à l’infini 《天边尘土》

2007 : Kucha en cariole tirée par un âne 《驴车上的龟兹》

2011 : Voyage à Kucha《库车行》

2012 : Au Xinjiang在新疆

2023 : Ma solitude au milieu de la foule《我的孤独在人群中》

 

Poèmes

2013 : Le soleil sur Huangshaliang  《晒晒黄沙梁的太阳》

           (en trois parties : 1981-1983, 1984-1987, 1988-1993)

 

Romans

2006 : La terre vide《虚土》

2010 : Un vide ciselé au burin《凿空》

2018 : Faire passer le message《捎话》

2022 : Bomba《本巴》

 


 

Traductions en anglais

 

Nouvelle

- The Things That Are Left, Shengxia de shiqing剩下的事情, tr. A.E Clark, Chutzpah Magazine, Peregrine English Companion, Dec. 2012.   

 

Roman

Bearing Word, Shao hua捎话, tr. Jeremy Tiang, Balestier Press, May 2023[5].

 

Essais

- A Village of One, Yige ren de Cunzhuang 一个人的村庄 (extrait), tr. Joshua Dyer, Pathlight New Chinese Writing, Oct. 2015.

- Yellow Sand Dune, Huangshaliang 黄沙梁 (extrait), tr. Ren Zhong & Yuzhi Yang, in : Hometowns and Childhood, San Francisco, Long River Press, 2005, pp. 199-213.

 

Interview with Liu Liangcheng, tr. Jim Weldon, Pathlight New Chinese Writing, Oct. 2015.

 


 

À lire en complément

 

L’interview de Liu Liangchang en 2018, à la sortie du roman « Faire passer le message »

https://www.jiemian.com/article/2738600.html

 


 


[2] Lors d’un entretien en décembre 2018 : https://www.jiemian.com/article/2738600.html

[3] Il s’agit d’un commentaire de Wang Fu (王符), sous les Han, qui expose une conception courante depuis les Printemps et Automnes, fondée sur l’importance d’une population nombreuse pour assurer la richesse d’un pays. Conception que reprendra Mao Zedong et qui mènera à une crise démographique lourde de conséquences.

[4] C’est le grand poème épique de la littérature orale mongole, ou tuuli, comme l’épopée de Gesar pour la littérature orale tibétaine.  L’épopée commence en racontant l’histoire de l’arrière-grand-père de Jangar qui a mené son peuple dans un pays nommé Bomba en espérant pouvoir y créer un endroit où plus personne ne serait plus soumis à la souffrance et à la mort. Au bout de dix ans de lutte, il arrive à bâtir ce paradis, mais, alors qu’il était allé rejoindre son troupeau de chevaux dans un pâturage, il est surpris par une tempête ; il doit se réfugier dans une vallée, mais, quand la tempête s’apaise, au bout de dix jours, et qu’il tente de repartir, il est enseveli dans une avalanche. L’épopée raconte ensuite l’histoire de ses descendants et de leur lutte contre les éléments aussi bien que contre les hommes…

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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