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« Ecrire, ce n’est pas transmettre, c’est appeler. » Pascal Quignard

 
 
 
     

 

 

Jiang Yun 蒋韵
Présentation 介绍
par Brigitte Duzan, 25 décembre 2009

 

Jiang Yun est née en 1954 à Taiyuan (Shanxi).

Premiers pas en usine

Chose étonnante pour une Chinoise, elle n’y semble pas très attachée, – c’est là une des ses premières caractéristiques – c’est avec réalisme, et sans ambivalence, qu’elle en parle, témoin ces lignes, tirées de son blog (1), raillant les discours plus ou moins pompeux qui cherchent à embellir la réalité :

 

称我的城市太原为“天府之国”,还是第一次听说。我所知道的“天府”,在南方,西南,[…] 丰足、富饶,像子宫一样潮湿温暖,土地攥在手里就能攥出油来。这样的地方和我的城市扯不上一点瓜葛。
在我的许多小说中,我曾无数次这样描绘我的城市:它干旱、平庸、物产匮乏,没有色彩,也没有春天,春天被一场接一场的沙尘暴涂染得灰头土脸面目全非。生活在这里的人们,似乎,没有谁对它付出过真心,吐露过爱意。..几乎人人怀揣着一个梦想,那就是,有一天能远走高飞离它而去。…
C’est bien la première fois que j’entends qualifier ma ville, Taiyuan, de «pays de cocagne» (2). Ce terme, tel que je le conçois, est plutôt réservé aux régions du sud et du sud-ouest, ces vastes zones fertiles, chaudes et humides comme la matrice originelle, à la terre si riche qu’en la pressant entre les mains on pourrait en tirer de l’huile. Ces régions

n’ont rien à voir avec ma ville.
Dans beaucoup de mes récits, je l’ai invariablement décrite ainsi : un endroit aride, banal, où la nature est chiche, et où il n’y a même pas de printemps ; au printemps, en effet, la ville est balayée par une tempête de sable après l’autre, dont on sort le visage enduit de poussière grise, méconnaissable. Personne ayant vécu là, semble-t-il, n’a ressenti à son égard le moindre attachement, ou manifesté le moindre amour. Presque tout le monde n’a qu’un rêve au cœur, c’est de pouvoir un jour en partir et s’en aller très loin. …

Elle, cependant, y a grandi et, à seize ans, Révolution culturelle oblige, elle y est devenue ouvrière, en usine. Selon sa biographie officielle, elle a travaillé dans une fabrique de matériaux de construction, puis dans une équipe d’installation d’eau et d’électricité. Les matériaux de construction en question étaient des briques ; son travail consistait à les retirer, brûlantes, du four, et à les ranger en tas réguliers.

C’était une existence misérable, un travail pénible, où elle était assaillie par les moustiques, minée par la faim, et avait à subir la chaleur infernale du four. Alors, pour compenser, pour rendre tout cela supportable, sans doute, elle a commencé à écrire, cachée dans un coin de l’une des baraques de la fabrique, alignant les caractères comme elle entassait les briques. Elle participait ainsi, inconsciemment, au mouvement naissant de ce qu’on a appelé « la littérature des cicatrices » (“伤痕”文学的潮流).

Trente ans d’écriture

En 1978, au moment de la réouverture des universités, elle est entrée à l’Ecole normale de Taiyuan, dans le département de littérature chinoise, dont elle est sortie diplômée deux ans plus tard. De 1981 à 1992, elle a ensuite été professeur d’art et de littérature chinoise dans ce même établissement.

C’est en 1979 qu’elle a publié sa première nouvelle :
《我的两个女儿》(mes deux filles). Elle était

 

encore étudiante, et la nouvelle a circulé parmi les étudiants, écrite à la main et copiée au carbone, jusqu’à ce que, un jour, un étudiant l’apporte aux éditorialistes de la revue littéraire du Shanxi 《山西文学》. C’est l’un des éditorialistes de l’époque,

l’écrivain Li Rui (李锐), qui a raconté lors d’une interview à quel point la nouvelle surpassait ce qu’ils publiaient jusque là. Il est aujourd’hui son époux (3)…

 

Depuis trente ans, elle a écrit un nombre impressionnant de romans, essais et nouvelles dont deux ont été traduites en français et publiées au Mercure de France en 2001 : « Délit de fuite » (《现场逃逸》xiànchǎng táoyì) et « Lumière des ténèbres » (《冥灯》míngdēng).


Tous ces écrits frappent par une langue et un style très personnels. Si les premiers appartiennent à cette « littérature des cicatrices » qui a marqué les années suivant la fin de la Révolution culturelle, elle s’en est ensuite affranchie, l’année 1989 marquant une charnière. Elle a cependant toujours suivi une route solitaire, en dehors des grands mouvements littéraires qui se sont succédé, ce qui lui a fait dire

d’elle-même :

« 我是一个无法被归类的人,如果有所谓的文坛,那我就是文坛的孤魂。»
Je suis quelqu’un d’impossible à classer ; s’il existe un quelconque milieu littéraire, alors je suis un esprit solitaire au sein du milieu littéraire.

Ses œuvres ont été couronnées de nombreux prix, et en particulier le prix Lu Xun (鲁迅文学奖) ; lors de la cérémonie de remise de ce prix pour son ‘court roman’ (4)《心爱的树》xīnàideshù, en 2007, elle a affirmé ce qui pourrait être son credo et son acte de foi :

« 写作是寂寞的,寂寞而尊严,需要我们付出一生的激情和爱意;写作又是无限幸福的… 。 »
L’écriture est une activité solitaire, une activité qui nécessite solitude et dignité, et demande comme tribut une vie entière de passion et d’amour ; mais l’écriture est aussi un bonheur sans limite… »

Esprit solitaire, style personnel

Si Jiang Yun est inclassable, elle a un style, une voix propres, bâtis sur des thèmes et des procédés récurrents qui sont en quelque sorte sa marque de fabrique.

Sentiment tragique
Les thèmes courants chez elle, comme autant de leitmotivs, sont la perte, souvent liée à l’eau, et la douleur qui lui est associée, le caractère tragique de l’existence, liés à la mort et à l’oubli, et les drames qui en résultent. Le peuple chinois, dit-elle, est un peuple qui a beaucoup souffert, mais qui est aussi prompt à oublier ses souffrances ; alors elle note, elle relate, pour que les choses perdues, reléguées dans un passé incertain, ne soient pas oubliées. Elle considère que c’est son devoir d’écrivain.

Ses récits sont toujours poignants bien qu’écrits dans une langue relativement simple, volontairement simple, et apparemment simple ; contant des drames personnels mais dépassant le cadre de l’existence individuelle, ils prennent l’aspect d’une élégie moderne empreinte d’une sorte de sentiment tragique de la vie. Mais c’est surtout la construction des phrases, coupées par une ponctuation inhabituelle, et la structure des récits, généralement composés de plusieurs fils parallèles, qui sont le caractère distinctif de son style et apportent tension et profondeur à son écriture.
 

« Phrases cassées »
Les phrases sont souvent comme hachées par des virgules répétées, c’est ce qu’un critique a appelé des « phrases cassées »
(“碎句”). Elles rendent à merveille la surprise ou

l’émoi d’un personnage, elles créent un rythme qui traduit la difficulté à rassembler ses idées sous l’effet de l’émotion. Mais le procédé peut aussi servir à décrire un personnage, en accentuant certains aspects le concernant :

“说起来,这席方平,原来还是大先生的学生,弟子,得意的弟子,家道贫寒,寡母扶孤长大,后来考取了北京师范大学,如今,刚毕业,就受到了大先生的聘书——不用说,大先生是很钟爱这个弟子的。”

 

Quant à ce Xi Fangping, il était à l’origine l’élève de Da Xiansheng, son disciple, un disciple content de l’être, venant d’une famille pauvre, orphelin élevé par sa mère, puis admis à

l’école normale, et, juste diplômé, alors engagé par Da Xiansheng – qui avait une affection spéciale pour ce disciple, inutile de le dire.
                                                                      (extrait de
《心爱的树》xīnàideshù)

La phrase décrit le lien étroit entre les deux personnages, en petites vignettes juxtaposées qui se terminent par une proposition plus longue, plus chaude, exprimant l’attachement du maître pour son

« disciple », et qui frappe d’autant plus ; la trahison dudit disciple n’en apparaîtra ensuite que plus amère.

Récits parallèles
Jiang Yun apporte aussi un soin particulier à la composition de ses nouvelles. Elles sont le plus souvent structurées en récits parallèles, qui n’ont quelquefois qu’un rapport très ténu entre eux, émergeant souvent de la mémoire de manière impromptue, en un processus tenant de l’inconscient. La nouvelle
《冥灯》(« Lumière des ténèbres ») en fournit un bon exemple : en déplacement dans une petite ville, une jeune femme se trouve être témoin d’une exécution publique, scène centrale entrecoupée du récit de deux autres exécutions publiques, l’une qui resurgit de la mémoire de la jeune femme, l’autre rapportée par le militaire qui supervise les opérations. Ce sont donc trois récits imbriqués qui renforcent le sentiment oppressant né du premier et sous-tendent une dénonciation implicite de ces exécutions.

C’est une construction récurrente dans les nouvelles de Jiang Yun, qui repose sur la mise en lumière

d’une scène, d’un événement, d’un drame souvent, par opposition et comparaison d’une scène ou événement qui n’a parfois apparemment rien à voir avec ce qui vient d’être conté, mais vient en complément. Il y a ainsi comme un hiatus dans le cours du récit, hiatus qui, apportant un nouvel angle, une nouvelle approche, a pour résultat de faire brusquement surgir l’émotion. On peut rapprocher ce procédé de l’utilisation du "vide" en peinture et des "mots vides" en poésie : c’est par les interstices du récit, par les failles qui y apparaissent et d’où surgissent d’autres récits, que s’opère dans le texte une sorte de respiration, une mise en abyme qui génère un sentiment dramatique d’une grande force.

Finalement, Jiang Yun suggère plus qu’elle ne montre, comme le peintre suggérant la montagne à travers les nuages et le fleuve à travers la brume. L’image est évoquée plus que dépeinte, et c’est sans doute pourquoi sa langue semble si simple…

Ecrivain reconnu

Couronnée de prix littéraires, elle est aujourd’hui membre de l’Association des écrivains chinois et vice-présidente de la Fédération des artistes et écrivains de Taiyuan. Sa présence aux côtés de la présidente Tie Ning lors des récentes rencontres littéraires franco-chinoises à Paris montre bien la place qu’elle a acquise dans le monde littéraire chinois.

L’an dernier, en 2008, elle a été invitée à intervenir autour du thème de « La trace », en dialogue avec Pascale Roze, dans le cadre de l’Atelier littéraire bipolaire « Alibi » (5), lors de l’Université d’Automne de Shanghai. Jiang Yun a pour l’occasion écrit une nouvelle intitulée, justement, « La trace » (
《痕迹》hénjì), qui est plutôt l’histoire d’une disparition sans trace, puisque les seules traces du drame relaté, écrites dans le fameux langage secret des femmes ou 女书 nǚshū, étaient destinées à disparaître avec leur auteur.

La nouvelle, qui montre bien, par ailleurs, l’enracinement de Jiang Yun dans la culture chinoise, est structurée autour de ses thèmes favoris que sont la mort et la perte, liés au thème de l’eau. Dans

l’enregistrement qui a été réalisé des séances de l’atelier, on peut l’entendre expliquer la genèse de son œuvre, avec la passion retenue qui la caractérise :
http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=1551&ress=4952&video=115085&format=68#20437


Notes
(1) http://blog.sina.com.cn/jiangyun6688
(2) L’expression
天府之国 tiānfǔzhīguó, le pays de l’abondance, est d’habitude utilisée pour décrire le Sichuan, ou le sud de la Chine. Mais, dans le cas de Taiyuan, ce n’est pas pour la richesse de la terre et la beauté de la nature qu’elle pourrait être appelée ainsi, mais plutôt pour ses activités industrielles et commerciales dont elle est un centre important depuis la dynastie des Ming.
(3) Elle a écrit avec lui une relecture, personnalisée et quelque peu subversive, de la « Légende du Serpent blanc »
(一部重述《白蛇传》神话的作品) ; sorti en 2007, le livre, intitulé 《人间》,

c’est-à-dire le monde ici-bas, fait ressortir les aspects tragiques des grand thèmes, revus et corrigés, de la légende.
(4)
中篇小说 roman de taille moyenne selon la classification chinoise
(5) Le programme ALIBI (Atelier LIttéraire BIpolaire), conduit depuis 2002 par Annie Curien à la FMSH (Fondation Maison des sciences de l’homme), avec le soutien du Centre national du livre, « vise à établir un dialogue régulier en matière d’écriture, de création, de traduction, d’étude et d’échanges entre les mondes littéraires de langue chinoise et de langue française ». Quatorze ateliers se sont tenus de 2002 à 2007, et deux en 2008 : le premier en septembre à Shanghai, sur le thème de "la trace", et l'autre en novembre à Paris, sur celui de "la légende".
 


 

Traductions en français :


Délit de fuite, deux nouvelles traduites par Myriam Kryger, Mercure de France (bibliothèque étrangère), 2001 :
« Délit de fuite » (
《现场逃逸》1996) et « Lumière des ténèbres » (《冥灯》1988).
 



A lire en complément :
《红色娘子军》 « Le détachement féminin rouge ».

 



 



 

 

 

     

 

 

 

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