Fan
Yusu 范雨素
Présentation
par Brigitte
Duzan, 2 avril 2022
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Fan Yusu (photo World Literature
Today) |
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Fan Yusu
est l’une des premières et plus célèbres travailleuses migrantes
devenues écrivaines et poétesses qui ont été propulsées sur la
scène médiatique au milieu des années 2010, dans son cas après
la publication sur internet, en avril 2017, d’un essai
autobiographique intitulé « Je suis Fan Yusu » (《我是范雨素》).
On avait
alors beaucoup parlé de la poésie écrite par les travailleurs
migrants en y voyant un
nouveau
courant littéraire
porté par la conscience, mais aussi les dons artistiques de ces
marginaux sociaux. Cinq ans plus tard,
le mouvement se poursuit,
toujours en marge mais toujours aussi actif. Fan Yusu en est
devenue une sorte de figure tutélaire.
Une
Nora prolétarienne
Fan Yusu
est née en 1973 dans une famille de paysans pauvres d’un village
de la municipalité de Xiangyang (襄阳市)
dans le Hubei. Dans son essai de 2017, elle a raconté avec
simplicité, humour et chaleur une vie d’enfant douée, mais
privée d’études par la pauvreté familiale, et partant en ville
pour tenter d’y échapper.
En mars
2017, après avoir été publié sur le site nonstory.com
,
son texte a été partagé plus de cent mille fois en 24 heures et
abondamment commenté.
Je suis
Fan Yusu
Au début de
son récit
,
Fan Yusu raconte son enfance dans le village pauvre du Hubei où
elle est née,
dans une
famille de cinq enfants dont elle était la plus jeune, avec les
maladies alors si courantes à la campagne en Chine : l’une de
ses sœurs attrape la polio, l’aînée une méningite qui, mal
soignée, la laisse handicapée mentale. Douée à l’école, mais
dans l’impossibilité de poursuivre des études au-delà du
collège, Fan Yusu enseigne dans le village dès l’âge de douze
ans, lit beaucoup et rêve d’évasion, encouragée par ses
lectures. Elle fuit trois mois à Hainan, revient chez elle
honteuse et des illusions en moins, mais finalement, à vingt
ans, part à Pékin pour échapper une bonne fois pour toutes à
l’horizon étroit du village.
Dans la
capitale, elle travaille comme domestique, se marie, puis, au
bout de cinq ou six ans, divorce de son mari devenu alcoolique
en raison de ses mauvaises affaires, et violent quand il a bu.
Elle se retrouve seule dans une petite pièce de 8 m2 sans eau
courante, avec deux enfants à charge - seule et illégale dans la
ville car elle n’a pas de hukou urbain, étant toujours
enregistrée dans son village.
Finalement
elle décide d’y revenir avec ses deux filles, auprès de sa
mère : une forte femme, directrice pendant quarante ans de la
Fédération des femmes du village, qui a élevé ses cinq enfants
sans faillir, malgré les désastres successifs, de santé et
autres, en donnant à chacun soutien et réconfort.
Mais Fan
Yusu n’a plus sa place au village, et ses enfants encore moins.
Alors elle retourne à Pékin, s’installe dans un village de
migrants, un village en marge de la ville appelé Picun (皮村),
et entre comme nounou (baomu
保姆)
dans une riche famille pour s’occuper du bébé de la maîtresse du
maître de maison. Elle consacre son temps au bébé en laissant
ses deux filles se débrouiller seules dans ce « village dans la
ville » (城中村)
où elles sont illégales, avec deux amies également illégales,
les plus grandes surveillant la plus jeune. Des enfants
illégales dans la ville, donc ne pouvant accéder qu’à des écoles
illégales, ou pas du tout. Mais lisant beaucoup, des livres
achetés au poids dans des stations de recyclage…
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Le village de Picun, dessin |
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C’est la
triste existence des classes défavorisées qu’elle compte ainsi
en quelque dix mille caractères – celles tout en bas de la
pyramide sociale appelées diceng (底层),
les nouveaux « bas-fonds » de la société chinoise. Elle
travaille dur et n’a que très peu de temps pour elle, mais elle
écrit pour dépasser tout cela :
“活着就要做点和吃饭无关的事。满足一下自己的精神欲望。”
Dans la
vie, il faut savoir se dégager des préoccupations alimentaires.
Et répondre à ses aspirations d’ordre spirituel.
Ces aspirations se sont matérialisées en littérature, et ce
grâce à internet, mais aussi grâce à un groupe littéraire fondé
dans le village de Picun.
Le village de Picun et son groupe littéraire
Picun se trouve aux confins du district de Chaoyang, à environ
50 kilomètres du centre de Pékin, non loin de l’aéroport. Non
seulement c’est loin, mais en outre Picun est situé sous le
passage des avions décollant de l’aéroport ou allant y atterrir.
Le bruit est une nuisance et les règlements de sécurité limitent
en outre la hauteur de construction ; ce n’était donc pas a
priori un endroit recherché par les promoteurs immobiliers comme
ce fut le cas pour le village d’artistes de Yuanmingyuan (圆明园画家村).
À Picun résident entre dix et vingt mille travailleurs venus de
tous les coins de Chine au cours des vingt dernières années et
plus pour s’embaucher dans des entreprises pékinoises ou
travailler sur les chantiers de construction de la capitale. La
plupart de ces travailleurs migrants sont mariés, avec des
enfants, et se considèrent comme des citadins de la capitale
bien que n’en ayant pas le hukou (le passeport intérieur
définissant le lieu de résidence).
Picun s’est développé peu à peu en mettant en valeur les talents
artistiques de ses habitants. Une série de créations y ont vu le
jour dans les années 2000 : un club culturel y a été créé en
2002 et un groupe littéraire – le Groupe littéraire de Picun (Picun
wenxue xiaozu 皮村文学小组)
- deux ans plus tard, puis a été lancée la « Nouvelle troupe
artistique des travailleurs » (新工人艺术团) ;
en mai 2008 a été
inauguré un Musée des arts et de
la culture des travailleurs migrants, initié par un ancien mingong
,
et un organisme non gouvernemental a fondé un Nouveau festival
de la culture et des arts des travailleurs dont la première
édition a eu lieu en janvier 2009. Parallèlement a été
ouverte en 2005 une Ecole expérimentale (同心实验学校)
pour les enfants du village, avec des volontaires et
des frais de scolarité relativement abordables.
Le village a ainsi développé un véritable sens communautaire et
déborde de vitalité et de créativité, tout particulièrement dans
le domaine littéraire. Picun a sa propre revue littéraire,
« Littérature de Picun » (皮村文学),
éditée par le Groupe de littérature de Picun qui a en outre créé
une classe d’écriture en septembre 2014, pour inciter les
résidents à écrire. C’est après avoir rejoint le groupe, en
2016, que Fan Yusu a publié son premier récit - « Noms » (Mingzi《名字》)
- dans le deuxième numéro de la revue . Elle est aujourd’hui le
membre le plus connu du groupe.
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La revue Littérature de Picun |
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Le phénomène Fan Yusu
Une nouvelle littérature
Représentante d’une nouvelle littérature venue « du bas », elle
est aujourd’hui rédactrice en chef de la revue « Littérature des
nouveaux travailleurs » (新工人文学).
La plupart des articles qui la concernent s’intéressent plus
particulièrement au phénomène médiatique qu’elle incarne,
beaucoup moins à ce qu’elle écrit. Pourtant ses écrits sont là
pour affirmer la qualité d’une littérature qui a été attaquée
comme étant certes d’un grand intérêt social, mais de faible
valeur esthétique ; l’une des critiques les plus inattendues a
d’ailleurs été la poétesse
Yu Xiuhua (余秀华)
qui partage pourtant bien des similarités avec Fan Yusu, étant
toutes deux des écrivaines qui se sont imposées à la force du
poignet contre la force des préjugés.
On est allé jusqu’à prétendre que « Je suis Fan Yusu » avait été
écrit par quelqu’un de l’université de Pékin qui désirait aider
une nounou illettrée à faire ses débuts en littérature. Fan Yusu
a été ardemment défendue par d’autres écrivains
,
et elle-même a protesté qu’elle n’avait besoin de personne pour
écrire et qu’elle l’avait fait sans que personne ne la pousse.
Elle a gardé ses distances vis-à-vis des journalistes.
Il n’empêche que le « caractère littéraire » (文学性)
des écrits des écrivains travailleurs, et de Fan Yusu en
particulier, reste un point de contention.
Une nouvelle écrivaine
Depuis son enfance, lectrice boulimique, Fan Yusu a une idée
très pure de la littérature : visant non à dépeindre les maux de
la société, mais l’âme humaine. Ses modèles, justement pour
cette raison, vont de Calvino et Carver à Kafka en passant par …
Han Shaogong (韩少功).
« Je suis Fan Yusu » a une véritable qualité littéraire, et non
celle d’un simple reportage, et il en est de même de ses autres
textes, sans parler de ses poèmes. Elle a su camper les
personnages centraux de la famille : le grand frère et ses
illusions de grandeur - sur lequel elle avait écrit un premier
récit en 2016 : « Mon paysan de grand frère » (《农民大哥》) ;
le père « comme l’ombre d’un grand arbre » ; mais surtout la
mère, personnage formidable décrit avec chaleur mais aussi
admiration pour ses talents propres, en particulier ses talents
d’orateur mis au service de la branche locale de la Fédération
des femmes chinoises. En fait, le personnage de la mère est
tellement central que l’essai devait à l’origine s’intituler
« Ma mère ».
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L’entrée de l’ancienne usine de Picun
(à g. : les ouvriers ici-bas sont une seule et même
famille 天下大工是一家) |
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Elle dépeint aussi très bien, sans appuyer, les préjugés
persistants de la société villageoise contre une fille qui a
pris des libertés avec les normes traditionnelles, parvenant à
s’échapper en brisant les règles régissant le statut des genres,
mais pour revenir seule avec ses deux filles « comme des
lentilles d’eau flottant à la surface, sans racines ».
Fan Yusu ne s’apitoie pas sur son sort, mais elle a des moments
de tristesse en pensant à ses filles seules à Picun pendant
qu’elle doit s’occuper du bébé d’une autre famille. Cette
séparation forcée caractérisant la vie en ville est également le
thème de son poème de 2017, « Travailleuse familiale » (《家政女工》)
:
我的孩子
mes
enfants
为了养活你
pour vous élever
我做了城里人的保姆 je
suis devenue nourrice en ville
我的孩子
et
vous mes enfants
成了有妈的孤儿
êtes devenues orphelines sans mère
… …
我的孩子
mes
enfants
你还好吗?
allez-vous toujours bien ?
当有一天
un
jour
你的妈妈
quand
votre maman
挣够了
aura gagné assez d’argent
乡下盖房子的钱 pour
faire construire une maison
我要和你紧紧相拥 je
vous serrerai très fort dans mes bras
永永远远的
éternellement
永不分离
sans
plus jamais me séparer de vous
今夜远方的孩子 loin
de vous dans la nuit mes enfants
妈妈只想你
maman
ne cesse de penser à vous.
Elle étend sa préoccupation envers ses filles à la situation
d’autres familles de travailleurs migrants, figurant ainsi comme
une famille élargie marquée par les inégalités sociales. Le pire
est le manque de famille pour les enfants. Et à cet égard
l’évocation des amies de sa fille aînée est assez tragique :
manquant à la fois d’affection et d’éducation car ne pouvant
aller à l’école, elles sont promises à un triste avenir. En même
temps, Fan Yusu oppose ces familles séparées à celle de son
employeur, avec sa jeune maîtresse comme une concubine sous les
Tang ou les Qing.
Migrante
Fan Yusu revendique le terme de « migrant.e rural.e » (nong
mingong
农民工)
que beaucoup refusent car ils le considèrent comme péjoratif,
préférant le terme de « nouveaux travailleurs » (xin gongren
新工人)
comme dans le titre de la revue dont elle est maintenant
rédactrice en chef. Elle préfère nong mingong pour son
caractère discriminatoire même, car il permet de mieux forger
une identité collective pour toutes ces familles en quête d’un
espace dans la ville. Et du fond de cette identité, elle demande
une reconnaissance sociale pour tous les enfants « laissés
derrière » (留守儿童),
ces enfants, dit-elle dans un de ses poèmes, que « grand-père
Mao » (毛爷爷),
en son temps, avait appelés « fleurs de la patrie » (祖国花朵).
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La mère de Fan Yusu (news.qq) |
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En fait, ce qu’elle demande pour tous, avec un grand sens de la
solidarité, c’est à la fois la famille et la littérature comme
éléments essentiels d’un kit fondamental de survie.
Et après ?
Fan Yusu a quitté son job de nounou à Pékin et a signé un
contrat avec la maison d’édition Imaginist (理想国)
pour publier un livre, sur quoi elle s’est enfermée pour écrire
dans le minuscule appartement qu’elle loue dans le village de
Picun, en fuyant les journalistes.
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Fan Yusu chez elle |
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Pourtant, quand on lui demande ce qu’elle ressent en tant
qu’écrivain
,
maintenant, elle répond qu’elle n’est pas un écrivain, que,
quand elle était enfant, son grand frère avait cette ambition,
de devenir un écrivain, et que pour elle, c’est un symbole
d’échec. Elle est heureuse de pouvoir rester chez elle, de
pouvoir lire, écouter de la musique. Lire l’a toujours aidée à
supporter la vie. Dans les pires moments, elle lisait « San
Mao le petit vagabond » (《三毛流浪记》)
[de
Zhang Leping (张乐平)]
ou « Mon lointain Qingpingwan » (《我的遥远的清平湾》)
[de
Shi Tiesheng (史铁生)].
Ses souffrances s’estompaient à côté de celles racontées dans
ces livres.
Bibliographie
Guo Ting,
“How Fan Yusu Wrote Dignity Back Into Migrants’ Lives”, Los
Angeles Review of Books, 2017.06.07 :
http://blog.lareviewofbooks.org/chinablog/fan-yusu-wrote-dignity-back-migrants-lives/
Xi Zhiwu
席志武,
“Ville/campagne, couches défavorisées et individualisation,
l’espace et ses implications dans l’écriture littéraire de Fan
Yusu » (《城乡、底层与私人化:论范雨素文学书写的空间意蕴 》),
Forum des sciences sociales
社会科学论坛 2018/2,
pp. 221-228.
En
particulier le poète Wang Jiaxin (王家新)
qui a écrit un article intitulé « Fan Yusu et la qualité
littéraire » (《范雨素与文学性》)
publié dans la revue « Éducation littéraire » (文学教育)
2017/ 8, pp. 4-6.
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