Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

Bao Tianxiao 包天笑

1875-1973

Présentation

par Brigitte Duzan, 12 avril 2024

 

 

Bao Tianxiao

 

 

Né à Suzhou, mort à Hong Kong après de nombreuses années à Shanghai et un passage par Taiwan, Bao Tianxiao est une figure marquante de la Chine de la Première République (de 1912 à 1949). Lettré devenu homme de presse, à la fois enseignant, éditeur, traducteur, journaliste et romancier à succès, il incarne la modernité chinoise du début du 20e siècle dans ses subtilités et ses contradictions. Longtemps méprisé comme roi de la littérature populaire (Tongsu wenxue zhi wang 通俗文之王) et représentant emblématique du courant des « canards mandarins et papillons » (鴛鴦蝴蝶派), il est aujourd’hui apprécié sous un nouveau jour : un « progressiste souriant » comme l’a dénommé Sebastian Veg [1], en marge de la radicalisation du mouvement de la Nouvelle Culture.

 

Débuts professionnels précoces

 

Né en février 1875 à Suzhou dans une famille de marchands sur le déclin, Bao Tianxiao entre très jeune, à l’âge de cinq ans, dans une école privée traditionnelle (sishu 私塾). En 1889, il tente une première fois le concours mandarinal au premier niveau, celui de xiucai (秀才). Il échoue et, en 1892, la mort de son père plonge la famille dans la pauvreté, ce qui l’oblige à travailler : à l’âge de seize ans, il devient précepteur privé dans une famille. Deux ans plus tard, pourtant, en 1894, il réussit le niveau xiucai des examens impériaux. Il a dix-huit ans et se lance aussitôt dans des activités d’édition, à Suzhou.

 

1900-1905 : du Jiangsu au Shandong et à Shanghai

 

En 1900, à Suzhou, il fonde avec sept camarades la Société d’encouragement à l’étude (Lixuehui 励学) qui publie un mensuel de traductions (Lixue yibian《励学译编》) – traductions du japonais de textes portant sur des questions politiques et juridiques par des étudiants chinois au Japon.

 

Parallèlement, toujours à Suzhou, il crée avec le même groupe d’amis la petite librairie Donglai (东来书庄)  qui diffuse le mensuel mais aussi des publications japonaises, dont des journaux édités par des étudiants chinois au Japon, et même de la papeterie japonaise [2]. Bao Tianxiao en est le directeur et va s’approvisionner en livres et revues à la librairie japonaise de Hongkou, à Shanghai, qui fait office d’intermédiaire. La librairie Donglai devient une véritable plateforme de diffusion qui a beaucoup de succès auprès des lettrés de toute la région du Jiangsu et même au-delà, mais finalement, la librairie doit fermer ses portes au bout de deux ans, faute de pouvoir équilibrer financièrement ses opérations [3].

 

En octobre 1901, également à Suzhou, Bao Tianxiao fonde le Journal en langue vernaculaire de Suzhou (《苏州白话报》) qui succède au Mensuel des traductions. Inspiré du Journal en langue vernaculaire de Hangzhou créé quatre mois auparavant, en juin, c’est l’un des premiers journaux en langue vernaculaire de Chine, qui paraît tous les dix jours. L’impression en est confiée à l’atelier de Mao Shengzhen (毛上珍书局), une impression à l’ancienne, par xylographie comme les vieux classiques.

 

Cette année 1901, Bao Tianxiao la passe en grande partie à Nankin, comme tuteur du fils du lettré Kuai Guangdian (蒯光典) auprès duquel il poursuit en même temps son éducation. Il part ensuite s’installer à Shanghai, comme éditeur d’une maison d’édition fondée par Kuai Guangdian : Maison d’édition de traductions du Pavillon du grain doré (Jinsuzhai yishuchu金粟斋译书处). Comme son nom l’indique, l’objectif est de publier des traductions de livres étrangers. C’est le Pavillon du grain doré qui publie alors, avec un succès retentissant, les grandes traductions qui font connaître Yan Fu (严复) et imposent en même temps son style de traduction, en belle langue classique : « Evolution and Ethics » (Tiānyǎnlùn《天演論) de Huxley et le « System of Logic » (Mùlè Míngxué《穆勒名學) de Stuart Mill.

 

Mais Kuai Guangdian était le seul investisseur dans la maison d’édition ; il n’y avait ni capital ni budget, et les opérations étaient grevées de dépenses somptuaires pour recevoir et régaler les amis de passage. En outre, il fallait honorer des commandes demandant des envois postaux toujours hasardeux en l’absence de service postal national et de modes de paiement sûrs ; il était difficile de se faire payer les livres expédiés.  C’était une époque où Kuai Guangdian était en attente d’affectation, sa maison d’édition se révéla être un hobby passager. Au bout de deux ans, il mit la clef sous la porte pour mettre fin à cette ruineuse entreprise. Ses intérêts étaient ailleurs : il fut ensuite nommé intendant du circuit de Huaiyang (淮阳) et se tourna vers l’action politique [4]. La diffusion des livres déjà imprimés fut confiée à un journal, et les droits des traductions de Yan Fu passèrent à la Commercial Press.

 

Pourtant, Bao Tianxiao renâcle à revenir à Suzhou où personne ne l’attend (sa mère est morte en 1902). 1903 est ainsi une période de tâtonnement, pendant laquelle il travaille pour des petites maisons d’édition spécialisées dans la publication d’ouvrages japonais. Finalement, en 1904, il se résout à revenir à Suzhou après avoir attrapé la diphtérie à Shanghai – ce qui lui inspirera la nouvelle « Un fil de lin » (一缕麻). Il enseigne six mois dans une école normale d’instituteurs ainsi que dans la Société d’enseignement public de Suzhou, dans le district de Wuzhong (Wuzhong gongxueshe 吴中公学社), établissement financé par les familles des élèves.

 

En 1904, il est invité par le préfet de Qingzhou (青州), dans le Shandong, à diriger le collège financé par la préfecture. Le voyage, alors, est une véritable expédition, en ferry de Shanghai (36 heures), puis en train. Ce séjour de quelques mois nous vaut, dans ses Souvenirs, une description haute en couleur de l’atmosphère du lieu, alors sous domination allemande. 

 

En 1905, les examens impériaux sont supprimés. Faute de mandarinat, les lettrés se replient sur la presse pour vivre. Le secteur se structure et se professionnalise ; avec la multiplication des revues et l’émergence d’une petite bourgeoisie urbaine avide de nouveauté, la concurrence devient féroce ; le roman en feuilleton attire le lecteur. Bao Tianxiao se lance dans l’aventure.

 

1906-1919 : homme de presse et romancier en vue, à Shanghai

 

À Qingzhou, il est contacté par le romancier et éditeur Zeng Pu (曾朴) qui venait de fonder à Shanghai une librairie doublée d’une maison d’édition, « La forêt de la fiction » (Xiaoshuo lin 小说林), qui publiait aussi un mensuel du même nom. C’est dans le mensuel qu’il publiait alors en feuilleton la suite du roman « Fleur sur l’océan des péchés » (《孽海花》) dont les premiers chapitres, écrits par un premier romancier, avaient été publiés au Japon dans la revue Jiangsu (江苏).

 

Zeng Pu avait besoin de romans, genre à la mode et très demandé, pour son mensuel. Mais Bao Tianxiao n’avait encore écrit que quelques nouvelles, et ce en langue classique, alors que les romans devaient être rédigés en langue vernaculaire – sauf pour les traductions de romans étrangers qui étaient en langue classique selon la tradition établie par Lin Shu (林纾). D’où la solution de Bao Tianxiao : comme il s’était arrêté à la librairie japonaise de Hongkou avant de prendre le ferry pour Qingzhou, il avait acheté quelques romans japonais, et il entreprit d’en faire la traduction pour Zeng Pu.

 

À Qingzhou, par ailleurs, il était abonné à l’Eastern Times (Shibao《时报》) de Shanghai, revue éditée par les éditions Youzheng (有正) fondées en 1904 par Di Chuqing (狄楚青) avec l’aide de Kang Youwei (康有为) et Liang Qichao (梁启超).  Finalement, Zeng Pu lui propose de venir travailler avec lui à Shanghai. C’est juste au moment où le directeur de l’école de Qingzhou est remplacé par un nouveau directeur avec lequel Bao Tianxiao ne s’entend pas. Il donne sa démission et repart à Shanghai au milieu du mois de février 1906, par un temps exécrable qui rend la traversée mémorable, surtout après la découverte à mi-parcours d’une mine restant de la récente guerre russo-japonaise [5].

 

 

Le Shibao (Eastern Times) en 1908

 

 

Cependant, c’est par l’Eastern Times et son directeur général Di Chuqing qu’il va être engagé. Travaillant avec le rédacteur général, il est chargé de l’édition des nouvelles nationales, mais aussi du supplément littéraire associé au quotidien : le Yuxing (《余兴》), ou « Divertissement », qui publie des romans aux côtés de courtes chroniques d’actualité et de poèmes. Le roman est alors ce qui fait vendre les journaux qui en publient parfois plusieurs en même temps en feuilleton. Les revues spécialisées se multiplient entre 1906 et 1911.

 

C’est pour Bao Tianxiao le début de sa grande période d’écriture de romans-feuilletons, d’abord en langue classique, puis, très vite, en langue vernaculaire. C’est aussi une période riche en rencontres, grâce au fameux « Pavillon du repos » (Xilou 息楼), annexe des locaux du journal sur la rue Wangping (望平街), la rue des premiers locaux du Shenbao (《申報》). Pourtant, il est devenu journaliste contre l’avis de sa famille, car le métier de journaliste était considéré comme potentiellement dangereux pour les proches, les journalistes étant voués aux gémonies par l’impératrice douairière depuis la tentative de Réforme de 1898.

 

À Shanghai, il enseigne aussi dans des écoles pour filles, dont l’école Chengdong (城東女學), fondée par en 1901 par un lettré de Shanghai à son retour en Chine après des études au Japon. À la fin de l’année, les élèves devaient organiser une représentation théâtrale. Bao Tianxiao leur écrivit deux pièces : l’une était inspirée du « Marchand de Venise » dans la version des « Tales from Shakespeare » de Charles et Mary Lamb  publiés en 1807, conte qui avait été récemment traduit par Lin Shu ; l’autre, la deuxième année, une adaptation de « Sans Famille » (《苦儿流浪记》) d’Hector Malot, « Les lamentations d’une pauvre orphelin » (《孤雏感遇记》).

 

En 1909, Bao Tianxiao adhère à la Société du Sud (Nanshe 南社) fondée à Suzhou en novembre par trois membres de la Ligue du Tongmenghui (同盟会) de Sun Yat-sen. C’est l’une des plus importantes sociétés littéraires de l’époque, qui éditera de janvier 1910 à décembre 1923 divers journaux et revues, dont la collection des « Cahiers de la Société du Sud (Nanshe congke《南社丛刻》).

 

Parallèlement, Bao Tianxiao prend la direction du supplément mensuel de l’Eastern Time dédié au roman et à la nouvelle (Xiaoshuo shibao《小说时报》), fondé en septembre 1909. Bao Tianxiao y publie des histoires traditionnelles d’amours entravées par le poids des traditions mais exaltant la pureté des sentiments féminins. Et en 1911, il devient rédacteur en chef de l’ Eastern Time Madame (Funü shibao《妇女时报》) qui s’adresse au public des jeunes urbaines modernes en répondant aux préoccupations quotidiennes de la femme au foyer, en lui donnant des conseils d’hygiène et de cosmétique.  

 

Mais il publie aussi bien dans des revues éducatives alors créées pour accompagner le développement d’une éducation moderne encore balbutiante, dont la Jiaoyu zazhi (教育杂志) lancée par la Commercial Press (商务印书馆) en 1909. De manière typique, la revue publie aussi des œuvres littéraires, dont l’une des plus célèbres de Bao Tianxiao: « Le journal d’écolier de Petit Xin » (Xin’er jiu xue ji《馨儿就学记》), un récit qui décrit la vie quotidienne d’un petit écolier dans une école moderne [6]. Publié en feuilleton pendant un an à partir d’août 1910,  il a obtenu en 1916 le prix du ministère de l’Education. Mais ce prix du ministère avait été décerné au livre dans la catégorie « œuvre originale de fiction » alors que la nouvelle de Bao Tianxiao était inspirée de la traduction en japonais d’un bestseller italien, « Cuore », écrit par Edmondo de Amicis en 1886, traduit en anglais en 1887, puis en japonais en 1902 [7]. Le texte a refait surface à Taiwan en 1976, dans une traduction annotée, en vernaculaire moderne.  

 

 

La revue éducative Jiaoyu zazhi

 

 

 

Le journal d’écolier de Petit Xin

 

 

Finalement, en 1912, le rédacteur en chef de l’ Eastern Time Chen Jinghan (陈景韩) ayant quitté le journal pour rejoindre le Shenbao (《申报》), Bao Tianxiao lui succède à ce poste. Il diversifie encore son approche pragmatique, visant à toucher les publics les plus divers dans un contexte extrêmement concurrentiel. Il lance le « Petit Eastern Time » (Xiao Shibao《小时报》), destiné plus particulièrement à une frange de lecteurs urbains avides de ragots et de scandales. Mais, parallèlement, il fait aussi paraître un manuel éducatif sur la République et la nouvelle société (Xin Shehui - Gongheguo xuanjiangshu 新社会 共和国 宣讲书) dans le but d’initier les lecteurs aux nouvelles valeurs républicaines.

 

En 1915, il devient rédacteur de la revue semestrielle Grand Magazine (Xiaoshuo Daguan《小说大观》), éditée par le Wenming Bookstore (文明书局) fondé en 1902. En 1917, il devient aussi le rédacteur en chef de la revue littéraire illustrée Xiaoshuo huabao (《小说画报》). Et finalement, en 1919, il quitte l’ Eastern Time pour publier des chroniques dans le tabloïd The Crystal (Jingbao).

 

 

Le Xiaoshuo Daguan

 

 

 

Le Wenming Bookstore

 

 

La Chine est à un tournant : celui de la Nouvelle Culture née du mouvement du 4 mai, et le développement d’une littérature en baihua, centrée sur la nouvelle.

 

1920-1927 : les romans en vernaculaire

 

En 1920, Bao Tianxiao part à Pékin où il entreprend d’écrire un roman en langue vernaculaire, fondé sur la vie de Mei Lanfang (梅兰芳), et intitulé Liufang ji (《留芳记》). C’est un roman sérieux, qui lui a donné beaucoup de mal, dit-il (…于《留芳记》,是下了一番工夫。), qui est autant sur la vie politique de l’époque que sur celle de Mei Lanfang, et qui, en ce sens, préfigure son roman suivant, « Printemps et automnes de Shanghai ».

 

Mais il ne trouve pas d’éditeur et revient à Shanghai où, en 1922, il devient le rédacteur en chef de l’hebdomadaire littéraire Xingqi (《星期》), ou La semaine, édité par la maison d’édition Dadong (大东书局). C’est un journal moderne et ouvert, en particulier sur les questions de société, mais non élitiste. Bao Tianxiao y publie une nouvelle caractéristique de l’orientation de la revue : « Une famille dynamique » (Huodong de jia活动). En septembre, il prend en outre la direction de la revue Evergreen (Changqing常青) éditée par la société littéraire Qingshe ().

 

De 1924 à 1926, il se concentre sur l’écriture et la publication d’un de ses grands romans en langue vernaculaire dont le titre a une saveur de roman classique : « Printemps et automnes de Shanghai » (《上海春秋》) publié par la maison d’édition Zhonghua shuju (中华书局), les derniers chapitres en octobre 1926. Il sera réédité en 1991 aux éditions Shanghai guji  (上海古籍出版社), éditeur de textes anciens.

 

 

Printemps et automnes de Shanghai

 

 

À partir de 1925, et pendant dix ans, il continue de contribuer à diverses revues de Shanghai, de l’avant-garde élitiste aux plus populaires comme Ziluolan (《紫罗兰》) fondée fin 1925, également éditée par la maison Dadong et dirigée par son ami Zhou Shoujuan (周瘦鹃). Bao Tianxiao y publie des romans et nouvelles, mais aussi des notes du genre biji (笔记).

 

 

La revue Ziluolan

 

 

En 1935, il dirige encore, pendant six mois, le supplément littéraire du quotidien Libao (立报), intitulé Huaguoshan (花果山) du nom d’une montagne du Jiangsu – supplément édité par Zhang Henshui (张恨水).  

 

1937-1973 : écrits de guerre et départ à Taiwan, puis à Hong Kong

 

Pendant la guerre, Bao Tianxiao continue à publier romans et nouvelles dans des revues et des journaux, comme le bi-mensuel Rose (Meigui玫瑰) ou le Mensuel de la fiction (Xiaoshuo yuebao小说). Ses récits reprennent son canevas traditionnel d’amours contrariées, mais en les adaptant en récits patriotiques de résistance contre l’envahisseur.

 

En 1943, il publie ses premiers souvenirs d’enfance sous forme de notes biji, les « Notes du Pavillon de l’étoile d’automne » (Qiuxingge biji秋星阁笔记) qui paraissent dans le mensuel Dazhong (《大众月刊》). L’année suivante, en 1944, le rédacteur en chef de la revue mensuelle Wanxiang (万象), ou Dix mille phénomènes, ayant créé une rubrique « Le Bund il y a trente ans » (Sanshisan nian qian de Shanghaitan三十三年前的上海滩), Bao Tianxiao y publie ses souvenirs de journaliste et d’éditeur de presse à Shanghai : « Le milieu de la presse et moi » (Wo yu xinwen jie 我与新闻界) et « Le milieu des revues et moi » (Wo yu zazhi jie 我与杂志界).

 

En 1948, il part rejoindre son fils à Taiwan, sans savoir qu’il ne reviendra jamais en Chine continentale. Il publie quelques poèmes et de brefs récits dans des journaux, et participe à la fondation d’un journal illustré inspiré des journaux shanghaïens, le Huabao (《画报》). C’est alors qu’il commence la rédaction de ses souvenirs après, dit-il, avoir rêvé de sa mère. Le manuscrit restera inachevé plusieurs années car il déménage à Hong Kong en 1950, à l’invitation de son fils cadet qui y est installé. En 1955, il en termine la première partie (jusqu’en 1920).

 

En 1958, il publie son 33e roman : « La nouvelle légende du Serpent blanc » (Xin Baishe shuan《新白蛇传》) qu’il faut ajouter à la longue liste des œuvres sur cette légende.

 

En 1960, il publie un ouvrage personnel d’histoire littéraire : « Le courant des "Canards mandarins et papillons" et moi » (Wo yu Yuanyang hudie pai我与鴛鴦蝴蝶派). Il s’y attache à se distancier des auteurs associés à ce courant, comme ses amis Zhou Shoujuan ou Zheng Henshui, mais surtout de Xu Zhenya (徐枕) et autres collaborateurs et contributeurs de la revue Samedi (Libailiu礼拜六) représentatifs de ce courant.

 

En 1966 paraît une première partie de ses « Souvenirs de l’ombre de la chambre du bracelet » (《钏影楼回忆录》), en feuilleton dans la revue bimensuelle Dahua (《大华》) fondée par Gao Baoyu (高伯雨), intellectuel shanghaïen venu s’installer à Hong Kong. À la fin de l’année, la revue est au bord de la faillite ; Bao Tianxiao accepte de poursuivre la publication sans être rémunéré. Mais, en avril 1968, ses difficultés financières obligent finalement la revue à mettre la clef sous la porte. Seulement les deux-tiers des souvenirs ont été publiés. La publication reprend en 1969 dans la revue Jingbao (), puis en 1970 dans la revue Dahua relancée par Gao Baoyu.

 

 

La revue Dahua de Guo Baoyu

 

 

En juillet 1971, alors que la suite des Souvenirs doit paraître, la revue doit à nouveau cesser de paraître. Après bien des atermoiements, la Suite des Souvenirs (《钏影楼回忆录续编》) paraîtra en décembre 1972, aux éditions Dahua.

 

 

Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet,

éd. chinoise 1971

 

 

 

Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet

 

 

Bao Tianxiao meurt le 24 novembre 1973, à l’âge de 97 ans.

 

Également scénariste

 

Il aura aussi participé aux premiers balbutiements du cinéma de Shanghai. Il a consacré un chapitre de ses Souvenirs à ses activités de scénariste (我与电影).

 

Il a écrit deux scénarios pour des films des débuts de Bu Wancang (卜万苍) :

1926 : Liangxin fuhuo《良心复活》 adapté du roman de Tolstoï « Résurrection »

1929 : Nuling fuchou ji (女伶复仇记)   Deux camarades de classe amoureux d’une actrice ; l’un se venge  

           cruellement de l’autre qu’il a vu en tête à tête avec elle. 

 

Mais il a surtout écrit pour Zhang Shichuan (张石川) et Zheng Zhengqiu (郑正秋) à la Mingxing (明星影片公司) où il était très bien payé. On lui doit les scénarios de cinq films, le dernier, le plus célèbre, à l’avènement du cinéma parlant :

1925 :  Poor Girl《可怜的闺女》

1926 : A Good Guy好男儿

1926 : The Daughter of a Wealthy Family《富人之女》

1926 : A Lovelorn Actress 多情的女伶

1934 : Lonely Orchid  Kong gu lan空谷兰

 

 

Le scénario de « Lovely Orchid »《空谷兰》

 

 

Sa nouvelle « Un fil de lin » (一缕麻) est une autre histoire célèbre. Elle a été adaptée en opéra yueju, et le rôle principal de Lin Renfen (林纫芬) a été créé par Mei Lanfang (梅兰芳). Un film de l’opéra, réalisé par Liang Yongzhang (梁永璋), est sorti en 1998.

(Dans la nouvelle, une jeune fille, Huifen (慧芬), est mariée à un malade mental et doit rompre avec le camarade de classe qu’elle aime depuis dix ans. La nuit du mariage, elle tombe malade : c’est la diphtérie. Tous les domestiques s’enfuient, personne ne veut l’approcher ; seul son mari la soigne, et elle guérit. Mais lui a attrapé la maladie et en meurt. Huifen est prise de remords et de regrets et reste inconsolable).

 

 

Lin Renfen incarnée par Mei Lanfang
dans l’adaptation en opéra yueju de « Un fil de lin »

 

 

Et finalement : inclassable

 

Limiter Bao Tianxiao à l’image usuelle d’écrivain de romans-feuilletons à l’eau de rose et l’étiqueter ainsi en opposition aux écrivains « sérieux » dans la mouvance de Lu Xun apparaît comme extrêmement réducteur : c’est l’héritage d’une tradition qui remonte à 1919, dans le contexte de l’essor du mouvement des écrivains de gauche, lié au développement de la nouvelle en baihua en rupture avec tout ce qui avait précédé, et en particulier le roman. 

 

Bao Tianxiao est à la croisée des chemins, écrivant en langue classique, celle des traductions de romans étrangers, mais s’adaptant peu à peu à la vogue des romans en langue vernaculaire – empruntant à la tradition comme s’en distinguant, mais sans jamais la renier, et surtout évitant l’idéologie de gauche avec son penchant au didactisme. Il a modernisé la langue classique mais amélioré aussi le vernaculaire. Alors que le gouvernement avait passé en 1920 une loi faisant du vernaculaire la langue standard, au détriment de la langue classique, Bao Tianxiao, avec Zhou Shoujuan (周瘦鹃), a été de ceux qui ont alors défendu la langue classique comme véhicule de pensée et pour sa beauté.

 

On redécouvre aujourd’hui le personnage et son œuvre dans toute son immense variété, avec son fond de pragmatisme et d’éclectisme, incitant à considérer la littérature populaire comme un complément littéraire de la « nouvelle littérature » des années 1920, apportant un jour plus nuancé sur la société et la politique.

 

Un exemple : Jiazi xu tan

 

Publié en 1926, Jiazi xu tan (《甲子絮谈》) est un exemple-type de roman populaire qui a eu du succès : il raconte de manière extrêmement vivante la cruauté de la guerre menée par les seigneurs de la guerre dans les années 1920, dans le plus profond mépris de la vie humaine. C’est en même temps un tableau de la société chinoise du Jiangsu et du Zhejiang à cette époque de chaos. Le terme de Jiazi (甲子) désigne l’année 1924 selon la manière traditionnelle de désigner les années en utilisant une combinaison de rameau terrestre (地支) et de tronc céleste (天干) du cycle sexagésimal.

 

On a comparé ce récit avec un roman de Ye Shengtao (叶圣陶) qui se situe à la même époque [8] : « Monsieur Pan aux abois » (《潘先生在难中》). Celui de Ye Shengtao dresse un portrait-type d’un petit intellectuel bourgeois qui abandonne sa famille et l’école qu’il dirige pour fuir la guerre. C’est une satire de la réalité sociale, une réflexion un peu caricaturale sur les faiblesses, l’égoïsme et l’impuissance des petits intellectuels confrontés à cette situation de crise. La peinture est noire, et monsieur Pan sans espoir.

 

Le récit de Bao Tianxiao, lui, est purement narratif, fondé sur la réalité des combats menés par les seigneurs de la guerre dans la région du Zhejiang et du Jiangsu, montrant de manière très réaliste l’afflux de réfugiés, les tensions nées du manque de logements, le caractère endémique de la prostitution, les activités lucratives des prêteurs sur gages, les vols, enlèvements et exactions diverses… C’est un tableau panoramique de la vie dans ces conditions, avec une foule d’anecdotes et de détails très vivants, donnant un sentiment d’authenticité. Mais en même temps le but est de distraire le lecteur, pas de lui livrer une leçon morale.

 

Par ailleurs, Bao Tianxiao a construit sa narration comme un roman à chapitres classique. Les vingt chapitres sont, de manière traditionnelle, introduits par une phrase ou une double sentence, et chacun est amené, comme le veut la tradition des conteurs, par une phrase incitant le lecteur à poursuivre l’histoire en suscitant sa curiosité (si vous voulez savoir…). En outre, la langue est celle de tous les jours, avec même dans les dialogues des expressions en dialecte. Par exemple, on comprend qu’une personne « au visage blanc » est quelqu’un de paresseux, qui ne fait rien.

 

 

Biographie de Bao Tianxiao,

le roi de la littérature populaire

 

 

Il y a encore très peu de traductions de récits de Bao Tianxiao, et elles sont limitées à ses mémoires, à l’exception d’une ou deux nouvelles, dont « Un fil de lin ». Donc c’est tout un pan de littérature chinoise de la première moitié du 20e siècle qui reste à découvrir.

 


 

Quelques publications

 

1913 : Lamentation pour un jeune orphelin《孤雏感遇记》

1920 : L’équipe des jeunes détectives《童子侦探队》

1925 : Histoire de parfum 《留芳记》

1922-1927 : Printemps et automnes de Shanghai上海春秋

1926 : Jiazi xu tan《甲子絮谈》

1927 : L’enfer sur terre《人间地狱集》

1931 : Histoire de pierres enterrées et abandonnées《埋石弃石记》

1943 : Un couple de la grande époque《大时代的夫妇》

1971-1973 : Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet et sa suite《钏影楼回忆录续编》

1974 : Changements sur un siècle des besoins fondamentaux de l’existence《衣食住行的百年变迁》

 


 

Traduction en anglais

 

“So Near, So Far” , tr. Timothy C. Wong. In Wong, Stories for Saturday: Twentieth Century Chinese Popular Fiction. University of Hawaii Press, 2003, pp. 73-88.

 


 

Traduction en français

 

Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet (《钏影楼回忆录》)[9], traduction, notes, avant-propos et postface de Joachim Boittout, préface de Sebastian Veg, éd. Rue d’Ulm, 2021.

(Traduction de seize des 106 brefs chapitres originaux des Souvenirs et de deux nouvelles, « Un fil de lin » et « L’oie solitaire »).

 


 

À lire en complément

 

L’histoire des revues littéraires chinoises avant 1949

 

Une thèse (Université de Toronto, 2000) :

Before the Revolution, two short stories by Bao Tianxiao and Zhou Shoujuan during the early years of the Republic: “Qie ming bo” 《妾命薄》and “Yi lü ma” 《一縷麻》

https://tspace.library.utoronto.ca/bitstream/1807/15091/1/NQ53719.pdf

 

 


[1] Dans sa préface à la traduction d’extraits de ses mémoires (« Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet ») par Joachim Boittout. Cf Traductions.

[2] D’où le nom de la librairie : donglai , qui vient de l’Est.

[3] Voir le chapitre sur la librairie dans ses « Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet » (chap. VII pp. 76-85 dans la traduction de Joachim Boittout).

[4] Lettré et politicien membre du mouvement constitutionnaliste qui participa en 1907 aux travaux préliminaires de la Constitution et du Parlement, mouvement mené par les « notables-marchands » (shēnshāng 绅商) du Sud-Est, essentiellement le Jiang-Zhe (Jiangsu-Zhejiang). 

Voir Les élites du Sud-Est et la situation politique aux environs de 1911, in : Citadins et citoyens dans la Chine du 20e siècle, Yves Chevrier, Alain Roux et Xiaohong Xiao-Planes éd., Maison des sciences de l’homme, 2010.

[5] Achevée en septembre 1905 par l’éclatante victoire du Japon, après celle remportée sur la Chine en 1895.

[6] Voir l’article de Maria Franca Sibau : Portrait of the Artist as a Schoolboy : Bao Tianxiao’s Creative Intervention in « Little Xin’s School Journal », Modern Chinese Literature and Culture, Vol. 28/2 (Automne 2016), pp. 1-42.  https://www.jstor.org/stable/24886574

[7] C’est un texte célèbre, intéressant aussi pour le processus de traduction caractéristique de l’époque, de l’italien à l’anglais et au japonais et enfin recréé littéralement en chinois.

Voir l’étude du doctorant de l’université normale de Taiwan Hung-shu Chen : https://ctr.naer.edu.tw/v03.1/ctr030121.pdf

[8] Voir l’analyse comparative (en chinois) : https://www.sbvv.cn/chachong/14062.html

[9] Dont il existe aussi une traduction d’extraits en anglais :

“Memoirs of Bracelet Shadow Chamber” [excerpts], tr. Joyce Luk, Renditions 38: 1-26.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.