Si le goulag est
aujourd’hui entré dans le langage courant, c’est en
grande partie grâce aux écrivains, et à la littérature.
C’est aussi par volonté politique de briser le tabou qui
l’entourait. Si le laogai chinois est encore si
peu connu, c’est justement parce que ces camps dits « de
réforme par le travail » sont toujours plus ou moins
nécessairement nimbés de mystère : ils font partie de
ces trous noirs de l’histoire chinoise récente dont
on-ne-peut-pas-parler, sauf à battre en brèche des
images sacro-saintes, et le faire à ses risques et
périls quand on est chinois.
Contre
l’indicible, la littérature
Peu nombreux sont ceux,
en Chine, qui s’y sont hasardés, pour témoigner de ce
qu’ils ont vécu et rendre hommage à ceux qui n’ont pas
survécu pour pouvoir le faire. C’est le cas de
Harry Wu (ou Wu Hongda
吴弘达)
qui, ayant réussi à partir aux États-Unis en 1994, y a
fondé une Fondation pour la recherche sur le laogai
qui est une source d’informations de référence sur le
sujet. Le site web de la fondation comporte un
« manuel » du laogai (le
Laogai Handbook
《劳改手册》)
dont l’introduction comporte une histoire de cette
institution
dont s’inspirent les lignes qui suivent – en
l’agrémentant de sources littéraires complémentaires.
|
La musée du laogai fondé à Washington par Harry
Wu
et associé à sa Fondation de recherche sur le
laogai. |
|
Car la littérature est
essentielle pour lutter contre le silence et
l’indicible. Dans le système soviétique, on a dit que ce
qui rendait les camps invisibles, c’est l’espace même,
où les camps disparaissaient, et l’imposition du
silence, espace et silence aboutissant à un
« indicible » des camps :
« L’espace se chargeait d’effacer les traces. Les
détenus libérés s’engageaient à ne rien dire et tenaient
parole, car leur existence d’après le camp se déroulait
toujours dans un système totalitaire et ils risquaient à
tout moment une nouvelle condamnation.[…] Et
aujourd’hui, en Russie, l’attitude la plus courante à
l’égard du Goulag est le silence et la dénégation. […]
je suis allée à la Kolyma, sur les traces de Chalamov
.
Il ne reste absolument rien des camps, et pratiquement
rien n’est fait pour en conserver la mémoire. On ne peut
même pas accuser les autorités d’en avoir effacé les
vestiges à dessein : la plupart du temps, il a suffi de
laisser faire la nature, l’espace. »
(Luba Jurgenson : L’expérience concentrationnaire
est-elle indicible ? )
|
L’expérience
concentrationnaire est-elle indicible ? |
|
C’est la même expérience qu’a faite
Wang Bing (王兵)
retournant sur les lieux du camp de Jiabiangou dont il
montre, à la fin du premier volet de son documentaire
« Les âmes mortes » (《死灵魂》), combien
il est difficile d’en retrouver les traces dans le sable
du désert et le silence qui l’entoure. L’expérience
devenant même dangereuse pour
Harry Wu (Wu Hongda
吴弘达)
tentant de revenir sur les lieux où il avait été détenu
et où les camps, là, n’ont pas disparu mais sont encore
plus du domaine de l’indicible car maintenus tels par la
volonté politique.
|
Les âmes mortes
|
|
L’indicible des camps selon Claude Lanzmann (parlant de
la Shoah) reposait sur une « impossibilité à montrer
l’essentiel ». Luba Jurgenson s’intéresse à un autre
aspect de la notion d’indicible qu’elle considère comme
en étant le double : le pan narratif à travers l’acte
d’écriture. Le déchiffrement de cet indicible passe donc
par l’étude des œuvres littéraires relatives à
l’expérience vécue des camps comme manifestations
extrêmes des États totalitaires.
Essai de
définition
Le terme originel de
láogǎi (劳改)
est une abréviation de láodòng gǎizào (劳动改造),
soit réforme par le travail, réforme qui avait pour
composante fondamentale la « réforme de la pensée » (思想改造).
En 1957 lui a été substitué le terme de láojiào (劳教),
abréviation de láodòng jiàoyǎng
(劳动教养)
ou rééducation par le travail.
C’est le terme de
laogai qui a été institutionnalisé au niveau
international : en 2003, il est entré dans l’Oxford
English Dictionary, puis en 2004 dans le Duden en
Allemagne.
On a tendance à
considérer que le laojiao est désormais une
composante du laogai. Il s’agit en fait d’une
variation sur le même thème. La notion de « réforme »
reflète les origines soviétiques du système ; il
s’agissait, idéalement, de réformer l’individu pour en
faire un homme nouveau, dans la douleur. « Rééduquer »
- et rééduquer par le travail - est bien plus
chinois, renouant avec les racines confucéennes qui
continuent d’être à la base de l’organisation sociale
comme des principes du pouvoir chinois. Sous Mao,
cependant, tels qu’ils sont instaurés dès le début du
régime, les camps de travail sont tout à la fois mesure
de sécurité publique et impératif économique.
Ce ne sont pas les hommes qui ont été
réformés, mais bien plutôt le système, qui s’est
poursuivi au début des années 1980, en permettant
l’arrestation et la détention sans procès pendant trois
ans d’éléments jugés subversifs ou dangereux pour la
société. En 1988 encore, dans son Manuel de réforme
pénale, le ministère de la Justice a souligné le
double objectif du laogai : organiser les
criminels en main-d’œuvre à des fins productives, en
créant ainsi de la richesse pour la société. Il est
souligné que, dans un système de dictature par le
peuple, le laogai est un moyen d’exercer cette
dictature sur des éléments minoritaires hostiles au
socialisme afin de sauvegarder l’intégrité nationale. En
1991, un livre blanc a renouvelé et précisé ces
principes de « réforme » par le travail forcé
.
Chronologie
1950 : le modèle
soviétique à la mode chinoise
Même s’il s’en distingue, le
laogai a pour antécédent le goulag soviétique
a pris un soudain essor à partir des purges de Staline
dans les années 1930 (voir note complémentaire
ci-dessous). Or, en 1950, avant la mort de Staline, la
Chine et l’Union soviétique ont signé un traité de
défense mutuelle qui stipulait que le gouvernement
soviétique aiderait la Chine à créer les institutions
sociales fondamentales, y compris un système pénal.
Celui-ci porte donc la marque de ces origines, en
faisant du laogai un élément essentiel de la
consolidation du pouvoir maoïste grâce à l’isolation et
à la répression d’un grand nombre de prisonniers
politiques étiquetés « éléments hostiles »
.
Ces éléments hostiles
sont légion dès les premières campagnes politiques de la
Chine nouvelle et les purges qui en résultent : ce sont
d’une part tous ceux qui ont travaillé de près ou de
loin pour le régime nationaliste, ou plutôt sous le
régime nationaliste, sans même adhérer au Parti, et
d’autre part les « ennemis de classe » (阶级敌人),
c’est-à-dire les propriétaires terriens, paysans (plus
ou moins) riches et industriels fortunés stigmatisés
dans le cadre de la
Réforme agraire (土地改革)
– autant d’éléments qui seront catalogués comme
« contre-révolutionnaires historiques » (历史反革命)
et le resteront à vie, quand ils réussiront à survivre.
Comme Staline avant lui, Mao Zedong a
vite réalisé que cet afflux de prisonniers politiques
était une charge trop lourde en tant que population
carcérale, mais que ces prisonniers pouvaient devenir
une source de main-d’œuvre bienvenue pour réaliser à
moindres frais les immenses travaux prévus pour le
développement du pays. C’est l’objet de l’amendement à
la « Résolution de la 3ème Conférence sur la
Sécurité publique nationale » réunie du 10 au 16 mai
1951 qui avait pour objet principal la campagne de de
suppression des contre-révolutionnaires ; la résolution
adoptée le 15 mai était un document crucial concernant
l’organisation du laogai pour ceux qui n’étaient
pas exécutés tout de suite (les ordres étant d’exécuter
10 à 20 % de ceux condamnés à mort et d’envoyer les
autres en camp). Mao appelait à une « mobilisation de
masse » pour résoudre le problème des prisons et tirer
profit de cette occasion « en or » d’avoir une
main-d’œuvre corvéable à merci pour réaliser les grands
travaux projetés.
Des millions de
prisonniers ont ainsi constitué la main-d’œuvre sans
laquelle il aurait été impossible de mener à bien les
grandes opérations d’infrastructure effectuées dans les
premières années de la Chine populaire : travaux de
canalisation, pour la prévention des inondations et
l’irrigation, mise en valeur de terres incultes et de
mines, souvent dans des zones lointaines et difficiles
d’accès aux quatre coins du territoire, mais pas
seulement. C’est ainsi, par exemple, que des milliers de
prisonniers ont travaillé à la régularisation du cours
de la Huai (淮河),
dans le nord du Jiangsu, comme le raconte un ancien
prisonnier dans ses mémoires parues en français sous le
titre « Les nuages noirs s’amoncellent »
:
d’octobre 1951 à juillet 1952, quelque trois mille
prisonniers ont arasé une colline et creusé un canal de
quinze mètres de long et vingt mètres de large sans
machines, en transportant la terre à dos d’homme dans
des paniers de vingt kilos par trajet, à raison de 3 200
kilos par jour. Comme, en outre, le sorgho a bientôt
remplacé le riz comme nourriture de base, beaucoup de
prisonniers sont tombés malades et sont morts, d’autres
se sont suicidés. Mais le canal a été terminé dans les
temps, et, à l’automne 1952, les prisonniers ont été
envoyés creuser un autre canal sur la Huai à une
quinzaine de kilomètres plus loin.
Toute la Chine était un
immense chantier, selon le principe que « Seul le
travail peut changer le monde ». C’est en 1954 que, en
l’absence de système légal, est promulguée une
« réglementation » sur la réforme par le travail. Ce
sont des directives (zhishi
指示)
du ministère de la Sécurité publique publiées en janvier
1955 dans un rapport sur une réunion concernant
l’organisation de la production agricole et industrielle
par les prisonniers du laogai
.
Ces directives sont complétées par des « méthodes
temporaires de libération des prisonniers ayant achevé
leur peine » comportant un volet concernant
l’affectation des prisonniers à des postes de travail
forcé.
En même temps, un
éditorial du Quotidien du peuple énonçait la philosophie
du système, fondée sur la lutte des classes : tout crime
a des racines sociales, les idées et les habitudes
fausses sont un legs de la société féodale qui perdure
dans les esprits. C’est pourquoi il ne suffit pas de
punir, il faut prendre les mesures adéquates pour
transformer les esprits, transformation nécessairement
brutale, passant par les confessions forcées, les
autocritiques incessantes et les séances de critique, le
travail dans des conditions très dures devant contribuer
à briser les résistances et soumettre les esprits.
Le monde du laogai
est ainsi fondé sur une double politique : le
travail forcé comme moyen, la réforme de la pensée comme
objectif. Il sera, sur ces bases, constamment alimenté
par les campagnes politiques qui se sont succédé tout au
long des premières années de la République populaire,
avec un tournant en 1957.
1957-1966 : du piège
des Cent Fleurs à la Grande Famine et à la Révolution
culturelle
En 1957, la campagne
des Cent Fleurs tourne au fiasco. Suffoqué par la
virulence des critiques qu’il avait lui-même suscitées,
Mao Zedong réagit par une campagne féroce de répression.
Si l’ampleur des critiques était telle, c’est parce que
les autorités locales, jusque dans chaque unité de
travail, dans chaque village même, avaient des quotas à
remplir et que, si certaines critiques ont été
spontanées et sincères, d’autres ont parfois été
arrachées.
Les intellectuels ont
été décimés, étiquetés
« droitiers contre-révolutionnaires » et envoyés en camp
quasiment du jour au lendemain après avoir été
arrêtés par la police. On en a de multiples témoignages
dans la littérature, dans les écrits de
Zhang Xianliang (张贤亮)
par exemple. Comme lui, d’ailleurs, beaucoup des
droitiers arrêtés en 1957 avaient en outre une
ascendance familiale qui constituait une charge
supplémentaire : le père de Zhang Xianliang était un
industriel et homme politique dans la mouvance du
Guomingdang, ce qui était doublement répréhensible ;
incarcéré en 1952, il mourut en prison en 1954. Selon le
principe de la lutte des classes, l’opprobre du père
retombait sur le fils.
|
La mort est une
habitude, Zhang Xianliang, éd. 1998 |
|
Certains de ces
intellectuels avaient composé un poème qui fut mal
interprété, cas classique, d’autres ont simplement été
dénoncés pour remplir les quotas. Les histoires
abondent, absurdes bien souvent. Le plus terrible est
que ces détenus se sont retrouvés en camp pendant la
Grande Famine provoquée par le Grand Bond en avant,
sujet toujours éminemment tabou en Chine, mais dont
l’horreur qu’elle a engendrée dans les camps est
aujourd’hui bien documentée, et se retrouve tant dans la
littérature qu’au cinéma, malgré la censure (voir
Bibliographie ci-dessous).
Le pire encore est que
ces peines étaient en fait extensibles, n’étant pas du
domaine pénal, mais relevant de la Sécurité publique.
Or, après l’épisode désastreux de la Grande Famine, Mao
est évincé du poste de président de la République
populaire, Liu Shaoqi et Deng Xiaoping adoptent un
programme de relance économique, les réformes allant
jusqu’à mettre en œuvre une certaine dose de libre
marché. En 1962, pour reconquérir le pouvoir et lutter
contre des tendances jugées trop modernistes, Mao lance
alors le « Mouvement d’éducation socialiste » (社会主义教育运动)
contre l’appareil même du Parti, en en revenant au
processus de réforme de la pensée ; le mouvement se
poursuit jusqu’en 1965, et c’est son échec, entre
autres, qui incite Mao à lancer la Révolution
culturelle.
Les campagnes ne cessent pas, et dans
ces conditions, les détenus des camps de laogai
sont considérés comme des éléments toujours dangereux.
Dans la paranoïa ambiante, à laquelle s’ajoute à
plusieurs reprises des tensions internationales, il
n’est pas question de les laisser sortir
.
Les droitiers de 1957 ne sortiront de camp qu’après la
mort de Mao et ne seront, pour la plupart, réhabilités
qu’en 1979. Ce qui ne signifie pas que le système du
laogai s’est éteint avec la politique d’ouverture.
Années 1980-1990 :
légalisation
À partir de 1979, et
plus généralement au cours de la période dite
« d’ouverture », un système légal est peu à peu élaboré.
Le plus important est le Code pénal promulgué en 1979
qui comporte les lignes directrices concernant le
laogai. Il définit en particulier les « crimes »
politiques en relevant : menace à l’ordre public,
incluant l’administration, et toujours crime de
contre-révolution, cette dernière catégorie permettant
de continuer la répression à l’égard des dissidents
politiques.
En 1988, les principes de « réforme
criminelle » approuvé par le Bureau du laogai du
ministère de la Justice reprennent les objectifs de
réforme de pensée du laogai comme outil de la
dictature du peuple
.
La réforme du code de procédure pénale de 1997 n’a rien
changé de significatif.
Il y a toujours la
double composante sécurité/réforme de la pensée, mais
s’y ajoute une composante économique dans le cadre des
réformes de Deng Xiaoping, et en particulier de sa
relance économique de 1991 : la réforme dans le cadre du
laogai passe par le travail en tant que travail
productif participant à l’enrichissement national.
En 1994, sous la
pression de la communauté internationale, s’est opérée
une subtile mutation sémantique de laogai à
prison (jianyu
监狱),
mais, comme le reconnaît alors le très officiel Legal
Daily (Fazhi ribao《法治日报》),
le fait de rebaptiser le laogai était une
concession du gouvernement chinois vis-à-vis de la
critique internationale sur les droits de l’homme, mais
la fonction, le caractère et les tâches de
l’administration pénitentiaire restaient
fondamentalement les mêmes. En particulier, les
prisonniers dont il est estimé qu’ils n’ont pas
totalement réformé leur pensée peuvent toujours voir
leur libération repoussée.
Par ailleurs, en
fonction du système « héberger pour enquêter » (shourong
shencha
收容审查),
la police peut procéder à une détention de trois mois
hors des procédures normales de supervision judiciaire,
et cette période peut être étendue de manière arbitraire
comme il est arrivé à Dai
Qing (戴晴)
en 1989 et qu’elle raconte dans ses mémoires.
2013 : abolition ?
Le système du laogai a été
formellement aboli par l’Assemblée nationale populaire
de Chine en décembre 2013,
et le gouvernement a annoncé la fermeture définitive de
ces camps en arguant qu’ils sont devenus superflus en
raison du développement du système judiciaire du pays.
On peut se demander
s’il ne s’agit pas d’une argutie sémantique comme en
1994.
Bibliographie
Témoignages
-
Vents amers,
Harry Wu/Wu Hongda (吴弘达),
trad. de l’anglais par Béatrice Laroche, préface de
Danielle Mitterrand, introduction de Jean Pasqualini,
Bleu de Chine, 1995.
Traduit de
l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman « Bitter
Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John
Wiley & Sons, 1994).
- Prisonnier de Mao,
sept ans dans un camp de travail en Chine, Jean
Pasqualini, Gallimard 1975.
(traduit de l’édition
en anglais parue aux Etats-Unis en 1973).
- Les nuages noirs
s’amoncellent , Chen Ming, trad. Camille Loivier, Zulma,
2003.
Fiction et
autofiction
- Les romans et
mémoires de
Zhang Xianliang (张贤亮) :
I. Mimosa / La moitié
de l’homme, c’est la femme
II. La mort est une
habitude
III. Grass
Soup / My Bodhi Tree
- L’œuvre
de
Yang
Xianhui (杨显惠)
dont « Adieu à Jiabiangou » (《告别夹边沟》),
traduit en anglais :
Woman from Shanghai, Tales
of survival from a Chinese labor camp, tr. Wen Huang,
Pantheon Books, 2009, Anchor, 2010, 320 p.
Review :
https://u.osu.edu/mclc/book-reviews/woman-from-shanghai/
En français : Le Chant des martyrs, dans les
camps de la mort de la Chine de Mao, traduit de
l’anglais par Patricia Barbe-Girault, Balland,
2010.
Adapté au cinéma par
Wang Bing (王兵) :
Le fossé
《加边沟》,
2010.
|
Chronique de
Jiabiangou, Yang Xianhui, 2008 |
|
- Les récits partiellement autobiographiques de
l’écrivaine
Zhang Yihe (章诒和) :
les camps au féminin à travers la série des portraits de
prisonnières dite « série des criminelles » (“情罪系列”),
dont « Madame
Liu » (《刘氏女》).
Zhang Yihe : Madame
Liu, Madame Yang et Madame Zou |
|
|
Études, essais et analyses
- The Great Wall of Confinement: The Chinese Prison Camp
through Contemporary Fiction and Reportage,
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1993_num_39_1_2737_t1_0121_0000_4
- La Récidive,
Révolution russe, révolution chinoise, par Lucien
Bianco, Gallimard/NRF, 2014.
Film
- Les âmes mortes
《死灵魂》,
documentaire de
Wang Bing (王兵),
2018.
Note complémentaire
Le modèle du
laogai : le goulag
Datant des années 1920, mais avec des
antécédents dans la période impériale, le goulag
a servi de modèle à Mao Zedong lorsqu’il a créé
le laogai au tout début des années 1950, en y
ajoutant une touche chinoise. Il est intéressant de voir
comment le pire d’un système dictatorial peut en
influencer un autre,
et comment une littérature peut répondre à une autre.
·
Brève
histoire
Le goulag est défini comme système de travail
pénitentiaire administré par la police politique sous
Staline et ses successeurs à partir des années 1920. Il
a couvert le territoire soviétique de dizaines de
milliers d’unités carcérales et productives en
joignant zones de résidence et zones de production.
Alimenté par les diverses purges réalisée par Staline,
le goulag a atteint son apogée au début des
années 1950.
Le dernier camp, Perm-35, a été fermé en 1991. Dans l’un
des ouvrages les plus récents sur la question
,
Nicolas Werth et Luba Jurgenson estiment à vingt
millions le nombre de détenus qui seraient passés dans
ces camps pendant la période 1929-1954 et à quatre
millions le nombre de morts pendant la même période.
Définition et organisation
Goulag
est l’acronyme de Glavnoïé oupravlénié laguéreï,
qui signifie « Administration principale des camps ».
C’est une division administrative de la police politique
russe ou GPU créée en juillet 1934 lors
de la réorganisation de la GPU et
de son rattachement au NKVD (le Commissariat du
peuple aux Affaires intérieures). Avant
cette date, les camps de travail étaient sous l'autorité
décentralisée de ministères au niveau des Républiques :
jusqu'en 1930, le ministère de l'Intérieur, puis de 1930
à 1934 le ministère de la Justice.
Le goulag n’était pas seulement un système
pénitentiaire, c’était aussi un acteur important de la
mise en valeur de territoires inhospitaliers du
territoire soviétique. Dans ce cadre, il comprenait deux
types de lieux de détention, et donc de travail forcé :
les camps de travail et les colonies de travail.
- les camps ont mêlé détenus de droit commun et
opposants, ou considérés comme tels, victimes des purges
staliniennes. Beaucoup se trouvaient dans les régions arctiques et
subarctiques dont ceux de la Kolyma en Sibérie,
centre d’extraction minière particulièrement meurtrier.
- quant aux colonies, sous la tutelle de la police
politique, c’étaient des « villages spéciaux »
hébergeant des familles dans des régions éloignées et
isolées, peu peuplées, où les exilés devaient travailler
dans les champs, à la coupe du bois et à la pêche, ou,
dans les régions industrielles, dans les mines et sur
les chantiers…
Les détenus pouvaient être libérés à l'issue de leur
peine, mais elle était souvent prolongée. Ils étaient
alors assignés à résidence dans la région par les
autorités, dans le but de peupler des régions lointaines
ou de climat difficile, où les non-prisonniers
rechignaient à s'installer.
Antécédents : les
katorgas sous l’empire
Les premiers camps ont été créés au cours de la guerre
civile russe (1917-1923)
et mis en place par les bolcheviks. Situés à l’extérieur
des villes, ils étaient destinés à accueillir, pour les
isoler, les éléments
à l’allégeance douteuse
comme aristocrates et marchands.
Le système était inspiré des camps de travail de l'Empire
russe,
les katorgas
,
brigades de travail forcé en Sibérie créées au 17e
siècle
et développées par Pierre le Grand en 1722 quand il
ordonna l’exil des criminels avec femmes et enfants dans
les mines d’argent de Daourie en Sibérie orientale. Les
katorgas ont eu leurs prisonniers célèbres, dont
deux grands écrivains qui nous ont laissé leur
témoignage de ce bagne russe :
-
Dostoïevski, arrêté en 1849 et condamné aux travaux
forcés à la forteresse d’Omsk ; libéré en 1854, il écrit
« Souvenirs de la maison des morts » (Записки из
Мёртвого дома) dont la 1ère partie est publiée en 1860,
la 2ème en 1862. L’œuvre a été adaptée à l’opéra par
Janacek en 1930. La première traduction en français date
de 1886.
|
Les carnets de la
maison morte, trad. A. Markowicz |
|
- Tchekhov, qui n’a pas été détenu, mais a
séjourné dans un camp de Sakhaline de juillet à octobre
1890 pour témoigner des conditions de vie. Il a créé
quelque dix mille fiches basées sur les déclarations des
forçats, conservées au musée Lénine à Moscou. Son
témoignage a été publié en 1893-94 dans la revue « La
pensée russe », sous le titre « L’île de Sakhaline »
(Остров Сахалин). Il montre en particulier que les
forçats, en fait, ne peuvent jamais rentrer chez eux ;
au bout de dix ans (six pour les femmes), ils deviennent
« colons » , puis « paysans » et peuvent alors s’établir
en Sibérie.
|
L’île de Sakhaline |
|
Il est à noter que
Staline lui-même a
effectué plusieurs séjours au bagne sous le règne de Nicolas
II :
après s'être évadé en 1902 et 1908, il est relégué de
1913 à 1917 dans un camp sur le fleuve Ienisseï,
et relâché au moment de la révolution de février.
Les objectifs assignés aux camps de travail sous Staline
sont restés les mêmes: éloigner les opposants politiques
et les marginaux, peupler les régions vides, exploiter
les ressources de l’immense territoire russe tout en
terrorisant la population. Staline ajouta une fonction
de rééducation : le travail forcé devait transformer le
monde ancien et forger un « Homme
nouveau ».
Premiers témoignages en France et aux Etats-Unis
Il faudra du temps pour que la véracité des témoignages
sur les camps staliniens soit établie.
En 1946, Victor
Kravtchenko,
haut fonctionnaire soviétique, publie « I Chose
Freedom » aux États-Unis, où il est réfugié depuis deux
ans. Il y décrit la terreur stalinienne et les camps. En
France, où l’ouvrage est publié en traduction française
l’année suivante, l’éditeur reçoit des menaces
et l’hebdomadaire communiste « Les Lettres
françaises »
traitent
l’auteur de menteur et d’imposteur et l’attaquent en
justice en fabriquant un faux témoin. La grande poétesse
russe Nina Berberova relatera le procès dans « L’affaire
Kravchenko », paru en 1990.
|
Viktor Kravchenko,
J’ai choisi la liberté, édition française 1947 |
|
En France, le terme de
goulag est utilisé pour la première fois par
David Rousset,
ancien déporté, fondateur en octobre 1950 de
la Commission internationale contre le régime
concentrationnaire (CICRC). Il sera à son tour d’être
traité de falsificateur, trotskyste qui plus est, par « Les
Lettres françaises » à qui il intentera un procès
qu’il gagnera en 1951.
… Encore en 1956, à la lecture du rapport secret du XXe Congrès
du PC de l’Union soviétique publié dans Le
Monde en juin 1956, Maurice
Thorez et Jacques
Duclos crient
au faux grossier.
Il faut attendre les
années 1970 pour que ce négationnisme reflue, grâce aux
écrits de Soljenitsyne et des anciens détenus ainsi
qu’aux rapports d’Amnesty International.
Dégel et regel
Le 9 octobre 1975, le
prix Nobel de la paix est attribué à Andrei Sakharov,
exilé à Gorki dans les années 1980.
Peu avant sa mort, le
14 décembre 1989, il a créé l’ONG Memorial afin
de lutter pour la reconnaissance des camps de travail
forcé du goulag. L’ONG a été dissoute par la Cour
suprême russe le 28 décembre 2021, suscitant un appel de
la Cour européenne des droits de l’homme à suspendre
cette dissolution.
Surtout, depuis 2015, l'accès aux archives (ouvertes à
partir de 1986) est redevenu difficile ; les crimes de
la période soviétique sont à nouveau sinon niés, du
moins largement occultés, tandis que leur évocation est
criminalisée
.
·
Littérature
Les antécédents
-
Souvenirs de la maison des morts, F. Dostoïevski
(1860-1862), trad. Charles Neyroud, préface
Eugène-Melchior de Vogüe, Plon 1886.
Nouvelle traduction : Les Carnets de la Maison morte,
trad. André Markowicz, Actes Sud / Babel, 1999
- L’île de Sakhaline, notes de voyage, A. Tchékhov,
trad. et notes Lily Denis, préface Roger Grenier,
Gallimard 2001
Les classiques
D’ A. Soljenitsyne :
- Une journée d’Ivan
Denissovitch (1960-62), trad. Jean et Lucia Cathala,
préface Jean Cathala, Julliard, 1975 et 10/18, 1979.
- L’Archipel du Goulag,
1918-1956, essai d’investigation littéraire, T. 1 trad.
Geneviève Johannet, Fayard, 2010 (1ère éd.
1973) ; T. 2 trad.
Geneviève et José Johannet, Fayard 2011 (1ère
éd. 1974).
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Une journée d’Ivan
Denissovitch |
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De Evguenia Guinzburg :
autobiographie (Крутой
маршрут) en deux tomes
- T. 1 : Le Vertige,
trad. Bernard Abbots avec le concours de J.J. Marie,
Seuil, 1967.
- T. 2 : Le
ciel de la Kolyma, trad.
Geneviève Johannet, Seuil 1980.
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Le ciel de la
Kolyma, E. Guinzburg |
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De Varlam
Chalamov :
- Souvenirs de la
Kolyma, six recueils de nouvelles (2003), trad. Sophie
Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, préface Luba
Jurgenson, postface Michel Heller, éd. intégrale,
Verdier 2008.
- Récits de la Kolyma,
sélection de treize récits, trad. Sophie Benech (pour
« Le gant ») et Luba Jurgenson, préface Luba Jurgenson,
Verdier poche, 2013/2022.
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Varlam Chalamov,
Cahiers de la Kolyma et autres poèmes |
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À découvrir
De Gouzel
Iakhina Гүзәл
Яхина :
- Zouleikha ouvre les
yeux
Зулейха открывает глаза (2015), trad. Maud
Mabillard, préface de Ludmila Oulitzkaïa, éd. Noir sur
blanc 2017, Libretto 2021.
Note sur l’auteure :
Écrivaine née à Kazan
le 1er juin 1977,
diplômée de la faculté de langues étrangères de
l'Institut pédagogique d'État de Kazan (Tatar State
University of Humanities and Education) et du
département d’écriture de scénario de l'École de cinéma
de Moscou.
« Zouleikha ouvre les yeux »
est son premier roman, inspiré de l’histoire de
sa grand-mère tatare : son mari ayant été tué pour
s’être opposé à la dékoulakisation (1929-1932),
elle a été exilée en Sibérie dans un endroit sauvage sur
les bords de la rivière Angara. Elle a donc fait partie
des « colonies pénitentiaires » de Sibérie.
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Zouleikha ouvre les
yeux, rééd. russe 2019 |
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Autres romans :
2020 : Дети мои / Les enfants de la Volga
,
trad. Maud
Mabillard, Noir sur blanc, 2021.
2021 :
Эшелон на Самарканд / Le convoi pour Samarcande (encore
non traduit) sur
la Grande Famine de 1921 dans la région de la Volga.
Essai
Le monde
concentrationnaire et la littérature soviétique, de
Michel Heller, L’âge d’homme, coll. Slaviça, 1974.
Le site de la
fondation comporte une série de textes
réglementaires en chinois et en anglais, à
commencer par le « Manuel de la réforme par le
travail pour la période 1987-1993 »
(《劳改工作手册1987.3-1993.3》) :
La Récidive,
Révolution russe, révolution chinoise,
Gallimard/NRF, 2014.
du grec kateirgein, « réprimer »,
« enfermer », le dérivé katergon
désignant une galère.
Voir Isabelle Mandraud, « Comment Vladimir
Poutine bâillonne les historiens pour mieux
réécrire l’histoire de la Russie », Le
Monde, 10
juin 2021.