Recensions et notes de lecture

 
 
 
                

 

Jean-François Billeter : la grammaire du chinois comme geste

par Brigitte Duzan, 28 février 2021 

 

Revenu à la langue chinoise après ses notes autobiographiques évoquant son épouse disparue [1], Jean-François Billeter s’attaque à une autre ombre, celle qui plane sur cette langue et dont on se demande toujours si elle existe vraiment ou si c’est le fruit de notre imagination occidentale : la grammaire.

 

« On a parfois dit que le chinois n’avait pas de grammaire. On l’a cru parce que la part essentielle de cette grammaire est un jeu de gestes imaginés et sentis. Parce qu’ils forment un ensemble cohérent et simple, les Chinois n’ont jamais éprouvé le besoin de les signaler par des marques visibles dans leur écriture et n’ont par conséquent jamais explicité la grammaire de leurs langues comme nous l’avons fait des nôtres. »

 

Antécédents

 

On comprend dès cette entrée en matière que l’ombre est bien réelle, dans la vision de l’auteur, et qu’il s’agit d’en

 

Les Gestes du chinois

 

cerner les contours avant qu’elle ne s’évapore au petit matin comme celle du poème de Bai Juyi [2].

 

Syntaxe nouvelle de la langue chinoise fondée sur la position des mots,

 Stanislas Julien 1870

 

Des grammaires du chinois, nous n’en manquons pourtant pas. Les premières sont l’œuvre des missionnaires et premiers sinologues occidentaux dès le 16e siècle. Les principales datent cependant du 19e siècle : citons celle du père Joseph Prémare publiée en 1831 (mais écrite un siècle plus tôt) qui est en latin, et les « Elemens de la grammaire chinoise » de Jean Pierre Abel-Rémusat en 1815 [3], supplantée en 1870 par la « Syntaxe nouvelle de la langue chinoise » de Stanislas Julien, brillant disciple du précédent.

 

Quant au premier auteur chinois d’une grammaire chinoise, c’est un lettré de la fin des Qing, Ma Jianzhong (马建忠), auteur d’un traité sur la langue ou Mǎshì Wéntōng (《马氏文通》) publié en 1898, dans lequel il expose les « Principes de base pour écrire clairement et de façon cohérente ». Or, justement, Ma Jianzhong avait fait des études dans une école catholique française à Shanghai après quoi, en 1876, il était parti en France étudier le droit international. On pense que son ouvrage a été écrit avec son frère Ma Xiangbo (马相伯), célèbre

éducateur jésuite, fondateur de plusieurs universités, dont l’université Fudan à Shanghai.   

 

 

Le Mashi wentong

 

 

Cette première grammaire chinoise par un Chinois est donc à replacer dans l’environnement occidental qui était celui de ses auteurs ; elle a en outre été conçue et publiée dans le contexte spécifique de la Réforme des Cent jours, dont le programme était nettement fondé sur une ouverture de la Chine à l’Occident, un peu sur le modèle des réformes de l’ère Meiji au Japon [4].

 

Au 20e siècle, les grammaires se sont multipliées, et sont très souvent orientées vers la pratique. Celle de Viviane Alleton reste une référence [5].

 

Les gestes selon Billeter

 

Dans ce nouvel ouvrage, Jean-François Billeter part des caractères, comme déjà le père Prémare qui considérait la littera, c’est-à-dire le caractère, zi , comme l’unité grammaticale de base, même s’il les analysait ensuite selon le modèle de la grammaire latine. Il les analyse en blocs monosyllabiques et invariables, reliés entre eux, pour former une phrase, par des « gestes intérieurs ». Il en a dénombré cinq, chiffre impérial quasiment parfait en soi, cinq « gestes » dont il déroule les combinaisons :

 

Le geste thème/propos
Le geste qualifiant/qualifié
Le geste verbe/objet
Le geste de l'enchaînement
Le geste du verbe composé

 

L’auteur donne des exemples simples, et y ajoute même des indications phonétiques pour tenter de rendre sinon la tonalité, du moins le rythme de la phrase [6].

 

L’essentiel : indétermination grammaticale et position des mots

 

Parmi les pages intéressantes, on peut retenir celles sur Wilhelm von Humboldt auquel J.F. Billeter rend hommage pour avoir intuitivement compris, à partir de textes classiques cités par Abel-Rémusat, « que, dans la langue classique, le sens de la phrase résulte des relations que les mots ont entre eux et que ces relations découlent de leurs positions respectives. » (p. 75). Surtout, continue Billeter, « il a compris que, dans la langue classique, la plupart des mots sont grammaticalement indéterminés et deviennent nom, verbe ou adverbe par les rapports qu’ils ont avec les mots voisins dans une phrase donnée. » (p. 76).

 

Mais Humboldt ne l’a pas inventé ni découvert : c’est noir sur blanc dans la grammaire d’Abel-Rémusat qui insiste régulièrement sur l’importance de la position des mots. De même, la grammaire de son élève Stanislas Julien a pour titre complet : « Syntaxe nouvelle de la langue chinoise fondée sur la position des mots » [7]. En outre, Julien cite d’intéressants parallèles avec la langue anglaise concernant entre autres les changements de rôle grammatical d’un mot dans une phrase.

 

J.F. Billeter revient à la page suivante (p. 77) sur « l’indétermination grammaticale des mots » comme « trait particulièrement remarquable de la langue classique » dont il regrette qu’elle n’ait pas été plus étudiée, même pas par les « savants » chinois. Il cite la manière rapide dont ils traitent le sujet :  en parlant de huóyòng (活用) ou usage libre [ou flexible] des mots, mais sans aller plus loin. Lui s’en charge, en donnant l’exemple du caractère yuǎn présenté comme verbe signifiant « être éloigné » et dont il propose six variantes verbales à fonctions différentes (pp. 77-80). C’est très complexe, mais pour un résultat qui ne diffère pas tellement, en fin de compte, des analyses grammaticales usuelles.

 

On reste dubitatif sur la portée de ce petit ouvrage, au-delà de l’invention intéressante du « geste », mais en tant que concept qui aurait peut-être justifié plutôt un article, comme une curiosité pour un cercle d’initiés. Les problèmes posés paraissent en effet souvent créés de toute pièce, en générant une confusion inutile, car on peut très souvent les résoudre de manière intuitive, en se laissant naturellement guider par l’ordre des mots, justement, ou plutôt des caractères : la confusion que l’on ressent vient peut-être tout simplement du fait qu’il s’agit de caractères, et que les traiter comme des mots implique dès l’abord un regard occidental. Mais Abel-Rémusat au moins avait posé le problème.

 

En fait, les définitions et descriptions des gestes et sous-gestes semblent souvent guidées par la traduction en français, et non par une vision de l’intérieur de la langue. Le souci semble être plus celui du traducteur – dans des développements qui rappellent les « Trois essais sur la traduction » [8] - que véritablement d’un grammairien. On voit bien la complexité contestable du discours quand on compare les explications de poésie classique données dans le corps de l’ouvrage (p. 70 et sq), avec les éclairages lumineux de François Cheng dans « L’écriture poétique chinoise » [9] : François Cheng nous fait peu à peu « entrer » dans le poème, caractère par caractère, et on finit par s’y couler comme un poisson dans l’eau – sans « gestes » inutiles.

 

Pour qui ?

 

Se pose dès lors la question : à qui s’adresse cet essai ? L’éditeur répond lui-même à cette question [10] et on comprend que sa cible est quasiment universelle, ce qui tendrait à faire de ce joli petit livre un bestseller à l’égal d’Aurélia. Ce sera sans doute un tantinet plus difficile, mais le propos devait intéresser au moins les enseignants de chinois, plus que ceux auxquels ils enseignent. D’ailleurs, l’application est prévue dans un ouvrage jumeau paru en même temps : « L’Art d’enseigner le chinois ».

 

C’est ce qu’on appelle en français « faire d‘une pierre deux coups » et en chinois comme en anglais « kill two birds with one stone », mais dans une superbe synthèse ne nécessitant aucun verbe ni aucune explication grammaticale, on comprend tout de suite : yīshí èrniăo 一石二鸟 [une pierre, deux oiseaux].

 

 

Les Gestes du chinois et L’Art d’enseigner le chinois,

Jean-François Billeter, éditions Allia, février 2021.

 

 

 


[1] Une autre Aurélia, éditions Allia, 2017.

[2] 花非花,雾非雾 / 夜半来,天明去 Est-ce une fleur, est-ce la brume ? / Venue dans la nuit, au matin disparue… (Bai Juyi 白居易).

[3] Éléments qui ne sont pas seulement grammaticaux, mais commencent par une description des caractères et font une distinction entre langue écrite et langue orale. Au début du chapitre sur la langue orale, il assimile le caractère, qui correspond à l’écrit, au mot tel qu’il est prononcé à l’oral. La grammaire commence à la page 35.

À lire numérisé sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57208927/f34.texteImage

[4] Voir : « Sur les sources du Ma shi wen tong », article d’Alain Peyraube, in Histoire Épistémologie Langage année 1999/21-2 pp. 65-78.

À lire en ligne : https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1999_num_21_2_2746

[5] Grammaire du chinois, Que sais-je n° 1519, édition originale 1979.

[6] Indications malheureusement assez confuses qui semblent s’adresser à des lecteurs ne connaissant pas le chinois, et dont on doute que cela puisse beaucoup les aider ou l’éclairer.

[8] Éditions Allia, 2014.

[9] Seuil, 1996.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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