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« La Chimère au fond du lac », nouvelle parution d’une Novella de Chine à L’Asiathèque

par Brigitte Duzan, 25 juin 2025

 

« La Chimère au fond du lac » (Jiao zai shui zhongyang《鲛在水中央》) est le cinquième titre de la collection Novella de Chine de L’Asiathèque, sorti en France le 25 juin 2025.

 

 

La Chimère au fond de l’eau, L’Asiathèque 2025

 

                 

Il s’agit d’une novella (ou zhongpian xiaoshuo 中篇小说) de l’écrivaine Sun Pin (孙频) initialement publiée en Chine en revue, puis dans un recueil en mai 2019 : classée en deuxième position dans la liste des meilleures novellas de 2019 de la revue Shouhuo (《收获》), elle a également figuré en 2020 dans la liste des titres présélectionnés pour la troisième édition du prix Blancpain-Imaginist.

 

« La Chimère au fond du lac » est la première des trois novellas du recueil de mai 2019 qui sont toutes trois caractérisées par une tension analogue, une atmosphère d’angoisse diffuse causée par un passé lourd et douloureux qui ne cesse de hanter les personnages. C’est une atmosphère caractéristique que l’on retrouve décrite dans une novella ultérieure, parue en 2023 : « Le cavalier monté sur un cheval blanc » (骑白马者》) et ainsi décrite :

 

我在废墟一般的度假山庄里游荡了半日,仿佛在梦游,我曾经熟悉的宿舍、厂房、熏窑、食堂,连一点痕迹都没有留下,好像他们只是我的一个梦境,从来就不曾真实存在过,但分明的我每踩下去一脚,都有一种心惊胆战的感觉,好像踩在了他们的尸骨上面,我走的步履蹒跚,像一场战争之后唯一剩下的幸存者

Je me suis promené une partie de la journée, parcourant des ruines comme en songe, dans cette résidence de vacances où ne restait pas la moindre trace du dortoir, de l’usine, du four ni de la cantine qui m’étaient familiers, comme s’ils n’avaient jamais existé que dans mes rêves. Pourtant, à chacun de mes pas, je ressentais une frayeur très palpable, comme si je marchais sur leurs cadavres ; j’avançais ainsi d’un pas incertain, tel l’unique survivant d’un champ de bataille.

 

Le narrateur de « La Chimère au fond du lac » est hanté de la même manière. Mais son histoire est contée en termes allusifs et poétiques qui lui confèrent une aura de mystère – impression renforcée encore par une narration non linéaire qui opère des retours en arrière récurrents en brouillant la perception du temps, et ce d’autant plus que l’une des spécificités de la langue chinoise est de ne pas marquer le temps, justement.

 

Le récit se passe dans une mine abandonnée, au milieu d’une forêt sombre, en montagne, où vit ce jeune homme un peu étrange qui en est le narrateur, et qui semble s’être retiré là comme les lettrés autrefois fuyant la cour. Vivant de la vente au marché local de champignons de montagne et d’un petit restaurant qu’il a ouvert au bord de la route, il passe ses soirées à lire des poèmes à la lueur d’une bougie, dans des livres qu’il va régulièrement emprunter chez un vieil homme tout aussi solitaire et étrange que lui. On devine par bribes, et au gré des dialogues, qu’un autre mystère entoure le fils de ce vieil homme, qui a disparu et semble lié au passé du visiteur. L’atmosphère, lourde et angoissante, est comme illuminée de temps à autre par des éclats soudains de poésie qui viennent ponctuer la narration et participent de son charme insolite.

 

Le titre même présente dès l’abord une difficulté de compréhension, et donc de traduction, représentative de l’ensemble du texte : il faut en découvrir le sens caché pour le comprendre. Le premier caractère, jiāo (), couramment traduit par requin, peut aussi désigner différents poissons plus ou moins féroces. Mais,  par ailleurs, la couverture du livre est illustrée par une femme en pleurs, aux longs cheveux emmêlés dans des tiges épineuses.

 

 

Jiao zai shui zhongyang, illustration du recueil de 2019

 

 

La signification de cette énigme se trouve dans les textes anciens. À l’origine, jiāo désigne une créature marine plus ou moins mythique ; dans le Shanhaijing (《山海经》) ou « Livre des monts et des mers », qui date environ du 4e siècle avant notre ère, cette créature est décrite comme un étrange hybride mi-homme mi-poisson ; mais, dans une rhapsodie de Zuo Si (左思) datant du 3e siècle, sous la dynastie des Jin de l’ouest, c’est une sorte de sirène dont les larmes se changent en perles, que l’on retrouve dans le Soushen Ji (《搜神记》) ou « À la recherche des esprits » de Gan Bao (干宝) [1], un siècle plus tard.En même temps, la référence au poème de Zuo Si apporte un sens symbolique à l’histoire : il est en effet précurseur de ce qu’on appelle la « poésie de réclusion », louant une vie retirée dans l’isolement et la paix de la nature.

 

Les citations de poèmes anciens et les rêveries poétiques qui émaillent le texte de Sun Pin en sont justement une caractéristique essentielle. Les poèmes reflètent la tristesse du narrateur et, dans la nuit, viennent lui apporter une note d’apaisement nostalgique, avant qu’il sombre dans le sommeil. Ainsi ces vers tirés du poème 19 des Dix-neuf poèmes anciens (古詩十九首), poèmes populaires de la dynastie des Han :

                明月何皎皎,照我罗床帏。

                出户独彷徨,愁思当告谁!

Le clair de lune est si brillant,

qui luit à mon chevet sur les rideaux de soie !

          … Je sors et marche seul, à pas perdus,

à qui confier les pensées qui m’attristent ? » [2]

 

La beauté de la nature, magnifiée, non sans un certain romantisme, par la poésie, vient en contrepoint des sombres descriptions des personnages et de leur vie ; c’est la poésie qui leur permet de surmonter leur solitude, leur mal de vivre et leur angoisse, c’est la poésie qui apparaît comme l’ultime recours dans un monde angoissant, peuplé des fantômes du passé, c’est elle qui permet non tant de s’en évader, mais d’en rester à distance, aux marges de l’Histoire.

 

Cette novella est ainsi une fête d’écriture allusive au meilleur sens du terme selon François Jullien [3], avec des personnages originaux coupés du monde, en harmonie avec la nature qui les entoure comme un écrin, et comme une protection. En même temps, Sun Pin émaille son texte de références vivantes à la culture populaire de sa région natale, le Shanxi, où se situe l’histoire.

 

En contrepoint émergent par ailleurs, de temps à autre, de fugaces réminiscences d’un passé douloureux, avec des allusions à des épisodes historiques qui ont scellé le destin des personnages. L’Histoire n’est cependant ici qu’en toile de fond, ce qui n’est pas la moindre originalité de ce récit dont le mystère n’est qu’à peine levé à la toute fin. Qui reste ouverte.

 

 

La Chimère au fond de l’eau, de Sun Pin,

trad. Brigitte Duzan et Zhang Guochuan,

L’Asiathèque, coll. Novella de Chine, juin 2025.

 


 

[1] Voir : À la recherche des esprits,  trad. Chang Fu-jui, Roger Darrobers, Lionel Epstein, Sarah Hart, Rainier Lanselle, Jean Lévi, André Lévy et Rémi Mathieu, introduction et notes Rémi Mathieu, Gallimard, coll. "Connaissance de l'Orient", 1992.

[2] Les Dix-neuf poèmes anciens, traduits, annotés et commentés par Jean-Pierre Diény, édition bilingue, Université Paris VII, Centre de publication Asir orientale, 1974. Les Belles Lettres, Bibliothèque chinoise, 2010/2019.

[3] François Jullien, La valeur allusive, EFEO, 1985 / PUF, 2003.

 

 

     

   

 

 

 

     

 

 

 

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