Actualités

 
 
 
     

 

 

Le Shijing ou Classique des poèmes

Traduit, présenté et annoté par Rémi Mathieu [1]

par Brigitte Duzan, 8 avril 2025 

  

 

 

 

Présentation de l’ouvrage par l’auteur à la librairie Le Phénix, le 4 avril 2025.

 

Présentation générale de l’œuvre

 

Le Shijing (《詩經》 /《诗经》) ou « Classique des Poèmes », est une œuvre regroupant 305 pièces poétiques chantées et parfois dansées, réunies au Ve siècle avant notre ère par un ou plusieurs lettrés de l'État de Lu (l'attribution de ce travail éditorial à Confucius relevant plus de la légende que de l'Histoire).

 

Ces compositions poétiques sont d'origines géographiques et historiques fort diverses ; quinze régions de la Chine ancienne y sont contributives. Elles sont originellement le fruit des récoltes que les fonctionnaires royaux faisaient dans la population de ses chants, danses et paroles rapportés au souverain pour son édification. Elles comportent donc des styles et des vocabulaires très différenciés dépendant des régions où ces chants ont été composés et des circonstances ou des événements qui en ont permis l'élaboration. Ces trois cents et quelques pièces sont réparties en quatre parties : Guo feng (《國風》/《国风》) ou « Airs des royaumes », Xiao ya (小雅) ou « Petites odes » et Da ya (大雅) ou « Grandes odes », et enfin Song (), hymnes religieux et festifs.  Chacune de ces parties de l'œuvre avait ainsi une fonction particulière, en termes religieux ou événementiels. 

 

Cette œuvre occupe une place centrale dans la culture lettrée antique, classique et moderne. Elle est de très loin le plus citée des Cinq Classiques qui formaient la base de la référence éducative des hommes de bien. Elle est un modèle de composition poétique grâce à ses vers majoritairement de quatre pieds, plus rarement cinq ou six, et dispose d'un système de rimes complexe, évidemment basé sur la prononciation des termes telle qu'elle était pratiquée sous la dynastie des Zhou. Elle définit une morale et conçoit une vision du monde qui a perduré d'une façon ou d'une autre jusqu'à nos jours, impliquant un habitus propre à la classe lettrée et au-delà à la société nobiliaire, donc royale puis impériale. Ces pièces constituent par ailleurs le premier témoignage littéraire du mode de pensée ritualiste dont on sait la place centrale qu'il occupera dans la pensée confucianiste. Le Shijing est donc, à ce titre comme à tant d'autres, l'un des plus importants ouvrages de la culture chinoise écrite ; on peut enfin y repérer les premiers éléments d'une façon de penser le monde qui donnera sous peu naissance aux premiers penseurs et à l'élaboration des futurs systèmes philosophiques qui se développeront dans le cadre des multiples écoles sous les époques des Printemps et automnes, puis des Royaumes combattants. 

 

L'écriture poétique du Shijing est très spécifique puisque, dans le cadre de ses vers quadrisyllabiques, elle se plaît à multiplier les expressions réitérées formant ainsi des combinaisons de termes qui s'observent tout au long de l'œuvre, soit pour constituer des superlatifs adjectivaux, soit des onomatopées… Ces répétitions de termes génèrent une impression de balancier à la récitation ou au chant, provoquant un effet d'entraînement sur les chanteurs et les auditeurs. Bien des expressions sont passées à la postérité dans le cadre des expressions de quatre caractères appelées chengyu qui servent dans la vie quotidienne à rendre compte d'un état d'âme ou à énoncer une vérité de la sagesse populaire.

 

Enfin, sa forme souvent dialoguée est caractéristique des poésies d'origine populaire qui disent bien les échanges ayant eu lieu jadis entre hommes et femmes lors des fêtes champêtres ou des banquets événementiels. Mais ces dialogues posent souvent de graves questions d'identification des intervenants. Leur origine populaire fait peu de doute, même si les chants ont été réécrits par des lettrés de cour afin de servir dans la vie de cour des seigneurs, des princes et des rois. Ces hymnes sacrificiels étaient chantés avec accompagnement d'instruments et parfois exécutés avec pantomimes dans un cadre très formel ; les textes des Rituels plus tardifs permettent de savoir que ces manifestations étaient d'ores et déjà formalisées. 

 

Nécessité d’une traduction complète, bilingue et commentée

 

Une traduction complète, bilingue et commentée, est apparue nécessaire depuis les travaux, certes remarquables mais datés, de Séraphin Couvreur et de James Legge à la fin du XIXe siècle. Car la science du langage ancien (grammaire, phonologie et linguistique) a beaucoup progressé et les nombreuses découvertes archéologiques du siècle dernier et de notre siècle ont rebattu les cartes et permis de remettre l'ouvrage sur le métier en étudiant l'histoire de la transmission du texte. De plus, les recherches et les interprétations nouvelles des savants chinois ont apporté un nouveau souffle dans ce domaine, comme en tant d'autres. De nombreux lettrés en Chine et en Amérique se sont penchés sur cette œuvre monumentale en y apportant leur science et leurs hypothèses.

 

La traduction que propose ici Rémi Mathieu prend amplement en considération ces travaux novateurs dans ses interprétations comme dans ses commentaires. La traduction est aussi un travail littéraire qui nécessite un respect des rythmes et des sonorités, ce à quoi s'est employé l'auteur dans ces pages. Les vers de quatre pieds sont généralement rendus par des vers français de huit pieds non rimés. Les gloses renvoient aux nombreux commentaires des auteurs classiques et modernes, voire contemporains (la liste en est fournie en fin de volume). Le Shijing a été commenté depuis le début de l'Empire, sous les Han, jusqu'à la période républicaine et bien sûr à notre époque jusqu'à nos jours, c'est dire l'abondance des scolies, pour ne pas parler d'une "mer de gloses" dans laquelle il est aisé de se noyer. Dans cette traduction francophone (une première dans l'édition sinologique occidentale), les vers sont presque toujours accompagnés d'une note explicative dans les domaines philologique, philosophique, historique, sociologique, religieux, ritualiste… Chaque poème est précédé d'une notule, chaque section d'une notice, chaque partie de l'œuvre d'une introduction et l'œuvre elle-même d'une Introduction générale. Le volume se clôt évidemment sur des index très fournis et une bibliographie.

 

La difficulté de cette approche est de respecter le sens originel de l'œuvre tel qu'on peut espérer le retrouver, sans toutefois négliger l'interprétation qui a prévalu dans les commentaires traditionnels et d'en marquer le caractère souvent contradictoire, dans une perspective bien souvent historicisante. 

 

Difficultés rencontrées dans le processus de traduction  

 

La première difficulté est celle d'une identification d'un vocabulaire d'une prodigieuse richesse où les hapax ne sont pas rares et où les termes dont la signification est spécifique au Shijing sont par ailleurs fort nombreux. À cet égard, les définitions (ou plutôt l'identification à un supposé synonyme) trouvées dans les dictionnaires Erya (《爾雅》/《尔雅》) et Shuowen jiezi (《說文解字》/《说文解字》)[2] peuvent être sources de confusions, dans la mesure où le sens des mots a certainement évolué entre le début de la période Zhou et le commencement de l'époque impériale sans que les auteurs en soient conscients. La comparaison avec des textes littéraires de la même période n'est pas vraiment possible, puisque des ouvrages comme le Shujing (《書經》/《书经》) ou « Classique des documents » et le Zuo zhuan (《左傳》/《左传》) ou « Commentaire de Zuo » ne traitent pas des mêmes sujets ni des même thèmes, en tout cas pas d'un même point de vue, et que les grandes œuvres philosophiques se rattachent presque exclusivement à la période des Royaumes combattants.

 

La signification des particules grammaticales "vides" reste un sujet de doute ; leur identification, même en termes grammaticaux modernes, ne rend pas toujours compte de leur signification in situ. Le sens des vers lui-même ne fait pas toujours l'objet d'un accord pour des raisons qui renvoient aux considérations précédentes. Il y a clairement une question de "disponibilité du sens" qui ne manque pas de faire problème en maintes occasions. Dans les dialogues, l'interrogation persiste souvent quand il s'agit de savoir qui parle à qui, puisque les phrases ne sont pas genrées et le début comme la fin de ces phrases ne sont pas marqués.

 

La question centrale est toutefois de savoir s'il faut lire ces textes pour ce qu'ils énoncent ou pour ce qu'ils sont supposés signifier. Le problème de l'implicite versus l'explicite trouve ici toute son acuité. L'interprétation dépend amplement de ces gloses traditionnelles, encore faut-il ne pas s'y laisser enfermer. À cet égard, les citations qui sont faites de l'œuvre dans le Zuo zhuan, au ~IVe siècle (citant des événements datés des VIIIe au IVe s. avant notre ère), donnent une idée de la façon dont ces vers étaient alors interprétés et utilisés. En cette haute époque, les poèmes étaient censés servir à critiquer les princes et les souverains, ce qui ne correspond sans doute pas à leur fonction originelle. Tous ces éléments doivent être présentés dans les commentaires qui accompagnent la traduction française en vue d'éclairer le lecteur et de lui ouvrir un champ des possibles que la traduction seule ne permet pas.

 

Enfin, la forme prosodique des vers de huit pieds (ou de dix pieds pour les vers chinois de cinq caractères) peut être critiquée, mais elle donne une idée de ce que pouvait être la scansion des termes chinois originels à travers une forme relativement courante et reconnue dans l'histoire poétique française. Le vers libre qu'on trouve chez P. Vinclair ou chez S. Couvreur a le mérite de rendre plus immédiatement accessible la totalité du sens du vers, mais supprime cet effet de rythme si essentiel à la poésie chinoise ; la traduction partielle du Guo feng par Marcel Granet dans ses Fêtes et chansons anciennes rend fort bien compte de la vertu centrale du rythme[3]. Il demeure néanmoins quelques impossibilités d'expressions qu'on peut considérer comme toujours lost in translation quand il s'agit des répétitions, des allitérations, des onomatopées, etc. qui ne sont pas transposables en une langue comme le français. Il en va de même pour les particules dites euphoniques qui scandent beaucoup de ces vers. 

 

Que permet la traduction française complète, annotée et bilingue d'une telle œuvre ?

 

On espère qu'elle autorise une étude approfondie de la société chinoise antique, sur le modèle de ce que sut composer Marcel Granet au siècle dernier. Il s'agit de la société des Zhou occidentaux et orientaux si peu appréhensible par les textes littéraires antérieurs aux Royaumes combattants. On peut songer, par exemple, à la place des femmes dans la société ancienne (on estime que près de 40% des poèmes du Guo feng pourraient avoir été composés par des femmes ou au nom d'une femme), les gestes de la vie de cour et de la ruralité dans l'existence quotidienne, la pratique religieuse des cultes locaux, célestes et familiaux (leur rapport avec les Rituels postérieurs), les croyances du temps (récits mythologiques), etc.

 

Par ailleurs, déjà à son époque, Confucius soulignait l'importance de l'étude du Shijing pour la connaissance de la flore et de la faune (quels usages étaient alors envisagés de ces espèces dans les domaines religieux, médical, alimentaire…). On pourrait aussi se pencher sur les prémices d'une pensée philosophique classificatoire des choses du monde. Bien des notions du confucianisme prennent ici naissance dont les vertus d'altruisme, de piété filiale, de ritualisme, de culte de la famille (avec ses dérives népotistes) et du ciel. L'emploi du Shijing à des fins politiques est également un sujet d'étude dont le Zuo zhuan nous offre la première illustration particulièrement édifiante. Les textes historiques ultérieurs en feront eux aussi grand usage, quoique en moindre quantité. Car l'œuvre deviendra l'une des toutes premières références en termes de morale et de conduite socio-politique ; la traduction en permet une approche approfondie par les références qu'elle apporte aux textes citant cette œuvre. Elle montre combien ce grand texte nous présente un tableau idéal de la Chine ancienne qui s'appuie toutefois sur une connaissance de la réalité sociale de ses temps, mais dans une "mise en scène" esthétisante du monde.

 

La forme prosodique du Shijing reste également un modèle inégalé, quoique vite dépassé dès avant l'Empire, avec le Chu ci (《楚辞》) ou « Chants de Chu », puis les rhapsodies, fu (), dont la mode culminera sous les Han. Tous les grands poètes - et même les moins éminents - citeront les vers du Shijing sans jamais manquer de s'en inspirer, comme le feront Sima Xiangru (司馬相如), Ruan Ji (阮籍), Li Bo (李白), Du Fu (杜甫), Li Shangyin (李商隐), Zhu Xi (朱熹), Wang Fuzhi (王夫之)... et tant d'autres.

 

Cette étude de l'œuvre passe encore par l'analyse du vocabulaire de l'émotion (le cœur saigne parfois et les larmes coulent souvent dans ces vers). Elle fera contraste avec la poésie impersonnelle et néanmoins exubérante des rhapsodies des Han et des Six Dynasties, avec leurs genres dits des fu () et des yuefu (樂府/乐府). On voit, à travers ce travail de traduction et de commentaire, combien cet opus magnum porte de richesses, donc d'enseignements touchant tous les aspects de la vie intellectuelle, affective et, plus globalement, sociale de la première Antiquité chinoise. 

 


 

[1] Les Indes savantes, coll. « Mondes chinois », 2024.

[2] Le Erya est le plus ancien dictionnaire chinois qui nous soit parvenu, vraisemblablement composé dans les derniers siècles avant J. C.  Le Shuowen jiezi est un ouvrage du début du IIe siècle, le premier dictionnaire chinois à offrir une analyse de la composition et une classification des caractères.

[3] Texte numérisé disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9321805

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.