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De la fiction au théâtre :
« Crocodile », une nouvelle pièce de Mo Yan
par Brigitte
Duzan, 15 mai 2024
C’est le 3 mai
dernier (2024) qu’a été créée au Grand Théâtre de Suzhou une
nouvelle pièce de
Mo Yan (莫言),
intitulée « Crocodile » (《鳄鱼》).
Publiée en juin 2023, cette pièce est la première écrite par Mo
Yan depuis que lui a été décerné le prix Nobel, en 2012. Cette
année-là, alors que parvenait la nouvelle de l’obtention du
prix, une autre pièce de l’auteur était en cours de répétition
au Théâtre de l’art du peuple de Pékin » (北京人民艺术剧院) :
« Notre
Jing Ke » (《我们的荆轲》),
pièce qui fut créée à la fin de l’année à Pékin et que nous
avons eu l’occasion de voir en tournée au théâtre de La Criée, à
Marseille, en mai 2019.
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Les acteurs avec Mo Yan le
jour de la première
de « Crocodile » à
Suzhou, le 3 mai 2024 |
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« Crocodile »
n’a pas la complexité de la réflexion historique de « Jing
Ke » ; la pièce se situe plutôt dans la ligne de l’écriture de
fiction de Mo Yan, et sur une thématique très actuelle.
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Affiche pour la
représentation de « Crocodile »
à Chengdu en août 2024 |
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Satire
moderne, animal symbolique
La pièce
« Crocodile »
est une pièce en quatre actes et neuf scènes dont le personnage
principal, Shan Wudan (单无惮),
est l’ancien maire d’une ville côtière ; fonctionnaire corrompu,
il a détourné à son profit des fonds publics et, après s’être
enrichi, est parti vivre aux États-Unis. Pourtant, Mo Yan s’est
défendu d’avoir écrit une pièce « anti-corruption », sujet dans
le vent. Il a insisté sur le fait que la pièce est en fait sur
le thème du désir et de ses excès, dans le même esprit et le
même humour que beaucoup de ses romans antérieurs, à commencer
par son roman de 1993, « Le pays de l’alcool » (《酒国》),
« Crocodile »
a cependant une trame narrative originale. Pour son 55e
anniversaire, Shan Wudan reçoit un cadeau peu commun : un
crocodile encore bébé. Le crocodile grandit, Shan Wudan
s’attache à lui, le transfère d’un aquarium à l’autre, de plus
en plus grand, jusqu’à ce que, dix ans plus tard, l’animal soit
devenu un mastodonte de quatre mètres de long. En même temps,
Shan Wudan a vu sa famille, ses amis, se détacher de lui ; il
est devenu un homme amer, capable de ne trouver du réconfort
qu’auprès de son crocodile. L’animal a grandi en même temps et
au même rythme inexorable que la corruption et l’amertume de son
propriétaire.
L’animal est
ici à la fois l’image de la monstruosité, mais finalement moins
monstrueux que la nature humaine avec ses désirs insatiables,
portant à tous les excès tant qu’ils restent inassouvis. On
trouve déjà des crocodiles dans des œuvres antérieures de Mo
Yan, mais avec une autre symbolique : ainsi dans un nouvelle de
1992, « Les oreilles rouges » (《红耳朵》)
où un homme désespéré de la mort de l’être qu’il aimait revient
sur les lieux où elle habitait et reste couché dans les herbes
folles, comme mort, comme
« une
momie, un bout de bois desséché, un spécimen de crocodile ».
On trouve
aussi un crocodile emblématique dans « La dure loi du karma » (《生死疲劳》),
roman de 2006 entièrement construit sur des métaphores et
allégories animalières. Au chapitre 28, les deux personnages Lan
Jiefang (蓝解放)
et Ximen Jinlong (西门金龙)
sont fous, mais le premier sans doute vraiment tandis que le
second, lui, feindrait juste de l’être… Or, Ximen Jinlong a une
porcherie qui jouit d’une grande renommée, aussi le district
veut-il profiter d’un moment de calme avant la moisson pour
organiser une journée d’étude sur l’expérience du village dans
l’élevage des porcs… Le comité révolutionnaire de la commune
téléphone pour annoncer que la région militaire va envoyer une
délégation en voyage d’étude. Le responsable convoque les gens
importants du village pour en discuter, mais :
蓝解放躺在炕上,两眼发直,不时哭泣,像一条切断了脑神经的鳄鱼;眼泪混浊,仿佛猪食锅沿上的蒸馏水。(而在另一问屋里,金龙呆坐着,仿佛一只吃过砒霜又救活了的鸡)。
« Lan Jiefang
est allongé sur le kang, le regard fixe, sans cesser de
sangloter, comme un crocodile auquel on aurait coupé le nerf
céphalique ; ses larmes sont troubles comme l’eau distillée
au bord de la marmite où l’on fait cuire la nourriture pour les
cochons. » (Quant à Jinlong, dans la pièce à côté, il a l’air
hébété du poulet sauvé de la mort après avoir ingurgité de
l’arsenic…)
Dans la
nouvelle pièce de théâtre, le crocodile est au contraire devenu
une sorte d’animal tutélaire, à la fois symbolique de
l’irréductible croissance des désirs de l’homme prêt à tout pour
les satisfaire, mais en même temps témoin passif, depuis son
tabernacle de verre, du déchaînement des passions humaines.
C’est un animal doté de la parole, comme souvent dans la
littérature chinoise. Mais ce que rappelle surtout la pièce,
c’est celle de Ionesco : « Rhinoceros ». Un monstre pour un
autre.
Création et
tournée
Créée au Grand
Théâtre de Suzhou par le metteur en scène Wang Keran (王可然),
« Crocodile » est interprétée par de grands acteurs et actrices
venus de tous horizons : aux côtés du Taïwanais Winston Chao (赵文瑄)
dans le rôle principal, l’actrice Zhang Kaili (张凯丽)
du Théâtre national de Chine, l’actrice hongkongaise Sheren Tang
(邓萃雯),
la soprano Yao Hong (么红),
vice-présidente de l’Opéra national de Chine, ou encore l’acteur
de xiangsheng Bai Kainian (白凯南).
La musique est du compositeur japonais Shigeru Umebayashi,
célèbre entre autres pour le « thème de Yumeji » du film de Wong
Kar-wai « In
the Mood for Love » (《花样年华》).
Après Suzhou
et Hangzhou, la pièce va partir en tournée de mai à septembre
dans une douzaine de villes, avant de terminer à Pékin.
Théâtre
contre roman, une tendance ?
« Crocodile »
est en fait le résultat d’un processus d’écriture d’une
quinzaine d’années, inspiré de l’expérience de journaliste de Mo
Yan. Mais la pièce témoigne surtout de son intérêt pour le
théâtre et l’opéra, ressenti dès l’enfance et manifesté encore
en 2019 lors d’un voyage en Angleterre avec
Su Tong (苏童)
et
Yu Hua (余华) :
à Stratford-upon-Avon, devant la statue de Shakespeare, il se
serait promis d’écrire à l’avenir en priorité pour le théâtre.
« Crocodile »
n’est cependant pas un coup d’essai. L’une de ses premières
œuvres est une pièce de théâtre, « Divorce », qui n’a jamais été
publiée. Il en a écrit diverses autres, dont certaines ont été
mises en scène, comme « Adieu ma concubine » (《霸王别姬》)
outre « Notre
Jing Ke » (《我们的荆轲》),
Mais on trouve des motifs théâtraux dans tous ses romans, et « Grenouille »
(《蛙》)
se termine même par une pièce en neuf actes qui a été traduite
en russe et mise en scène en Russie en avril 2023.
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« Crocodile », Zhejiang
Literature and Art, juin 2023 |
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« Crocodile »
a suscité beaucoup d’intérêt dès sa publication, et même avant.
Le 17 mai 2023 a été organisée à l’université Fudan, à Shanghai,
une conférence sur le thème « De la littérature à la scène » au
cours de laquelle Mo Yan a annoncé son intention d’être connu à
l’avenir comme homme de théâtre et non plus seulement comme
romancier, donnant pour exemple
Lao She (老舍)…
et Sartre. Coorganisée par la bibliothèque de Fudan et par le
département de langue et littérature chinoises de l’université,
la conférence réunissait aux côtés de Mo Yan le professeur et
critique littéraire
Chen Sihe (陈思和)
et l’écrivaine
Wang Anyi (王安忆).
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Conférence à l’université
Fudan, 17 mai 2023 |
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Wang Anyi,
elle aussi, s’intéresse au théâtre : elle a déjà écrit des
adaptations d’œuvres littéraires pour la scène, ainsi, en 2004,
une adaptation de « La Cangue d’or » (《金锁记》)
de
Zhang Ailing (张爱玲),
pièce mise en scène par la réalisatrice
Huang Shuqin (黄蜀芹)
au Centre d’art dramatique de Shanghai, puis donnée à Hong Kong
en 2009 dans une mise en scène d’Ann
Hui (许鞍华).
Elle a dit vouloir s’y consacrer dans les années qui viennent.
Investi par
les grands noms du roman à un moment où celui-ci s’essouffle, le
théâtre semble promis en Chine à un riche avenir, venant
peut-être combler le déficit laissé par ailleurs par la quasi
disparition des écrans chinois de films de qualité.
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