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« Amnyé Machen, Amnyé Machen » :

poèmes de Tsering Woeser, aux éditions Jentayu

par Brigitte Duzan, 6 novembre 2023

 

 

Amnyé Machen, Amnyé Machen, Jentayu 2023

 

 

C’est le 31 août 2023 qu’est parue, aux éditions Jentayu, la traduction française du recueil des 83 poèmes de l’écrivaine tibétaine Tsering Woeser (茨仁唯色 ཚེ་རིང་འོད་ཟེར) écrits à l’occasion de son pèlerinage à la montagne sacrée Amnyé Machen en 2018 [1]. C’était la première fois qu’elle faisait ce pèlerinage, et elle l’a fait avec l’ethnologue et tibétologue Katia Buffetrille, spécialiste des pèlerinages qu’elle connaissait déjà pour avoir réalisé avec elle celui du Kawarkapo trois ans auparavant.

 

 

Amnyé Machen, Amnyé Machen, édition en chinois 2020

 

 

La montagne se trouve au sud-ouest de ce qui est aujourd’hui le Qinghai, mais continue d’être appelé Amdo par les Tibétains (c’est le nord-est du Tibet historique). Dieu-montagne, Amnyé Machen est le plus important « dieu du terroir » de l’Amdo, maître de toutes les divinités locales. D’où l’importance du pèlerinage, qui prend la forme d’une « circumambulation » autour de la montagne, suivant un chemin rituel parcouru traditionnellement à pied, en une huitaine de jours.

 

Fervente bouddhiste, Tsering Woeser considère ses poèmes comme « un don du dieu-montagne ». Ce sont des poèmes narratifs qui suivent autant les surprises du terrain que l’humeur de l’auteure au gré de sa pérégrination, de ses rencontres, de ses observations et de ses réflexions. C’est une profession de foi, mais aussi un hymne à la beauté du Tibet ancestral et de sa culture, avec le leitmotiv persistant du regret de ne pas en connaître la langue et d’être obligée d’écrire dans la langue du « colonisateur », dans laquelle elle a été élevée.

 

Mais cette obligation de passer par le chinois pour écrire représente aussi un défi à la traduction, en particulier en français, car il est toujours délicat de traduire un texte sinophone ancré dans la culture et la réalité tibétaines, et tout spécialement quand il s’agit en plus de spiritualité bouddhique, passée au prisme d’une forte personnalité qui en fait le pivot de sa quête identitaire. Et pour parachever les complications, le texte en question est une somme de poèmes narratifs qui jouent sans cesse et à plaisir de l’allusion et du non-dit.

 

Une initiative et un travail éditorial de Jérôme Bouchaud

 

Après avoir bouclé dix numéros de la revue Jentayu centrée sur la littérature d’Asie, le dernier sur le thème de l’avenir, Jérôme Bouchaud s’est lancé dans des projets à plus long cours, en commençant par cinq hors-série, les deux derniers en date sur la littérature ouïghoure et l’autre sur la littérature contemporaine de Hong Kong paru en septembre 2022. Le recueil de Woeser s’inscrit dans cette démarche plus ciblée, mais avec une optique plus « éditoriale » : « Amnyé Machen Amnyé Machen » est un recueil de poèmes à l’esthétique raffinée, à commencer par la couverture dont les photographies ne rendent pas facilement la beauté glacée. Comme il l’a dit dans une interview de la revue Global Voices : « le curseur s’est déplacé de l’urgence vers l’exigence ».

 

C’est un livre qui aura demandé près de deux ans de travail, à partir du moment où les premières esquisses de traduction ont été réalisées par Valentina Peluso, avant que la traduction soit reprise par Brigitte Duzan en lien étroit avec Katia Buffetrille qui en a été le véritable maître d’œuvre, de par l’étroite amitié qui la lie à Tsering Woeser depuis des années maintenant, mais aussi en raison de son stock inépuisable de photographies qui ont permis de résoudre pas mal d’énigmes.

 

La dernière étape de la relecture, mise en page et impression a pris à elle seule près de six mois, avec une phase épineuse de sélection des photos choisies en rapport avec chacun des poèmes[2] – les seules légendes, à la fin du livre, font trois pages. Ce sont ces superbes photos en couleur, plus les notes et le glossaire final de Katia, qui font de ce recueil, au-delà des poèmes eux-mêmes, un ouvrage de référence à feuilleter à loisir, pour le plaisir.

 

Une traduction en lien étroit avec Katia Buffetrille

 

Traduire dans une langue comme le français un texte écrit en chinois par un auteur tibétain comporte toujours une part de difficultés, la principale étant de comprendre la réalité culturelle, et souvent religieuse, qui se cache derrière un terme, l’auteur étant forcé de recourir à la transcription en caractères chinois d’un mot, d’un nom ou d’une expression recouvrant une notion, un personnage, une divinité typiquement tibétains. Il faut revenir à l’original tibétain, avec éventuellement une note explicative en bas de page. Tsering Woeser le souligne elle-même dans son introduction : « la langue dans laquelle j’écris n’a rien à voir avec cette langue ».

 

Dans le cas de ses poèmes, les difficultés sont accrues par le fait qu’ils traduisent son monde intérieur : il s’agit de découvrir « tout ce qui est caché dans cette langue dont je me sers », comme elle le dit elle-même. Et c’est encore plus vrai des poèmes de l’Amnyé Machen qui évoquent tout ce que le parcours rituel autour de la montagne a de mystique, de révélateur d’une religiosité qui sous-tend le moi profond de l’auteure[3]. Le bouddhisme est omniprésent, de manière concrète, à chaque pas, mais aussi la vie quotidienne et les idées venues au détour du chemin, nées des observations et des rencontres au jour le jour, mais parfois simplement du temps qu’il fait, voire d’une histoire entendue un jour et soudain remémorée, et qu’il faut retrouver et reconstituer.

 

Les photos de Katia, sa connaissance du pèlerinage et de l’auteure, ont beaucoup aidé à comprendre ce « sens caché dans la langue ». La traduction s’est faite à quatre mains, en parfaite symbiose, et il pouvait difficilement en être autrement, sauf à rester à la surface des choses. Il a parfois fallu faire appel à l’auteure, mais pour le poème 81, la solution de l’énigme posée par le « devin » évoqué est venue… du journal de bord que tenait Katia pendant le pèlerinage, Woeser n’en gardait elle-même aucun souvenir.

 

Cette traduction a donc été un véritable voyage de découverte. Voyage qu’il s’agit de partager, avec les découvertes à la clef. Et pour ce faire, un effort spécial a été fait pour éclairer le lecteur, avec quelques notes en bas de pages, mais surtout un glossaire en fin d’ouvrage pour les termes récurrents, ainsi que deux cartes, une introduction de Tsering Woeser et une postface de Katia sur les pèlerinages.

 


 

À voir, écouter et lire en complément

 

Quelques photos 

 

Amnyé Machen,1992

 

Pèlerins, 1990

 

 

Pèlerins à Tamchok Gongka, 2002

 

(Photos de Katia Buffetrille )

 


 

Présentation de ses poèmes par Tsering Woeser

(vidéo réalisée à la demande de Jérôme Bouchaud pour la présentation du recueil à la librairie Le Phénix, le samedi 21 octobre 2023)

 

 

 

Les poèmes dits par Tsering Woeser :

 

13 à 15

 

 

23 à 27

 

 

75 à 78

 

 


 

Notes de lecture

 

De Pierre-Antoine Donnet pour Asialyst

https://asialyst.com/fr/2023/10/21/poesie-amnye-machen-tsering-woeser-hymne-tibet-pays-neige-

colonise-chine/?fbclid=IwAR3AfS8S-5u2GX7ovJ7fbdbjljgw68OJcBad_VqG4IucvnoTjnJfqe-4_LA

 


 


[1] Recueil initialement publié en chinois à Taiwan en 2020, aux éditions Land of Snow Publishing, sous le même titre (《阿尼瑪卿,阿尼瑪卿》).

[2] Contrairement à l’édition initiale en chinois dont les photos, en outre, sont en noir et blanc. Dans l’édition française, les photos (couleur) illustrent le texte, et vice versa.

[3] Et c’est, toutes proportions gardées, presque aussi difficile, pour les mêmes raisons, à traduire en tibétain, comme le montre l’expérience en cours.

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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