C’est le 31
août 2023 qu’est parue, aux éditions Jentayu, la traduction
française du recueil des 83 poèmes de l’écrivaine tibétaine
Tsering Woeser
(茨仁唯色ཚེ་རིང་འོད་ཟེར)
écrits à l’occasion de son pèlerinage à la montagne sacrée Amnyé
Machen en 2018
[1].
C’était la première fois qu’elle faisait ce pèlerinage, et elle
l’a fait avec l’ethnologue et tibétologue Katia Buffetrille,
spécialiste des pèlerinages qu’elle connaissait déjà pour avoir
réalisé avec elle celui du Kawarkapo trois ans auparavant.
Amnyé Machen, Amnyé Machen,
édition en chinois 2020
La montagne se
trouve au sud-ouest de ce qui est aujourd’hui le Qinghai, mais
continue d’être appelé Amdo par les Tibétains (c’est le nord-est
du Tibet historique). Dieu-montagne, Amnyé Machen est le
plus important « dieu du terroir » de l’Amdo, maître de toutes
les divinités locales. D’où l’importance du pèlerinage, qui
prend la forme d’une « circumambulation » autour de la montagne,
suivant un chemin rituel parcouru traditionnellement à pied, en
une huitaine de jours.
Fervente
bouddhiste, Tsering Woeser considère ses poèmes comme « un don
du dieu-montagne ». Ce sont des poèmes narratifs qui suivent
autant les surprises du terrain que l’humeur de l’auteure au gré
de sa pérégrination, de ses rencontres, de ses observations et
de ses réflexions. C’est une profession de foi, mais aussi un
hymne à la beauté du Tibet ancestral et de sa culture, avec le
leitmotiv persistant du regret de ne pas en connaître la langue
et d’être obligée d’écrire dans la langue du « colonisateur »,
dans laquelle elle a été élevée.
Mais cette
obligation de passer par le chinois pour écrire représente aussi
un défi à la traduction, en particulier
en français, car il est toujours délicat de
traduire un texte sinophone ancré dans la culture et la réalité
tibétaines, et tout spécialement quand il s’agit en plus de
spiritualité bouddhique, passée au prisme d’une forte
personnalité qui en fait le pivot de sa quête identitaire. Et
pour parachever les complications, le texte en question est une
somme de poèmes narratifs qui jouent sans cesse et à plaisir de
l’allusion et du non-dit.
Une initiative et un travail éditorial de Jérôme Bouchaud
Après avoir bouclé dix numéros de la revue Jentayu centrée sur
la littérature d’Asie, le dernier
sur le thème de l’avenir,
Jérôme Bouchaud s’est lancé dans des projets à plus long cours,
en commençant par cinq hors-série, les deux derniers en date sur
la littérature ouïghoure et l’autre sur la
littérature contemporaine de Hong Kong
paru en septembre 2022. Le recueil de Woeser s’inscrit dans
cette démarche plus ciblée, mais avec une optique plus
« éditoriale » : « Amnyé
Machen Amnyé Machen » est un recueil de poèmes à l’esthétique
raffinée, à commencer par la couverture dont les photographies
ne rendent pas facilement la beauté glacée. Comme il l’a dit
dans une interview de
la revue Global Voices :
« le curseur s’est déplacé de l’urgence vers l’exigence ».
C’est un livre
qui aura demandé près de deux ans de travail, à partir du moment
où les premières esquisses de traduction ont été réalisées par
Valentina Peluso, avant que la traduction soit reprise par
Brigitte Duzan en lien étroit avec Katia Buffetrille qui en a
été le véritable maître d’œuvre, de par l’étroite amitié qui la lie à
Tsering Woeser depuis des années maintenant, mais aussi en raison de son stock inépuisable de
photographies qui ont permis de résoudre pas mal d’énigmes.
La dernière
étape de la relecture, mise en page et impression a pris à elle
seule près de six mois, avec une phase épineuse de sélection des
photos choisies en rapport avec chacun des poèmes[2]
– les seules légendes, à la fin du livre, font trois pages. Ce
sont ces superbes photos en couleur, plus les notes et le
glossaire final de Katia, qui font de ce recueil, au-delà des
poèmes eux-mêmes, un ouvrage de référence à feuilleter à loisir,
pour le plaisir.
Une
traduction en lien étroit avecKatia Buffetrille
Traduire dans
une langue comme le français un texte écrit en chinois par un
auteur tibétain comporte toujours une part de difficultés, la
principale étant de comprendre la réalité culturelle, et souvent
religieuse, qui se cache derrière un terme, l’auteur étant forcé
de recourir à la transcription en caractères chinois d’un mot,
d’un nom ou d’une expression recouvrant une notion, un
personnage, une divinité typiquement tibétains. Il faut revenir
à l’original tibétain, avec éventuellement une note explicative
en bas de page. Tsering Woeser le souligne elle-même dans son
introduction : « la langue dans
laquelle j’écris n’a rien à voir avec cette langue ».
Dans le cas de
ses poèmes,
les difficultés sont accrues par le fait qu’ils traduisent son
monde intérieur : il s’agit de découvrir « tout
ce qui est caché dans cette langue dont je me sers », comme elle
le dit elle-même. Et c’est encore plus vrai des poèmes de
l’Amnyé Machen qui évoquent tout ce que le parcours rituel
autour de la montagne a de mystique, de révélateur d’une
religiosité qui sous-tend le moi profond de l’auteure[3].
Le bouddhisme est omniprésent, de manière concrète, à chaque
pas, mais aussi la vie quotidienne et les idées venues au détour
du chemin, nées des observations et des rencontres au jour le
jour, mais parfois simplement du temps qu’il fait, voire d’une
histoire entendue un jour et soudain remémorée, et qu’il faut
retrouver et reconstituer.
Les photos de Katia, sa connaissance du pèlerinage et de
l’auteure, ont beaucoup aidé à comprendre ce « sens caché dans
la langue ». La traduction s’est faite à quatre mains, en
parfaite symbiose, et il pouvait difficilement en être
autrement, sauf à rester à la surface des choses. Il a parfois
fallu faire appel à l’auteure, mais pour le poème 81, la
solution de l’énigme posée par le « devin » évoqué est venue… du
journal de bord que tenait Katia pendant le pèlerinage, Woeser
n’en gardait elle-même aucun souvenir.
Cette traduction a donc été un véritable voyage de découverte.
Voyage qu’il s’agit de partager, avec les découvertes à la clef.
Et pour ce faire, un effort spécial a été fait pour éclairer le
lecteur, avec quelques notes en bas de pages, mais surtout un
glossaire en fin d’ouvrage pour les termes récurrents, ainsi que
deux cartes, une introduction de Tsering Woeser et une postface
de Katia sur les pèlerinages.
À voir, écouter et lire en complément
Quelques photos
Amnyé Machen,1992
Pèlerins, 1990
Pèlerins à Tamchok Gongka, 2002
(Photos de
Katia Buffetrille )
Présentation de ses poèmes par Tsering Woeser
(vidéo
réalisée à la demande de Jérôme Bouchaud pour la présentation du
recueil à la librairie Le Phénix, le samedi 21 octobre 2023)
[1]
Recueil initialement publié en chinois à Taiwan en 2020,
aux éditions Land of Snow Publishing, sous le même titre
(《阿尼瑪卿,阿尼瑪卿》).
[2]
Contrairement à l’édition initiale en chinois dont les
photos, en outre, sont en noir et blanc. Dans l’édition
française, les photos (couleur) illustrent le texte, et
vice versa.
[3]Et c’est, toutes
proportions gardées, presque aussi difficile, pour les
mêmes raisons, à traduire en tibétain,comme
le montre l’expérience en cours.