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« Une histoire sans mots » : le monde d’aujourd’hui selon Xu Bing

par Brigitte Duzan, 22 août 2017

 

« Une histoire sans mots » [1] est un roman effectivement sans un mot : l’histoire est contée en pictogrammes, smileys, logos et symboles divers recréés ou inventés par l’auteur, plus des signes de ponctuation. Mais, comme il est chinois, le livre a quand même été publié, chez Grasset, dans la collection Littérature étrangère.

 

Un spécialiste des caractères imaginaires

 

L’art de l’illisible

 

Une histoire sans mots, table des matières

 

Xu Bing (徐冰) est un artiste célèbre en Chine pour ses installations qui, pour la plupart, sous une forme ou une autre, sont un reflet des ambiguïtés du langage, et du langage écrit en particulier, débouchant sur une plus vaste réflexion sur les illusions du réel, sous l’apparence des choses.

 

Extrait

 

Xu Bing dit avoir été inspiré par ses souvenirs d’enfant impressionné par les pages de caractères que son père lui demandait de recopier tout en réfléchissant sur leur sens, sens difficile à appréhender en raison du polysémantisme du caractère chinois isolé, riche de sens potentiels multiples [2]. Influencé, aussi, par l’expérience vécue pendant la Révolution culturelle, Xu Bing a passé des années à inventer des caractères très semblables

à des caractères chinois, mais en fait parfaitement inintelligibles [3].

 

D’une grande beauté formelle, les œuvres de Xu Bing alignent des faux caractères chinois, mais qui peuvent aussi bien être des lettres de l’alphabet réinventées pour leur donner l’apparence de caractères chinois. La beauté fait oublier que cela n’a aucun sens.

 

Le livre du ciel

 

Exemple type : l’une de ses premières installations, qui reste l’une de ses plus célèbres, « Book from the Sky », en chinois Tianshu (《天书》). Ce sont quatre mille caractères inventés pour l’occasion, gravés sur des blocs de bois utilisés comme caractères mobiles pour imprimer des livres et des rouleaux. Livres tombant littéralement du ciel, en se déversant du plafond : on pense à ces ouvrages anciens dépositaires d’une sagesse millénaire. A tort : c’est inintelligible. Tianshu veut bien

 

Book from the Sky

dire ‘livre céleste’, mais aussi, dans un sens dérivé,‘livre illisible’, ramassis de bêtises.

 

Le problème, c’est que Xu Bing a voulu utiliser cette méthode, en jouant sur les signes, pour écrire un roman, donc une histoire qui devrait avoir un sens.

 

Le livre de la terre

 

« L’histoire sans mots » fait d’ailleurs directement référence à l’installation « Book from the Sky » ou Tianshu (《天书》), car le titre chinois est « Book from the Ground » ou Dishu (《地书》). Sans doute parce que c’est une histoire des plus banales, down-to-earth comme on dit. Mais surtout le message est inversé, explique Xu Bing : dans le premier cas, le texte est inintelligible, pour tout le monde ; dans le second, tout le monde est sensé pouvoir le lire, analphabètes comme intellectuels.

 

Une histoire pour tout le monde ?

 

L’histoire banale d’un employé ordinaire

 

Le roman raconte, sans mots donc, une histoire banale, heure par heure, d’employé de bureau ordinaire, avec ses soucis et ses rêves, et son ennui.

 

Page 1 : il est sept heures, l’homme dort, son réveil sonne, le réveille, le chat aussi… Il part travailler, prend le métro, s’ennuie au bureau, regarde ses mails, surfe sur internet, …

 

Métro-boulot-dodo

 

Déboires amoureux

 

Il a une conférence à préparer, cet homme, va déjeuner avec ses collègues, bavarde avec eux, le téléphone sonne, mais il ne prend pas le coup de fil, ce sont ses parents qui veulent le marier. Mais, la journée finie, il va s’offrir un peu de divertissement : il invite une fille rencontrée sur internet à prendre un verre… 

 

On ne pourrait imaginer plus banal, plus terre à terre. On est en Chine, avec les

problèmes lambda du citadin lambda. On est aussi en plein monde globalisé, mondialisé, monde du bonheur à portée de supermarché et de publicité, et de l’ennui uniforme qui va avec.

 

Les signes de tout le monde…

 

Quant au langage utilisé, c’est celui des rébus, des signes et codes de tous les jours, du métro-boulot-dodo, justement, ceux qu’on trouve dans les gares, les centres commerciaux, dans les rues, et sur internet, langage du quotidien, certes, mais du virtuel aussi. Comme une langue étrangère qui n’aurait pas besoin d’être traduite pour être compréhensible, immédiatement.

 

Après avoir recréé les caractères chinois dans ses installations, Xu Bing réinvente les hiéroglyphes. Il réinvente aussi la bande dessinée, ses parenthèses faisant office de bulles.

 

et les signes de personne

 

Ce n’est pas pour autant toujours facile à comprendre. Comme dans son œuvre graphique et ses installations, Xu Bing joue sur les ambiguïtés du langage, devenu non-langage, ou du langage codé qui envahit notre quotidien sous prétexte de favoriser son intelligibilité.

 

Alors c’est original et divertissant, mais le lecteur s’y perd un peu, au fil des pages, car il y en a quand même une centaine. Mais c’est parce que Xu Bing a réussi à nous faire sentir le message derrière ses petites inventions : satire du monde dans lequel nous vivons, qui, à force d’images codées, tend finalement vers l’abstraction.

 

 


[1] Une histoire sans mots, de Xu Bing, Éditions Grasset, coll. « Littérature étrangère », nov. 2013, 128 p. 

[2] Ce qui rappelle la réflexion de Valéry : « … nul mot isolé n’a de sens. Il a une image, mais quelconque… et le mot ne prend son sens que dans une organisation, par élimination de ses sens. » On peut appliquer là ce qu’Umberto Ecco a appelé « poétique de l’œuvre ouverte » : « L'œuvre d'art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. »

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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